Et si la réalité n’était qu’une hallucination collective ? se demanda Philéas Book en voyant les vagues de la Méditerranée se briser sur la jetée en béton de Paris. Le Louvre ne s’habituait pas à la proximité de l’eau salée, pas plus que le boulevard Montparnasse à la brise marine. Les Parisiens respiraient avec étonnement cet air nouveau qui effaçait la douce odeur du fleuve, mouillait les vitres des voitures, bouchait les narines et rappelait que la carte de l’Europe avait changé. Ils habitaient désormais au bord de la mer. Eux qui constituaient naguère le nombril du continent étaient maintenant contraints de remplacer leurs agiles navettes fluviales par des paquebots, et le sentier familier de la Seine par l’horizon immense qui semblait sans fin.
Un quart de siècle plus tard, le souvenir de la vague géante venue d’Afrique un jour d’automne comme un tapis volant, inattendue, surnaturelle, s’abattant sur Montrouge et Gentilly, amenant la mer aux portes de Paris, continuait de tourmenter le sommeil des Parisiens. Le nouveau port, conçu pour accueillir les plus gros bateaux, était à leurs yeux l’horrible pierre tombale d’un romantique passé. Amertume ou superstition, ils évitaient ses quais en automne, allumaient des bougies sur le lit à sec de la Seine et rentraient tôt chez eux. Feu la Ville-Lumière avait réagi à l’outrage, au Débordement par un vieillissement soudain, pleine de rides et de cicatrices, de rideaux tirés, de paliers obscurs, d’ombres marchant sans bruit sur une terre dont ils craignaient la colère, de chuchotements coupables. Le nouveau port, chef-d’œuvre technologique, concentrait cependant sur lui tant de haine qu’on se demande comment il ne se détachait pas tout seul de la côte pour s’abîmer au fond, humilié, lavant l’affront à jamais.
Philéas Book, étant de ceux, minoritaires et montrés du doigt, qui semblaient réconciliés avec la présence provocatrice du port, se promenait seul sur la jetée en ce crépuscule de novembre. Le col ouvert de sa gabardine exposait sa chemise aux éclaboussures de la mer, qui allait et venait, soufflant et aspirant à grand bruit. Il monologuait avec passion, faisant claquer ses bottes sur le béton mouillé ; on le devinait en proie à l’une de ses disputes intérieures qui torturaient souvent ce collaborateur excentrique du Times et justifiaient les rumeurs d’un licenciement prochain. Chaque fois que Book et Book n’étaient pas d’accord, Book se fâchait et ne se parlait plus pendant des jours.
Les Parisiens qui le voyaient sur la jetée fronçaient le sourcil : Cet homme n’a donc aucune mémoire ? Mais Philéas Book se souvenait mieux que personne. L’automne surtout, les démons qui le hantaient se déchaînaient, ce n’étaient que cris déchirants, gémissements de noyés, visages déformés, vêtements séchés au soleil tout crissants de sel, bras désespérément tendus dans les vagues boueuses. La promenade sur la jetée, loin de calmer les démons, les excitait, mais Book avait depuis longtemps décidé que la cohabitation avec eux était nécessaire, que dans sa conscience troublée il y avait de la place pour tout le monde, lui-même compris. Sentant la brise marine lui caresser le visage — la mer à quelques encablures de Montmartre, grands dieux ! —, il dépliait en pensée l’ancienne carte de France et se trouvait un instant désorienté. Il se dirigeait vers les vagues, croyant aller vers l’une des vignes englouties, et par bonheur le mur de protection placé par les architectes l’empêchait de se retrouver au-dessus du vide. Les vignes de ses souvenirs, aujourd’hui colonisées par les algues, très loin de son champ visuel, avaient même cessé de colorer l’eau par les tanins des raisins.
Philéas Book faisait partie des étrangers familiers de Paris, et même s’il n’avait guère de liens avec ses habitants, il se sentait lié à la ville, ce qui indignait son journal, contraint de lui poster depuis Londres la matière de son travail. Il était ému par cette ville, qui endurait avec grandeur d’âme le chagrin de l’infirme et l’opprobre du traître. À ceux qui l’accusaient d’avoir cédé bien facilement sa mer à la flotte des Soixante-Quinze et son port à la Compagnie pour qu’elle y siège, il répondait que la mer pas plus que le port n’appartenaient à la ville, continentale depuis toujours. Il fallait désigner les vrais coupables, les impénétrables desseins de la nature qui avaient amené soudain la Méditerranée jusqu’à la gorge du pays, engloutissant son tendre corps, Orléans, Limoges, la Bourgogne, ses extrémités précieuses, Marseille, Nice, Toulon, faisant d’elle un buste mutilé. Les infirmes ne peuvent négocier, dépourvus qu’ils sont des organes nécessaires, et la Compagnie s’était emparée de la ville, pire encore que le Débordement. Paris au moins, se disait Book, avait réagi de façon plus mûre que les autres victimes du fléau. Elle ne s’était pas perdue en lamentations comme les Balkans, en malédictions comme les Ibères, en délires comme les Italiens, elle avait vieilli, simplement, s’était repliée sur elle-même et son deuil en silence. Ce que Book admirait, étant incapable de faire son deuil ou de vieillir dignement.
La promenade au port qu’il s’imposait tous les jours à la nuit tombante, en mémoire des noyés, s’achevait presque toujours dans la violence et la douleur : marchant distraitement, il se heurtait aux barreaux de fer qui délimitaient la partie ouverte au public. Ce jour-là, de même, il se cogna le front. Il frotta sa nouvelle bosse, étonné. D’où venaient-ils, ces barreaux ? Il ne voulait pas admettre qu’une moitié seulement du quai était ouverte aux promeneurs, aux visiteurs, aux penseurs, aux oisifs, aux amoureux, aux étrangers-familiers comme lui ; l’autre moitié appartenant au commerce. Au-delà des barreaux s’étendait à l’infini le port militaire de la Compagnie des Soixante-Quinze, dont l’architecture labyrinthique évoquait un fjord artificiel avec ses multiples jetées perçant la mer comme des tentacules, leurs terminaisons divisées en d’autres ramifications, tout en angles, droites et courbes, formant une lagune aux innombrables alvéoles où se reposaient les étranges navires de la Compagnie. Book, à travers les barreaux, observa le dédale des installations, rougeâtres dans le soleil couchant, les vaisseaux de formes diverses, dont il n’avait jamais compris quels mécanismes les actionnaient, et il vit qu’on déchargeait des caisses en bois portant sur le côté la marque de la Compagnie. Il entendit le bruit des sacs pleins du précieux sel qu’on traînait dans les entrepôts, huma leur odeur, une odeur de peur et d’argent. Il salua gauchement le garde, qui le suivait des yeux par dessous les barreaux en caressant sa matraque, et rebroussa chemin. Il marchait prudemment au bord du quai, sachant que s’il tombait à l’eau nul ne viendrait le repêcher, qu’il lui faudrait nager jusqu’en Afrique.
Malgré la cruauté de cette barrière métallique, il préférait cette partie-là du port, le plus souvent déserte, pour son pèlerinage. Les Parisiens évitant cette frontière de la honte, Book savourait le silence et la reposante absence de l’espèce humaine. Il ne voyait que bancs vides, murs d’entrepôts, boîtes à ordures qui débordaient et chiens boiteux qui léchaient leurs plaies. Ici ou là, un panneau couvert d’affiches déchirées, au point qu’on ne distinguait plus le produit sous les taches de pisse et les graffiti sans orthographe. Seule l’affiche de la Compagnie, vantant le sel mystérieux, restait curieusement intacte, où qu’elle fût affichée dans la ville, comme si les vandales respectaient sa laideur, ne voulant pas l’abîmer davantage. Même dans ce coin écarté, le seul où Philéas Book trouvait la paix, l’affiche de cauchemar trônait sur le mur délabré. Passant devant elle à grands pas, il la sentit respirer comme un être vivant. Elle représentait, assise en posture de yoga, la femme nue connue de tous, à la peau mauve, qui n’avait pour tout visage qu’une bouche caverneuse d’où se dépliait une langue ondoyante, au bout de laquelle, tel un champignon, s’écarquillait un globe oculaire. Qu’a-t-elle vu, la femme de Loth ? disait la légende en lettres tremblotantes, qu’aurait pu tracer un moribond. Book ferma les yeux. La complexité des symboles de l’affiche le poursuivait jusque dans son sommeil. L’œil de la langue télescopique était braqué sur lui, où qu’il fût dans la ville, même en lui tournant le dos, même en tâchant de croire comme à présent que l’œil n’existait pas — à moins que ce ne fût lui.
Sous l’affiche, un homme était assis en tailleur, le torse nu. Il avait posé devant lui une salière en verre qu’il contemplait l’air extasié, les yeux rouges, marmonnant monotonement comme s’il psalmodiait : « Dieu est sel ».
Book renversa la salière sans le vouloir, du bout de sa botte.
— Sacrilège ! soupira l’homme, et ses doigts se refermèrent autour de la cheville de Book. Sacrilège ! Inconscient !
Il se mit à lécher la botte. La couleur mauve de sa langue ne laissait aucun doute quant à sa condition. Book retira délicatement son pied, repoussant l’homme du talon avec douceur pour l’éloigner sans le blesser. L’homme ne résista pas — ils résistaient rarement. Mais ils se multiplient dangereusement, se dit Book, on les retrouve toujours sous ces affiches. Il regagna son bureau, décidé à nettoyer ses bottes.
Le bureau de Book ne contenait que lui-même, son fauteuil et le porte-parapluie. En fait c’était la mezzanine d’un magasin d’articles de camping, que Book louait en même temps que l’usage des toilettes, et qui ne pouvait accueillir de visiteurs.
Il s’assit dans le fauteuil et ouvrit le paquet portant la marque du Times, en provenance de Londres comme chaque semaine. Il vida sur le bureau son contenu : les lettres de lecteurs du journal, et considéra un instant le tas de lettres comme un chercheur d’or mesurant ses forces avant de tamiser le sable prometteur. C’est alors qu’on frappa à la porte, avec insistance.
Le bureau de M. Philéas Book, c’est ici ?
Personne n’ayant frappé à cette porte depuis quinze ans, Book éberlué mit deux bonnes minutes à répondre.
Book demanda au visiteur debout s’il était bien installé. Guère gêné, apparemment, de ce qu’on ne lui propose pas le fauteuil, s’appuyant de la hanche sur les poignées des parapluies, l’homme parlait depuis un quart d’heure comme s’il avait répété son texte à l’avance. Book cherchait en vain à s’expliquer sa présence ; elle ne présageait rien de bon. Il n’aurait pas dû ouvrir sa porte, qu’est-ce qui l’avait donc pris ? Trop tard à présent : le visiteur montrait, de son ongle long manucuré, le souvenir accroché au mur.
— Vous êtes originaire du Sud, monsieur Book ?
— Le Sud n’existe plus.
— Alors disons de l’ancien Sud.
L’homme sourit comme seul un natif du Nord pouvait le faire.
— Ce n’est pas facile de vous dénicher. Vous n’avez même pas le téléphone. Je suis allé vous chercher à Londres, mais j’ai appris par les bureaux du Times qu’il me fallait retraverser la Manche. Votre journal ne connaît même pas votre adresse, puisque vous recourez à une boîte postale. J’ai donc fait l’aller-retour Paris-Londres pour rien et tout cela m’a pris plusieurs jours, moi dont les employeurs ne peuvent pas attendre.
Le visiteur parlait d’un ton de reproche. Il demanda pourquoi Book habitait Paris.
— Vous voulez être le plus près possible de l’ancien Sud ?
Book ne répondit pas.
— Il ne faut pas vivre dans le passé, le réprimanda l’inconnu.
Il devait avoir dans les vingt-cinq ans, Book touchait la quarantaine. L’homme ne se souvenait sûrement pas, Book ne pourrait jamais oublier. Il regarda par la fenêtre l’immense affiche de la Compagnie qui détruisait la beauté de la place.
— Votre travail nous intéresse beaucoup, monsieur Book, et nous aimerions en savoir davantage. Vous rédigez des mots croisés pour le Times, nous a-t-on dit.
Book fit oui de la tête et demanda ce que ce « nous » recouvrait. Le visiteur ignora la question, mais Book avait déjà tiré des conclusions des reflets mauves de sa cravate. Non seulement cet imbécile travaillait pour les Soixante-Quinze, mais il tentait de les flatter en portant les couleurs de leur produit ; un sous-fifre sûrement, aide-huissier, coursier, garde du corps peut-être ?
— Enfin, je me suis mal exprimé, monsieur Book : le terme de « mots-croisés » en l’occurrence ne convient pas. Vous avez inventé un nouveau genre de mots-croisés, à partir d’un autre genre de lettres…
Il tira une enveloppe du tas étalé sur la table et l’agita.
— Voulez-vous me montrer comment vous faites ?
Book se contenta de le renvoyer à l’encart du Times dominical, où il publiait chaque semaine ses Lettres croisées. Il y confrontait des lettres, choisies le plus souvent parmi celles reçues par le journal, supprimant les noms et coupant des paragraphes. Toute personne dotée de curiosité, d’esprit de synthèse et de temps à perdre pouvait trouver le commun dénominateur entre ces écrits disparates et remplir les cases blanches de la grille. Ils étaient fort peu à le tenter, encore moins à y parvenir, mais les lecteurs traditionnels n’imaginaient pas le Times du dimanche sans les Lettres croisées de Book, ce qui le sauvait du renvoi. Il était devenu une institution pittoresque, comme le Musée de Géographie, dont tout le monde savait où il se trouvait et que nul ne visitait. Il s’efforça de ne pas y penser, tout en observant le jeune homme qui feignait gauchement d’ouvrir l’enveloppe, et encore plus gauchement de parler en expert.
— Voyons voir, monsieur Book, si j’ai bien compris les instructions des Lettres croisées. Je lis donc la lettre mal écrite d’un certain M. X, qui se plaint du ramassage des ordures dans Kensington et, après avoir associé la vétusté de son logement, la description des conditions atmosphériques et le jour de la semaine, je réponds à la question : « Lequel des cinq sens de M. X est-il le plus développé ? » pour trouver le 3 vertical. C’est bien ça ?
Book ne répondit ni oui ni non, constatant qu’il avait devant lui un ignorant.
Le jeune homme éclata de rire.
— En tous cas, je dois reconnaître que le forme est amusante. Toutes ces lignes à angle droit, comment appelle-t-on ça ?
— Un méandre.
— On s’y perd. On ne sait plus distinguer l’horizontal du vertical. Et pour finir d’embrouiller les choses, vous occupez trois dimensions : horizontalement, verticalement et diagonalement. Je lis dans les instructions que la seule façon de s’orienter, c’est de s’imaginer regardant de l’intérieur, et non de l’extérieur. Ne pensez-vous pas que vos mots croisés sont un peu trop complexes pour un divertissement ?
Il rejeta l’enveloppe sur la table et Book la rangea patiemment à la base du tas.
— J’ai entendu dire que le Times n’a pas l’intention de renouveler votre contrat. Après toutes ces années de travail pour eux — plus de vingt, n’est-ce pas ? —, c’est bien triste. Votre licenciement marquera la fin de toute une culture, inutile mais pleine de charme, qui vise à développer le mystère autour du joueur. Dites-moi, vous inquiétez-vous de votre avenir ?
Book avait déjà annulé par la pensée le visiteur importun, et ne voyait plus que le mur nu derrière lui, qu’il faudrait bientôt repeindre.
— Monsieur Book, je suis venu vous transmettre une invitation. Vous avez réussi à éveiller l’intérêt de mes employeurs, qui paient bien mieux que le Times et demandent bien moins. Ils vous prient de bien vouloir me suivre dans leurs bureaux et vous offrent ceci, pour que vous mesuriez tout le sérieux de leur proposition.
Il sortit un chèque et le posa sur la table en le lissant de la main. Les employeurs du jeune homme ne pouvaient attendre quoi que ce soit de Book — ce dernier n’avait là-dessus aucun doute. Il ne toucha pas le chèque, dont le filigrane dessinait la marque bien connue de la Compagnie — des mains unies —, et attendit une explication plus plausible de cette visite. Le jeune homme poussa lentement le chèque vers lui.
— Mes employeurs veulent vous soumettre des mots croisés « de type Book ».
Book regarda l’immense affiche sur la place, la femme à la peau mauve, l’œil grand ouvert fixé sur lui au bout de la langue, plein de surprise, de peur et de désir coupable. Qu’a-t-elle vu, la femme de Loth ? Trois vertical ?
Sous l’affiche quelques déséquilibrés, en extase, les yeux rouges, assis en tailleur devant leurs salières en verre, unissaient leurs langues.
— Je vous suivrai où vous voudrez, dit-il, mélancolique.
Horizontalement