IIIAprès cette journée, le soleil bouda pendant plusieurs semaines. Dans son armoire obscure, ma robe couleur de temps se morfondait. Je la mis deux ou trois fois encore, au cours de cet été. Puis l’automne vint et ce fut pour elle l’emprisonnement définitif, pendant des mois.
La vie restait toujours difficile pour moi, chez les Barduzac. Heureusement, je voyais poindre l’aube de ma majorité. En outre, le mariage apparaissait dans mon horizon.
Depuis la matinée des Samponi, je rencontrais sans cesse le docteur Borday, et il m’était devenu impossible de m’imaginer qu’il se trouvait ainsi par hasard sous mes pas. Au début de novembre, Mme Geolle vint en ambassadrice pour préparer les voies à une demande officielle. Après le premier moment d’émotion, je répondis que je souhaitais réfléchir et ne donner ma réponse qu’à l’époque de ma majorité, c’est-à-dire au commencement de janvier.
Là-dessus, réflexions désagréables de Mme Barduzac.
– Je vous demande un peu si on a besoin de deux mois pour se décider. Moi, quand M. Barduzac a demandé ma main, j’ai dit oui à l’instant même.
– Cela prouve que vous ne compreniez pas la gravité de l’acte que vous alliez accomplir, madame.
– Allons donc ! Est-il nécessaire de faire tant d’histoires pour accepter un gentil garçon, nanti d’une bonne situation, fils de parents bien rentés ?
– Ce gentil garçon m’est encore, moralement, à peu près inconnu. Si je l’épouse, c’est toute ma vie que j’aurai à passer avec lui. Cela vaut la peine qu’on y réfléchisse.
Mme Barduzac ricana.
– À votre aise ! Mais s’il se lasse d’attendre, s’il vous échappe, ne vous en prenez qu’à vous-même !
– Soyez sans crainte, chère madame, je ne vous ferai aucun reproche. J’ai toujours l’habitude d’assumer la responsabilité de mes actes.
Petit coup de griffe à la brave dame qui, lorsqu’une entreprise quelconque, décidée par elle, ne réussissait pas, accusait volontiers autrui de cet insuccès.
La demande du docteur Borday m’embarrassait fort. Certes, il ne me déplaisait pas. Au point de vue physique et intellectuel, il avait de grandes qualités. Mais le moral m’échappait encore. Ainsi que je l’ai dit, il semblait un peu infatué de sa personne. De plus graves défauts pouvaient se cacher sous cet extérieur agréable, sous la douceur du sourire et du regard. Comment le savoir ? Ah ! Que j’allais être embarrassée ! Je prévoyais qu’au jour venu de donner ma réponse, je ne serais pas plus avancée, ni mieux décidée.
À moins que l’amour ne s’en mêlât. Jusqu’ici, mon cœur n’avait qu’un petit tic-tac très léger. Peut-être le mouvement s’accentuerait-il d’ici deux mois ? En ce cas, ma décision serait plus facile à prendre, si aucun fait nouveau ne venait infirmer les bons renseignements donnés par Mme Geolle.
Noël fut tout blanc, cette année-là. Notre jardin disparaissait sous la neige, dans laquelle les larges pieds de Mme Barduzac et ceux, plus petits, de son mari, laissaient de nombreuses traces. Je regardais sans me lasser les arbres parés de cette blancheur glacée. Puis ma pensée se reportait vers le docteur Borday, vers la réponse que je devais donner dans huit jours. À la messe de minuit, où m’avait emmenée Mme Geolle, j’avais beaucoup prié à cette intention. Car je n’étais pas complètement décidée encore. Le tic-tac s’était un peu accentué à chacune de mes rencontres avec le docteur. Celui-ci était très aimable, visiblement épris, ce qui flattait mon amour-propre et touchait quelque peu mon cœur. Il semblait bon fils, ses clients le tenaient en grande estime. Mais je trouvais qu’il aimait un peu trop le monde, la vie en dehors. Cependant, quand il aurait un foyer, il était fort possible que ces habitudes, ces goûts se transformassent – s’il m’aimait beaucoup, surtout.
En cette matinée de Noël, je songeais donc ainsi, le front contre la vitre glacée, quand la voix de Mme Barduzac parvint à mes oreilles :
– Gillette !... descendez !
Le ton me frappa. J’y discernais une clameur triomphale. Aussitôt, le cœur serré, je pensai : « Il doit m’arriver quelque malheur... Le docteur, peut-être, qui se retire... »
Et à l’impression ressentie, je compris qu’il ne m’était pas du tout indifférent, et que ma réponse aurait été affirmative.
Je descendis sans hâte et trouvai Mme Barduzac à la porte du cabinet de son mari. Elle était très rouge ; ses yeux avaient cette expression de joie méchante que je connaissais bien.
– Allons, venez, Gillette. Votre tuteur a une nouvelle fort grave à vous annoncer – une nouvelle qui va changer toute votre vie.
Je frissonnai un peu, mais je réussis à rester impassible sous le coup d’œil qui cherchait à saisir mon inquiétude.
Derrière Mme Barduzac, j’entrai dans le cabinet, petite pièce trop chauffée qui sentait le renfermé. M. Barduzac était assis devant son bureau. Du bout des doigts, il lissait une feuille de papier étalée devant lui. Sa calotte était rejetée en arrière, signe de grande préoccupation, et sa pipe gisait oubliée sur une pile de livres.
Je lui tendis la main comme de coutume.
– Bonjour, monsieur.
– Bonjour, Gillette... bonjour...
Il toussa, passa sa main sur sa moustache grise, en me regardant avec embarras.
– ... Asseyez-vous... J’ai reçu une nouvelle bien désagréable pour vous.
– Quoi donc, monsieur ?
Je prenais place sur une chaise, près de lui, et Mme Barduzac s’assit de façon à se trouver en face de moi.
La mâchoire de mon tuteur claqua et son menton avança plus encore qu’il n’en avait coutume. Sa main se posa à plat sur le papier déplié devant lui.
– On m’annonce la déconfiture de la banque de la Loire, où, d’après la volonté de Mme d’Arbiers, j’avais laissé la plus grande partie de votre avoir. Toute la somme se trouve perdue, engloutie par les spéculations hasardeuses des directeurs.
Je mesurai en cette circonstance ma force de volonté, car je réussis à demeurer presque sereine sous le regard mauvais qui m’épiait.
– C’est un malheur, en effet, dis-je d’une voix calme. Et que me reste-t-il ?
M. Barduzac ouvrit la bouche et me regarda un instant sans répondre, avec des yeux ahuris.
– Mais... mais, Gillette, vous ne semblez pas vous rendre compte de la gravité de la catastrophe ?
– Oh ! Si, parfaitement. C’est ce qu’on appelle la ruine, n’est-ce pas ?
– Oui... mais oui. La ruine, presque complète. Il vous reste vingt mille francs et votre métairie de la Meulière.
– Soit, en tout, comme revenu ?
– Quatre mille francs payés par le métayer, huit cents francs environ rapportés par les valeurs, qui sont bonnes.
– Il faudra vous mettre au travail, dit Mme Barduzac.
Ses grosses lèvres avaient un rictus dédaigneux.
– ... Par exemple, je ne vois pas trop ce que vous pourriez faire. En dépit de vos brevets, je vous crois incapable de vous occuper d’enseignement. Dans le commerce, vous ne réussirez pas. Peut-être vous trouverait-on une place de demoiselle de compagnie.
Je dis avec le même calme :
– Il faut que je réfléchisse. Mais j’espère vous débarrasser de moi dans une huitaine de jours, puisque ma majorité coïncide avec ma ruine.
M. Barduzac protesta mollement :
– Rien ne presse, Gillette... Notre hospitalité...
Sa femme l’interrompit :
– Évidemment, vous pouvez très bien rester jusque-là. Pendant ce temps, je m’informerai près de ces dames d’un emploi convenable. Si vous n’êtes pas trop difficile, nous trouverons peut-être assez vite.
Je sentais qu’elle exultait de cette ruine qui était un abaissement à ses yeux de femme habituée à considérer les gens selon le montant de leurs revenus. Mais je trouvais là une raison nouvelle de conserver une attitude fière et paisible devant le coup cruel, rendu plus pénible par l’abandon lâche de ces gens qui m’avaient conservée sous leur toit tant que je leur étais d’un bon rapport, la pension dont ils avaient fixé le chiffre dépassant largement les frais occasionnés par ma présence.
Je déclarai d’un ton net, en me levant :
– Certainement, je ne prendrai pas n’importe quelle situation. Je n’en suis pas à mourir de faim et je pourrai me retirer momentanément à la Meulière.
Mme Barduzac dit avec mépris :
– La maison tombe en ruine, paraît-il...
– J’y trouverai toujours bien une pièce pour me loger, en attendant que je découvre une situation convenable. Il est toujours mieux de ne pas se presser, en ces circonstances-là.
– Ce qui veut dire que vous vous préparez à mépriser mes conseils, selon votre habitude ? Convenez, cependant, que cela ne vous a pas trop réussi. Car si, il y a deux mois, vous aviez accepté la demande du docteur Borday, ainsi que je vous y engageais, vous seriez près d’être mariée. Alors, il aurait bien fallu qu’il avalât cette pilule amère. Tandis qu’aujourd’hui... oh ! Ma pauvre, je crois que...
Mon visage s’empourpra et je l’interrompis brusquement :
– Eh bien ! Oui, aujourd’hui, il reste libre. Je réponds à sa demande par un refus et tout est dit. Évidemment, on n’épouse pas une jeune fille ruinée, même quand on a une belle situation comme M. Borday. J’ai encore assez d’intelligence pour le comprendre, soyez sans crainte, madame.
Je quittai la pièce et regagnai ma chambre. Un peu de fièvre faisait battre mes tempes et toute ma vaillance m’abandonna un moment, quand je fus seule, loin du regard méchamment scrutateur de Mme Barduzac. Oui, j’avais pu me raidir tout à l’heure devant cette femme, mais la réaction se produisait maintenant et l’angoisse me serrait l’âme.
Ruinée !... j’étais ruinée !
Et il faudrait aller travailler chez les autres, moi, si indépendante !
Je restais immobile, enfoncée dans un fauteuil. Les pensées se pressaient, un peu en désordre dans mon cerveau. Puis deux d’entre elles se précisèrent : mon mépris indigné à l’égard des Barduzac, qui avaient tant promis à ma pauvre mère de me traiter comme leur fille ; puis la certitude que le mariage serait, désormais, probablement impossible pour moi.
Car Mme Barduzac m’avait répété si souvent que, dans le monde qui était le mien, on n’épousait pas les filles pauvres. Et j’avais l’intuition que Marc Borday ne la ferait pas mentir. Je lui plaisais beaucoup, certes – mais avec mes trois cent mille francs de dot à la clef. Encore escomptait-il peut-être que les Barduzac, sans parenté proche, me légueraient plus tard leur fortune. Mais une Gillette d’Arbiers presque pauvre, cela changeait la question.
Dire que je souffris beaucoup en voyant s’envoler ce petit rêve bleu serait excessif. Mais le jeune docteur avait fait battre un peu mon cœur et je pensais qu’il me faudrait quelque temps pour l’oublier.
Les minutes s’écoulaient et j’étais toujours là, abattue, cherchant à coordonner mes idées.
La demie de onze heures, sonnant à ma pendule, me fit sursauter. Les Barduzac avaient quelques personnes à déjeuner. Il me fallait changer de robe et descendre comme si rien ne s’était passé.