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※ GALA ※
Gala fixa des yeux le grand homme aux épaules larges, son créateur, en essayant de trouver la meilleure façon de répondre à sa question. Elle avait du mal à se concentrer, ses sens étaient submergés par le fait d’être là, dans cet endroit que Blaise appelait le Domaine Physique. Son corps réagissait aux stimuli différents de façon étrange et imprévisible, tandis que son esprit essayait de traiter toutes les images, les sons et les odeurs afin de tout comprendre.
Une des plus grandes distractions s’avérait être Blaise lui-même. Elle ne pouvait pas s’arrêter de le regarder parce qu’il ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait vu auparavant. Quelque chose dans la symétrie anguleuse de son visage l’attirait et faisait écho en elle d’une façon qu’elle ne pouvait comprendre tout à fait. Elle aimait tout, depuis la couleur bleue de ses yeux jusqu’à la barbe naissante qui obscurcissait sa mâchoire ferme. Elle se demanda si ce serait acceptable de tendre la main pour toucher ses cheveux, ces boucles courtes et presque noires qui étaient si différentes de ses propres mèches pâles.
Pourtant elle voulait d’abord répondre à sa question. En se concentrant, elle repensa à avant, à ce qui lui était arrivé avant qu’elle fasse l’expérience de la réalité pour la première fois.
― Je me souviens d’avoir pris conscience que j’existe, dit-elle lentement, essayant de mettre des mots sur les sensations étranges du début.
― Tu veux dire que tu as existé pendant un moment avant d’en avoir conscience ? demanda-t-il en fronçant légèrement ses sourcils foncés. Gala pensa que cette expression indiquait probablement la confusion, car ses propres sourcils faisaient la même chose quand elle ne comprenait pas quelque chose.
― C’est comme si j’avais existé de deux façons, essaya-t-elle d’expliquer. L’une se laissait exister. C’est ce qui dura le plus longtemps. Quand je dis que j’ai réalisé que j’existe, c’est quand cette autre partie de moi comprit que j’étais moi. Ces parties ne sont pas séparées, en fait c’est la même chose. Il y a une sorte d’organisation en boucles entre les deux parties que je ne comprends pas entièrement et que je ne sais pas comment exprimer.
― Je crois que je comprends, dit-il en se penchant en avant et en l’observant attentivement. Tu as acquis la conscience de toi. Au début, tu existais de façon subconsciente et puis, en atteignant une espèce de seuil critique, tu es parvenue à une existence consciente. Il avait l’air enthousiasmé, pensa Gala qui d’une manière ou d’une autre trouva le mot adéquat pour décrire l’état émotionnel de son créateur.
― Quelle est la différence entre un état conscient et un état subconscient ? demanda-t-elle, ayant soif de plus de connaissances.
― Chez l’être humain, les parties subconscientes de l’esprit sont chargées de choses comme la respiration ou les battements du cœur, dit-il avec des yeux brillants. Quand je cours, mon subconscient calcule les trajectoires complexes des mouvements de mes membres. Certains sorciers pensent aussi que les rêves se forment dans cette partie de l’esprit.
― Je ne suis pas un être humain, dit Gala en le regardant. Elle le savait maintenant. Elle était quelque chose de différent, et il fallait qu’elle découvre quoi.
Il sourit : c’était une expression qui rendait son visage encore plus fascinant pour elle.
― Non, dit-il doucement, tu ne l’es pas. Mais tu en as certainement l’apparence.
― Mais ce n’était pas ton intention, si ?
― C’est vrai, confirma-t-il. Toutefois, les parties de toi que j’ai conçues sont basées sur mes théories concernant le fonctionnement des humains. Lenard le Grand est celui qui a le premier découvert le rapport entre conscient et subconscient et j’ai toujours été fasciné par son travail. J’ai lancé des sorts sur des gens pour me donner un aperçu de leur façon d’être et ce fut le cadre dont je me suis servi pour toi. De plus, j’ai trouvé de l’aide dans les écrits de Lenard. Le sort qui t’a créé était censé faire une structure interconnectée de nœuds, des nœuds qui peuvent apprendre. Des milliards et des milliards de nœuds dans le Domaine des Sorts, tous connectés entre eux.
― Comme c’est intéressant, pensa Gala en observant la manière dont son visage s’animait pendant qu’il parlait.
― Et ensuite, une fois que j’ai lancé le sort, continua-t-il, j’ai envoyé des douzaines de Captures Vitales dans le Domaine des Sorts, toutes les Captures Vitales que j’ai pu trouver.
― Captures Vitales ? Gala ne comprenait pas le terme.
Blaise acquiesça et son expression s’assombrit.
― Oui, les Captures Vitales sont un exemple d’objet magique. Un sorcier nommé Ganir les a inventées récemment. C’est un peu difficile à expliquer. En gros, lorsque tu prends une Capture Vitale, tu vois ce que quelqu’un d’autre a vu, tu sens ce qu’il a senti, et tu penses être à sa place pendant la durée du sort. Il faut en faire l’expérience pour vraiment comprendre.
― Je crois que je comprends, dit Gala en repensant aux étranges expériences qu’elle avait vécues avant d’arriver ici. Cela explique probablement mes visions.
― Tes visions ?
― Je crois que j’ai entraperçu le Domaine Physique, lui raconta Gala, et c’était comme si j’y étais. Ces souvenirs n’étaient pas agréables, elle s’était sentie perdue pendant très longtemps, ne sachant pas qu’elle vivait la vie d’autres personnes.
― Bien sûr ! Ses yeux s’élargirent sous la compréhension. J’aurais dû comprendre qu’une fois que ton esprit était suffisamment développé, tu ferais l’expérience des Captures Vitales de la même façon que nous — sauf que tu n’avais jamais été dans le monde réel et que tu n’avais aucune idée de ce qui t’arrivait. Je suis désolé. Cela a dû être très déconcertant pour toi.
Gala haussa les épaules, un geste qu’elle avait vu une ou deux fois dans ses visions. Elle en avait déduit qu’il indiquait l’incertitude. Elle ne savait pas vraiment quoi penser des Captures Vitales. Voir le monde à travers elles avait effectivement été troublant, mais elle avait acquis beaucoup de connaissances sur le Domaine Physique de cette façon-là. Il y avait bien sûr encore beaucoup de choses qu’elle ne savait pas, mais elle n’était pas aussi perdue qu’elle aurait pu l’être autrement.
Blaise lui sourit et elle repensa à quel point elle aimait son sourire. C’était quelque chose de si simple : les lèvres se courbent vers le haut et offrent un aperçu des dents blanches. Pourtant cela avait un effet sur elle, cela la réchauffait à l’intérieur et lui donnait envie de sourire à son tour. Alors c’est ce qu’elle fit, imitant son expression. Les yeux de Blaise brillèrent plus vivement et Gala sentit qu’elle avait bien fait, qu’elle lui avait fait plaisir d’une certaine façon.
― Alors, de quoi avait l’air le Domaine des Sorts ? demanda-t-il, toujours en la regardant avec ce sourire. Je n’arrive pas à imaginer comment c’est là-bas... Sa voix s’éteignit et Gala comprit qu’il espérait qu’elle lui en parlerait.
Elle y réfléchit, essayant de trouver la meilleure manière de l’expliquer.
― C’est très... différent, finit-elle par dire. Je ne sais pas vraiment comment te le décrire. Il n’y avait pas beaucoup de temps entre les visions, et quand je n’avais pas une vision, je ne pouvais pas utiliser les sens humains. C’est comme s’il y avait des flashs de lumière, de son, de goût et d’odeur, mais qu’ils me parvenaient autrement. Je ne pouvais jamais les analyser complètement avant d’être absorbée par une autre vision. Et puis je fus tirée jusqu’ici.
― Tirée jusqu’ici ?
― Oui, c’est l’impression que ça donnait, dit Gala. C’était comme si quelque chose m’avait attiré jusqu’ici, dans cet endroit que tu appelles le Domaine Physique. Elle s’arrêta un instant. Tiré jusqu’à toi.