Chapitre 1

2528 Mots
CHAPITRE 1Elle s’observa à nouveau dans le miroir de la salle de bains. Il était à peine 8 heures mais elle était déjà venue se planter à cinq reprises devant son double inversé, la mine acrimonieuse, nue comme un ver, aimantée par ce tain révélateur où son narcissisme achoppait douloureusement dans les flasques avachissements de son corps maigrichon. Maquillée, pomponnée, fardée et vernie du bout des ongles à la racine des cheveux, elle s’imaginait encore faire illusion. Dès qu’on s’asseyait en face d’elle, elle lorgnait systématiquement dans son décolleté pour se persuader qu’il avait de quoi accrocher le regard de l’interlocuteur. C’était surtout le va-et-vient mécanique de sa tête qui attirait le regard dans ces cas-là, de sa tête de poule picoreuse décharnée, lippe en béance, de bécassine nymphomane. Là, devant le miroir, son corps malingre au dos voûté, sans abdominaux capables de cacher un petit bide adipeux malgré sa maigreur, ses petits seins pendouillant en aumônières sur son esquisse de cage thoracique, son minuscule pubis, tout faisait pitié dans sa pauvre silhouette en manque de galbes. Les cernes et les rides d’expression fanaient le visage, l’affaissant jusqu’aux flétrissures du cou. Elle avait 67 ans, voulait et croyait encore jusqu’à ce matin en paraître quelque dix de moins, mais devait se résoudre à l’évidence qu’à poil et au pieu – en pleine lumière s’entend – certains parieraient plutôt pour 76. Finalement, en toute logique, le miroir ne lui renvoyait pas seulement le double inversé de son image, mais aussi celui de son âge, 76 pour 67, confirmant ainsi la vérité latente et cruelle de la réalité consignée à l’état civil… Elle s’arracha de ce miroir, de ce désastre, du scandale de sa laideur, pour aller enfiler un peignoir et se brosser la tignasse, s’enfariner le visage de laits et de crèmes, tenter de retrouver un soupçon de cette superbe qu’elle affichait en public sans en flairer le ridicule et l’arrogance… Car enfin, elle était Première adjointe et le serinait invariablement, y ajoutant « quand même » et croyant ainsi légitimer son souci de préséance. Et aujourd’hui, à 8 heures, son souci de préséance était sérieusement mis à mal. Elle venait d’apprendre une fâcheuse nouvelle que ses collègues adjoints se partageaient depuis la veille au soir : la mort du maire, découvert le crâne fracassé à coups de batte, pantin disloqué en déshérence et tout crotté de la vase d’un petit watergang de chemin vicinal. Mme la première était la dernière, piégée par son goût effréné du fric. Le pouvoir et le fric, tel était sans doute l’essentiel de son idéal politique et de sa vocation d’élue. Cupide ou vénale ? Cupide et vénale. Bassement intéressée et grandement persuadée d’être irrésistible. Jusqu’à ce matin en tout cas… Toujours prête à grappiller ce qui pouvait l’être et passionnément égocentrée. Bref, ce que la parité en politique pouvait produire de pire. Généralisant abusivement son cas de figure, bien commode pour les enfermer dans leurs préjugés, les machos du conseil municipal y trouvaient prétexte à leurs réticences au principe même de la parité, le plus crétin de tous estimant qu’une femme à la maison avec laquelle il faisait ce qu’il voulait justifiait amplement qu’elles y soient confinées sans autres lectures que des recettes de cuisine. Quant à l’opposition, elle cantonnait la corruption à la majorité, sa mauvaise guerre étant de bonne guerre, y ajoutant des rumeurs aux rumeurs et des ragots aux ragots, le tout lui revenant bientôt aux oreilles avec des relents de vérité poisseuse, pour sa plus grande joie. Pour le clan des détracteurs ricaneurs, majorité et opposition confondues, c’est elle qui avait réclamé un téléphone portable pour chaque adjoint, à usage municipal, cela va de soi. C’est elle qui s’était arrangée pour qu’un adjoint qu’elle jalousait n’en ait pas, c’est elle qui transformait l’appareil en portable familial par souci d’économiser le prix d’un portable personnel et de l’abonnement. Il n’y a pas de petits profits. Et justement, la veille au soir, son mari qui devait s’absenter et rentrerait tard dans la nuit avait embarqué le portable au cas où une panne, un contretemps, retarderait son retour. Il dormait dans la chambre d’amis quand il rentrait tard, pour lui éviter les ronflements de l’homme harassé par un repas bien arrosé. Il se contentait de lui déposer le portable sur le guéridon du vestibule puisque dans leurs matinées décalées, elle serait déjà partie fouiner en mairie, contrôler le courrier et l’escamoter au besoin, quand il en aurait fini avec sa fatigue et ses vapeurs d’éthanol. C’était donc à 7 heures qu’elle avait découvert le message dont elle était censée avoir la primeur. Quand elle arriva en mairie vers 9 heures, les flics avaient investi les lieux, le directeur général des services gérait avec eux la situation et la pêche aux infos sur l’emploi du temps de la victime avait commencé. Dévisageant celle qui était quand même la première adjointe et qui risqua de s’annoncer comme telle – histoire d’occuper malgré tout le devant de la scène –, le commissaire Delambre se contenta d’un laconique « Vous voudrez bien vous tenir à notre disposition » et la planta sur place comme un pot de fleurs. Il partageait à coup sûr le point de vue de quelques administrés qui se demandaient qui était cette petite vieille qui se penchait sur les employées pour leur dicter ce qu’elles devaient écrire. La célébrité de la première adjointe se réduisait à cela : enquiquiner le personnel. Elle eût mieux fait de maîtriser l’outil informatique, les réseaux sociaux, et de flairer les gens, de faire preuve de sens politique et de psychologie élémentaire. On aurait ainsi évité certains camouflets retentissants. Untel ou Unetelle qu’elle voulait déconsidérer en les privant de portable étaient mille fois plus compétents, plus perspicaces, plus utiles au maire en ces domaines que Mme la quand même première adjointe… On se demandait d’ailleurs pourquoi il la conservait sur sa liste, peut-être pour jouer magnanimement les médiateurs là où elle avait semé la zizanie ? Lancé dans ses premières investigations, Delambre avait distribué les tâches : à lui le DGS, à Vanessa et Brahim le reste du personnel administratif. Pendant ce temps, le SLPT1 procédait aux relevés sur la scène de crime et le cadavre attendait sagement à la morgue – refroidi pour toujours et réfrigéré pour les besoins de l’enquête – que le légiste ait le feu vert pour l’autopsie. – Au fait, monsieur Bertoux, la voiture de service du maire, c’est bien la Renault Latitude anthracite ? – Tout à fait. À l’emplacement où elle l’attendait hier soir. – L’attendait ? C’est-à-dire ? – L’attendait devant la mairie comme tous les jeudis soir à son retour de Paris. – Qu’est-ce qu’il allait faire à Paris chaque semaine ? Il n’est pas député ni sénateur ? – Justement ! Il allait bosser, joindre les deux bouts si vous préférez… Parce qu’avec une indemnité à peine plus élevée que le SMIC, on n’assure même pas le gîte et le couvert. – Donc sa voiture l’attendait. L’attendait comment ? – Un employé allait le chercher avec la voiture au TGV de 18 heures et des poussières et venait le déposer en mairie où il la laissait sur l’emplacement situé devant la porte d’entrée, là où elle se trouve aujourd’hui, alors qu’à pareille heure le vendredi matin elle est devant son domicile. Pour une fois, elle n’a pas bougé. – Ça reste à vérifier. – En tout cas les papiers du véhicule et la télécommande sont encore sur son bureau. – Mais on n’a pas retrouvé son jeu de clés d’ouverture de la mairie sur lui. On ne peut donc rien exclure. L’alarme était mise ce matin ? – Non. – Ce qui peut vouloir dire que celui qui a fermé les locaux ne connaissait pas le code de l’alarme. – Ce qui peut aussi signifier que par négligence, comme souvent, le maire ne l’a pas tapé avant de quitter les lieux. – Pour une petite promenade pédestre nocturne peut-être ? Bertoux se trouvait à court d’arguments et Delambre en jouissait. Il arbora un sourire en coin et rappela au DGS pourquoi la femme du maire avait contacté le commissariat la veille au soir. Ne voyant pas son mari rentrer et l’appelant en vain sur son portable – alors qu’à 19 h 30 il lui avait répondu qu’il était là dans le quart d’heure –, elle s’était déplacée jusqu’à la mairie pour voir de la lumière dans le bureau du premier étage mais le volet de la porte d’entrée baissé. Elle avait alors tambouriné, crié, à nouveau téléphoné… en vain. Et c’est comme ça qu’elle avait fini par ameuter le commissariat vers 23 heures. La suite, Bertoux la connaissait. – Et même le début commissaire. J’étais avec le maire en train d’examiner un dossier d’urbanisme quand il a reçu le premier appel de sa femme. Du coup, il a remis l’examen du dossier et m’a dit avec un sourire qu’il ne fallait jamais contrarier les femmes. Deux minutes plus tard, je partais rejoindre la mienne. – Et en toute logique, lui la sienne dans la foulée. – Sans les papiers ni les clés du véhicule ? – Rien n’est moins sûr monsieur Bertoux. – Mais enfin, commissaire, tout est sur le bureau, à en crever les yeux. – En tout cas, personne n’y met les pieds avant les relevés d’empreintes. Crimescope2 et cyanoacrylate3 à l’appui, s’il vous plaît. On va d’ailleurs boucler la mairie cet après-midi pour la passer au peigne fin. – Que fait-on du personnel ? – Ce que vous en voulez… tant que ça n’entrave pas l’enquête préliminaire. – J’en connais qui seront ravis. Un congé imprévu par un jour de grand soleil comme aujourd’hui, quelle aubaine ! – On tue parfois pour moins que ça, vous savez… Au fait, sympa votre maire ? – Plutôt. Très humain en tout cas… Tout le monde l’aimait bien ici. Et comme c’était l’enfant du pays, il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Maintenant qu’il est mort, ce ne sera plus du tout cuit d’avance aux prochaines municipales. – Il n’avait pas de dauphin dans son équipe ? – Ils sont plusieurs à viser la place, mais aucun n’a le même capital de sympathie. Je crains la foire d’empoigne. Ils vont se bouffer sans retenue désormais ; ce ne sera plus que des rumeurs. – Des rumeurs ? – Ils étaient déjà trois qu’on accusait d’en faire courir avant les dernières élections. Il a fallu que le maire mette les choses au point lors d’une cérémonie de présentation des vœux à la population. – Et la première adjointe faisait partie du trio, je suppose ? – Vous supposez bien commissaire. La plus insidieuse, la plus ambitieuse, la plus véhémente. Elle ne ratait pas une occasion d’insinuer aux uns et aux autres que le maire était « toujours jamais là » – c’était son expression –, elle s’arrangeait pour le clamer dès qu’il était absent, se gardait bien de l’excuser, programmait même les assemblées générales d’associations les soirs où il ne pouvait pas être sur place, y déplorait son absence, etc. – C’est la dame que j’ai croisée tout à l’heure ? – Exact. – Je plains son mari. – Pourquoi commissaire ? – Pimbêche et virago ; ça se voit tout de suite. Du genre le roi n’est pas mon cousin… – Virago ? – Madame porte la culotte si vous préférez. Et monsieur doit droper et n’a qu’un droit : la fermer. – Vous n’y allez pas par quatre chemins commissaire… Mais il est sûr qu’elle s’est mis pas mal de monde à dos avec sa manie de vouloir tout diriger et de prendre les autres pour ses larbins. Il est sûr aussi qu’elle a souvent des initiatives malheureuses et qu’il faut passer derrière pour rectifier le tir et réparer les dégâts… Je ne la vois pas gérer la commune ; on courrait à la catastrophe. – Et le maire : pas de maîtresse ? – Pas que je sache. Sauf celles que lui prête l’opposition. – Bah ! Ça fait partie du jeu politique… Et on ne peut pas l’exclure a priori. L’élection donne le pouvoir et certaines femmes jouissent doublement d’avoir du pouvoir sur celui qui en a… J’ai même connu une Pompadour contemporaine surnommée « le billard » parce qu’elle était à queues – celles des ministres –, acceptait les b****s savantes dans les quatre coins, laissait rouler sans logique partisane les boules ministérielles… Alors, vous comprenez, je vous posais la question au cas où. La jalousie, la vengeance pourraient expliquer les coups de batte. Pendant ce temps, dans la salle des mariages où était regroupé le personnel, Brahim faisait un tabac. Beau brun plutôt prévenant, pas du tout du style « je n’irai pas par quatre chemins » dont donnait souvent l’exemple Delambre, il avait mis tout le monde à l’aise et, du coup, Vanessa et lui mémorisaient en toute complicité les premières réactions des uns et des autres, les unes y compris. Ce qui les intrigua le plus, ce fut cette histoire de portes habituellement ouvertes que le personnel avait trouvées fermées, et vice versa, de stores donnant sur la cour intérieure mal baissés, comme si on avait voulu profiter de la clarté lunaire pour examiner les bureaux comptabilité et urbanisme sans éveiller l’attention des voisins les plus proches. De l’autre côté, l’éclairage dans le bureau du maire n’était pas gênant. Sa voiture au pied de l’immeuble pouvait plaider en faveur d’un bourreau de travail nocturne. Humiliée d’avoir été évincée sans ménagement de la gestion de crise en cours, la première adjointe quand même tenta une incursion en salle des mariages, pot de fleur de sel pour l’occasion, et bien décidée à récupérer la donne en y mettant son grain. Vanessa, la stoppant pour s’enquérir de sa qualité et de la raison de cette irruption, eut droit à une remontrance acerbe de la vernissée peinturlurée. – Mais enfin, mademoiselle, vous savez à qui vous vous adressez ? Je suis la première adjointe quand même. – Dans ce cas vous devriez savoir que « mademoiselle » a été rayé du vocabulaire administratif, madame. – En l’absence du maire, c’est moi qui gère : j’ai autorité pour le faire. – Vous direz ça au commissariat quand on vous convoquera pour audition, au même titre que chacun des élus et selon la procédure. Vous seriez l’égérie du pape que ça ne changerait rien à l’affaire. Vexée d’être éconduite devant le personnel, devant tous ceux qu’elle cravachait d’ordinaire tout en les contraignant aux sourires soumis de la valetaille qui obtempère et qu’elle dénommait pompeusement « mes collaborateurs » au téléphone, pour se faire mousser, la première adjointe quand même tourna ses talons de grand-mère de Faisant et s’en alla à petits pas claqués sur le bitume, les pieds un peu en canard à vrai dire, acheter sa baguette à la boulangerie du coin. Son air pincé en disait long sur son ressenti. – Dites-moi, elle y va toujours à l’intimidation ? lança Vanessa avec désinvolture en se tournant vers le personnel brusquement prolixe en conciliabules. – C’est que c’est la première adjointe… quand même, lui rétorqua d’un air complice l’hôtesse d’accueil, appuyant particulièrement sur les deux derniers mots. – Entrave à un représentant de la loi dans l’exercice de sa fonction, tentative d’intimidation : je sens qu’on va bien se divertir avec Mme la première adjointe… quand même, conclut Brahim. Allez, on vous libère pour la journée, et sans le feu vert de Mme… Mme… – Mme Lheureux, née Merveille, précisa la secrétaire à l’état civil ; ça ne s’invente pas… En d’autres circonstances, la petite assemblée eût pouffé de rire mais chacun avait en pensée l’assassinat d’Emmanuel, un maire estimé, liquidé à 51 ans sans raison apparente. On savait qui on perdait, on redoutait la suite… À une exception près, la quinzaine d’employés qui étaient là saluèrent pourtant Vanessa et Brahim avec bonne humeur en quittant la salle. Vanessa retint immédiatement le portrait et la silhouette de ce moustachu ventripotent et joufflu, vêtu sans soin. Soit sa servilité pour la première adjointe en faisait un larbin irrécupérable, soit il n’était pas net… Ils exploiteraient ; en tout cas, ils en toucheraient un mot à Christian Dubois. Pas à Delambre, toujours trop pressé de suspects à coffrer. Justement, Delambre les héla du bureau du DGS. Il venait de recevoir un appel de la brigade technique sur son portable. Ils avaient ratissé le watergang, fouillé les alentours et les bas-côtés du chemin. Et qu’avaient-ils trouvé dans le champ, à une dizaine de mètres de l’endroit où gisait le corps et traînait la batte ? Un portable en mille et un morceaux et un tube de mascara. Ils avaient tout placé sous scellés pour examen au labo… Un tube de mascara ? Delambre planta son regard dans celui du DGS, complètement ahuri. Ah, ah ! pas de maîtresse… On verrait bien. 1. SLPT : Service local de la police technique et scientifique. 2. Crimescope met en évidence les liquides biologiques ; moyen infaillible de prélever l’ADN. 3. Cyanoacrylate : technique utilisée pour les relevés d’empreintes (à l’aide de vapeur de cyanoacrylate).
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