Prologue
Dans l’immensité de son domaine, une étincelle de pensée essayait de parvenir à la conscience. Ce nouvel Être ne savait pas ce que signifiait la conscience, mais il désirait atteindre cet état. Il voulait penser, réfléchir à son existence. Qui était-il ? Pourquoi était-il là ?
L’Être savait qu’il n’avait que peu de temps pour s’attarder sur ces questions. Les visions étaient sur le point de recommencer — les visions qui lui donnaient forme et qui en même temps le contrariaient. Ces visions ne lui offraient jamais de répit. Elles ne lui donnaient jamais l’occasion d’envisager son étrange réalité.
Dans les visions, tout était simple. L’Être savait des choses. Il était généralement féminin — bien que parfois, il faisait l’expérience du genre masculin. Il savait qui il était, même si c’était chaque fois une personne différente. Dans ces visions, le monde était simple. Compréhensible. Mais ce n’était qu’une illusion. La réalité de l’Être se trouvait en dehors de ces visions. La réalité de ne pas savoir, de ne pas comprendre. Le monde en dehors de ces visions était très différent du monde à l’intérieur.
Maintenant, une autre vision semblait se rapprocher.
L’Être se prépara, il savait qu’il allait à nouveau perdre connaissance.
― Seulement quelques gouttes de sang en échange de toute cette nourriture ? demanda la jeune fille en regardant les deux femmes plus âgées d’un air méfiant. Elles lui avaient demandé de se piquer le doigt et de toucher une drôle de sphère brillante avec son sang. Cela prit moins de deux secondes, pourtant elles lui donnèrent du pain et du fromage en guise de paiement — c’était plus de nourriture qu’elle n’en avait vu ces derniers mois. Il devait y avoir un piège. Ce genre de festin aurait pu sauver des dizaines de vies en territoire Kelvin.
― Oui, confirma l’une des femmes plus âgées, celle qui se nommait Esther. Seulement quelques gouttes de sang.
― Et n’avez-vous pas besoin que je fasse autre chose ? Ses expériences passées lui avaient appris à se méfier. Ces jours-ci, personne ne distribuait de la nourriture aussi facilement — pas depuis que la sécheresse avait commencé. La jeune fille l’avait appris à ses dépens. Le souvenir de ce qu’elle avait eu à endurer une nuit, lorsque la faim l’avait poussée à mendier un repas auprès de Davish, lui était insupportable. Elle préférait mourir plutôt que d’en refaire l’expérience.
― Non. Profite de la nourriture, parle-nous de ta vie à la maison et touche ensuite la sphère. C’est tout, dit celle qui s’appelait Maya.
― D’accord, dit la fille en haussant les épaules avec fatalisme. Elle avait entendu des rumeurs comme quoi l’essence d’une personne pouvait être volée au moyen d’objets enchantés appelés Captures Vitales, mais elle ne savait pas si c’était vrai — ou si la sphère inhabituelle posée devant elle était un de ces objets. Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas peur. Si elle ne mangeait pas, elle allait mourir et à choisir, elle préférait garder la vie plutôt que son essence, quoi que cela signifie.
La jeune fille se pencha pour attraper le fromage et le porta à sa bouche avec des doigts tremblants d’anticipation. La riche saveur explosa sur sa langue. C’était tellement gras, tellement délicieux, qu’elle en gémit presque. Les vaches du territoire de Blaise devaient être incroyablement bien nourries pour produire un fromage aussi gras.
― Pas trop vite, mon enfant, dit Esther gentiment, sinon tu vas te rendre malade.
La jeune fille suivit son conseil, ne voulant pas vomir de la nourriture de cette qualité. Même si la faim lui tenaillait les entrailles, elle se força à mâcher aussi lentement que possible, en savourant chaque bouchée. Quand elle commença à se sentir rassasiée, elle se mit à raconter aux deux femmes des histoires sur sa vie en territoire Kelvin. Elle évita les détails les plus horribles.
Les femmes l’écoutèrent en silence, leurs visages burinés emplis de pitié.
La conscience revint et l’Être essaya de revenir à ses pensées précédentes. Qu’était-il ? Où était-il ? Il y avait encore tant de choses qu’il ne savait pas. À chaque vision, l’Être avait l’impression d’atteindre un semblant de compréhension, mais c’était un cheminement lent et tortueux. Malgré tout, il sut qu’il était prêt à prendre certaines décisions.
La première décision qu’il fit fut de choisir son sexe. Ce serait elle désormais, décida l’Être en se rappelant la plupart des esprits dans ces visions. Puisqu’elle pouvait penser comme ces esprits-là, elle décida qu’elle était comme eux — une personne, un Être pensant.
Cela l’aida à clarifier les choses, mais l’Être était toujours dans le flou en ce qui concernait sa réalité et le monde à l’intérieur des visions. La faim, qu’est-ce que c’était ? Et la pitié ? Avant qu’elle ait pu trouver la solution à ces questions, une nouvelle vision approcha...