VUne enceinte de palissades aiguës pour s’abriter contre la terreur nocturne des forêts inconnues, une tour de bois pour le veilleur dont la trompe a annoncé le lever du jour, quelques cabanes moussues de pêcheurs au large toit, des enclos d’épines, des filets suspendus sous l’auvent prolongé des chaumières, des oies errantes, criardes, sous les pas de Merlin, à travers les places, çà et là une filandière farouche sur son seuil, un enfant suspendu à la mamelle, un pécheur qui tresse sa nasse d’osier, un laboureur qui parque ses deux taureaux demi-domptés dans l’endroit de refuge, une odeur de paille jonchée, d’étables fumantes, de poissons béants au soleil, peut-être aussi de vigne ou de sureau, des aboiements de chiens de bergers, des sonneries de troupeaux, des bruits d’avirons, des cris de bateliers, au loin le hurlement sonore d’un louveteau dans la forêt du Louvre, oui, voilà Lutèce !
Merlin, avant d’aborder, contempla à loisir, sur les deux rives, les lieux déserts, la forêt profonde, sacrée, d’où surgissaient alors les cimes ombragées de Montmartre, de Saint-Cloud, du mont Valérien, comme les têtes chevelues des noirs bisons s’élèvent par-dessus les pâturages tout humides de l’eau des sources invisibles.
La plaine herbeuse, sorte de savane d’Europe, se déroulait au loin, sans fin, sans bornes, çà et là tachetée d’or, ou éclairée d’un blanc mat par le reflet d’une eau dormante où le soleil plongeait et qu’il illuminait de feux éblouissants sous le feuillage lustré des chênes. Le vent qui passait sur la cime grêle des bouleaux leur arrachait comme un vagissement de nouveau-né. Un seul sentier, à peine tracé, fréquenté par de grandes couleuvres, à la robe d’émeraude, traversait la plaine, depuis le village jusqu’à Montmartre. À travers l’épaisseur de l’ombre blanchissaient au loin des mamelons de craie et de plâtre, souillés, éboulés, déchirés par les pluies d’orage, comme des sépulcres entr’ouverts qui vomissent les ossements d’un monde de géants dans le berceau d’un peuple.
À l’endroit où s’élèvent aujourd’hui Saint-Roch, Saint-Merry, Saint-Germain, Saint-Sulpice, tournoyaient dans l’air, d’un vol rapide, effaré, des multitudes d’éperviers, de buses, de milans et même des mouettes, des orfraies égarées qui remontaient alors la Seine : tous ensemble planaient, avec des cris perçants, au-dessus du cadavre de quelque cerf mort de vieillesse, enfoui au plus épais du bois sous les broussailles, et que les loups commençaient à dépecer. Par-dessus cette mer de verdure, la montagne de Geneviève, enveloppée elle-même à sa cime d’une guirlande de forêts comme d’une couronne murale, regardait Montmartre et semblait dire : « Le pied de l’homme nous foulera-t-il jamais ? »
En entrant dans l’enclos du bûcheron, Merlin admira deux figuiers, enveloppés de paille, et qu’à force d’art on avait acclimatés ; il en tira aussitôt un grand augure pour l’avenir de ce hameau ; puis il ramena ses regards sur l’eau du fleuve, où venait de se poser une b***e de cygnes parmi les nénufars fleuris qui ressemblaient eux-mêmes à une blanche couvée éclose dans la nuit.
« Jamais lieu ne m’inspira comme celui-ci, dit-il. Je me sens tout hors de moi, en contemplant ces solitudes vierges où n’a point encore chevauché le grand Arthus. La reine Genièvre ne s’est pas assise une seule fois au bord de ce fleuve indolent. Que se passe-t-il sous ces ombres épaisses, où j’entends les éphémères bourdonner, et les pics-verts frapper les troncs des arbres ? J’aime cette terre plus que toute autre. Je voudrais y voir un peuple heureux soumis au roi de la justice.
— N’as-tu pas en toi la puissance des enchantements ? dit Viviane.
— Ah ! si j’ai cette puissance, voici le moment de l’éprouver. Je bénis cette terre, où tes pieds reposent, cet endroit où tu me souris ; je bénis ce fleuve qui réfléchit ton visage ; je bénis ces bords et les landes inconnues que personne n’a visitées. Mais une si profonde solitude m’attriste ; cette terre appelle les hommes. Que faire pour les y rassembler ?
— Le désirer, dit Viviane.
— Par mon amour, je le veux, s’écria Merlin.
— Qu’il soit donc fait selon ta volonté ! »