Chapitre 2

2328 Mots
CHAPITRE 2– Un tube de mascara, dites-vous ? – Parfaitement Christian ; du mascara. – Neuf ? Usagé ? – On n’en sait fichtre rien ! Tout est sous scellés et au labo pour analyse. Je nous vois mal, Brahim ou moi, demander à Delambre pour aller y faire un tour à brûle-pourpoint… Mais neuf ou usagé, quelle est l’importance ? – Vanessa, ce n’est pas à une femme que je vais apprendre la différence entre un cadeau et le reste. Usagé, il n’est plus à offrir. – Et moi je me sentirais vexée si l’on m’offrait du mascara. Flattée au contraire par un tube de rouge à lèvres ou du parfum. Qu’en penses-tu Brahim ? – Avis partagé. Maureen s’en met régulièrement, se lissant consciencieusement les cils au moyen de la petite brosse qu’elle tournicote dans le tube mais ne m’a jamais incité à lui en offrir. Pour le rouge ou le parfum par contre, elle s’est très vite arrangée pour que je connaisse ses goûts. Il est vrai que ça coûte un peu plus cher. – Un peu ? Beaucoup plus cher, fit remarquer Dubois. Et pourtant, en matière de cadeau, c’est le geste qui compte, plus que le prix… sauf pour les femmes vénales. – Sans oublier certains hommes qui le sont tout autant, s’indigna Vanessa. – Bref, revenons à notre affaire. Attablés tous les trois à la terrasse du Grand Morien, ils tentaient donc de résoudre l’énigme du mascara tout en se rafraîchissant à petites gorgées de Coca. Dubois envisagea d’abord la piste politique. Une piste où il n’est jamais question de cadeaux, sauf empoisonnés. Finalement, tout s’y ramenait à deux cas de figure : un politicien gênait soit ceux qui redoutaient qu’il leur fasse de l’ombre, soit ceux que sa présence bloquait sur liste d’attente. Dans un cas comme dans l’autre, ils s’efforçaient de l’éliminer par censure, quarantaine, discrédit, corruption, ragots et rumeurs, affaires de mœurs ou de fric, condamnation, etc. Qui pourrait prétendre être irréprochable ou incorruptible ? Il suffisait de bien touiller, d’exhumer une peccadille en manipulant les préjugés du public et l’on défaisait une carrière, envoyait un gêneur dans le décor. Il les invita à regarder Jean Bart prêt à en découdre au milieu de sa place, le bras levé sans crampe de position ni la moindre lassitude depuis des lustres, pour comprendre. Les éponymes demeurent, figés sous les caprices du temps et sur des piédestaux où les chiens se soulagent, tandis que les autres se rasent en pensant qu’ils pourront soumettre le temps à leurs caprices et rejoindre ainsi dans la mémoire des masses ces éponymes à mille lieues de leurs mesquins calculs. Jean Bart en avait vu tomber des notables, maires, sénateurs, députés, chargés de ceci et de cela. Untel qu’on avait commencé par moquer en temps de carnaval en scandant « turlupin », avant de colporter des anecdotes grivoises sur ses prétendues parties fines, pour l’accuser enfin de marchés frauduleux et d’abus de biens sociaux. Il fallait qu’il laisse la place ici à son successeur dont on ne voulait pas ailleurs. Et peut-être que son successeur, l’incorruptible affiché du moment, enjambait lui aussi des balcons pour aller enjamber ses maîtresses dans les appartements contigus. Peut-être. Le fric et les femmes, c’était une botte infaillible dans l’escrime politique. – Et dans le cas présent, l’interrompit Vanessa, le mascara, tu penses que c’est pour ça ? – Ce n’est pas à exclure, surtout si le tube est d’emblée identifiable alors que le téléphone est en bouillie. Comme ça tout le monde supposera que la victime avait des aventures, forniquait en douce… – Ou s’en servait pour des rencontres particulières, suggéra Brahim. – Pourquoi pas ? Mais alors là, gay ou drag-queen, il devenait du jour au lendemain le vilain petit canard dans sa propre commune. Grillé ; il était grillé… Inutile qu’on le liquide physiquement. – De toute façon, pour l’instant personne n’est au courant pour le mascara, s’empressa de rajouter Brahim, confus de l’hypothèse qu’il venait de soulever. – Et votre DGS, il compte pour du beurre. Comme d’habitude, pour fanfaronner, Dédé – c’était le surnom donné à Dominique Delambre – n’a pas fait dans la discrétion. Et vous le savez aussi bien que moi, un secret partagé n’est déjà plus un secret. Il arrivera fatalement une circonstance, intime ou publique, où votre DGS confiera la chose à quelqu’un qui jurera ses grands dieux de ne pas l’ébruiter et s’empressera pourtant de le faire – exagérant à l’occasion – pour se donner de l’importance. C’est bien pour ça que je n’ai jamais cru au secret de la confession et que je comprends parfaitement que l’Église ait changé les règles du jeu… Et nous, à la DGSI, c’est comme ça qu’on engrange les renseignements. Comment saurais-je sinon que telle colistière d’une liste d’opposition municipale dansait naguère à poil sur les tables pour quelques hommes en vue, et pas que voyeurs, de l’agglomération ? C’était rétribué bien entendu, parce que toute peine mérite salaire. – Je suppose qu’elle s’est assagie en vieillissant ? plaisanta Vanessa. – Oh ! elle est partie vivre sa vocation ailleurs mais, d’une certaine façon, elle allume toujours des mèches et perçoit un salaire pour s’occuper des incendies. Et comme elle joue l’agent double, elle collecte ainsi les infos et les transmet, n’hésitant pas à mouiller les crétins d’égrillards au besoin : la parfaite tombeuse. – Et elle habite ? – C’est un secret professionnel mes chers. Qu’on me tranche la gorge si je le partage avec quelqu’un d’autre que mes supérieurs. Si donc le mascara et le meurtre risquaient d’être redondants et de faire double emploi, rendant ainsi inutile la mort d’un individu qu’on exécutait moralement à l’aide d’un petit tube, qu’on avilissait à vie aux yeux de l’opinion publique, comment expliquer les choses ? Dubois avait son explication : les agresseurs étant au moins deux – sinon, comment transporter seul un corps de quelque quatre-vingt-dix kilos –, et connus du maire qui les avait fait monter dans son bureau sans se méfier, l’avaient sans doute accompagné pour un motif crédible, qui n’amputerait sa soirée que de quelques minutes. Ils lui avaient très rapidement extorqué son portable sous la menace, l’un d’eux le glissant dans sa poche. On pouvait même imaginer l’un des appels de sa femme pendant ce laps de temps, précieuse indication chronologique pour l’enquête. Il fallait donc pulvériser le portable. Et c’est au moment où l’agresseur le retirait de sa poche qu’il avait pu faire rouler à terre par inadvertance le tube de mascara… Et ça, Delambre pourrait le déduire très rapidement dès qu’il aurait les relevés d’empreintes. – Au fait, Vanessa, tu ne m’avais pas parlé d’un employé de mairie trop silencieux à ton goût ? – Ah oui, le moustachu joufflu à l’allure de vieux garçon dont maman tricote encore les pulls ! T’as un morceau de papier ? Ce fut Brahim qui détacha une feuille vierge de l’agenda qui garnissait en permanence la poche intérieure de son blouson de cuir depuis qu’il s’était mis en tête de raconter un jour son boulot de flic de terrain. Vanessa avait un sacré coup de crayon et vous croquait quelqu’un en deux coups de cuiller à pot. Dommage pour elle que les sections artistiques bac et postbac ne se soient développées que récemment, sinon sa créativité aurait pu s’exprimer et s’épanouir ailleurs que dans le pinceau à empreintes. Toujours est-il que Dubois n’eut aucune hésitation sur l’identité du portrait qu’elle lui brandit une minute plus tard. – Fabrice Lelong : homme des basses œuvres d’officines politiques et qu’on promène au piston pour des emplois subalternes de mairie en mairie. Ça lui permet de survivre mais sans garantie d’être titularisé un jour. Ce gars-là est à ranger dans la catégorie « aux ordres ». – En attendant, il prend la place d’un autre, s’insurgea Brahim. – Oh ! c’est un peu plus compliqué que ça. Dans la fonction territoriale, il y a les titulaires sur concours, les chargés de mission, les recrutés sur dossier, les stagiaires en formation et les autres, les supplétifs et employés des services annexes. Quand on veut vraiment pistonner quelqu’un, on crée un poste à sa mesure, ici ou là, où c’est possible, et on le nomme sur ce poste. Recruter sur dossier ou charger de mission, c’est l’astuce idéale. Fabrice Lelong n’a pas encore joui de ce privilège, et pourtant, il n’est pas du tout ignare. – Fabrice Lelong, c’est pas l’étiquette qui lui convient et c’est le moins que l’on puisse dire. – Je te le concède, Vanessa, s’amusa Dubois. Lelong pour un grassouillet, c’est comme si Tony Parker s’était appelé Courtecuisse… À part ça, votre silencieux est remarquablement doué pour écouter, et plutôt deux fois qu’une. – C’est-à-dire, Christian ? – C’est-à-dire qu’il a enregistré tout l’entretien que vous avez eu avec le personnel. Voilà pourquoi il ne vous a pas serré la paluche à son départ… De peur que vos oreilles exercées ne perçoivent le petit ronronnement de l’appareil qu’il dissimulait sous son chandail de mal fagoté. – Quel appareil ? – Mais un micro enregistreur espion, voyons ! On en fait de très performants et qu’il suffit ensuite de connecter à un ordinateur pour activation des voix ou enregistrement. À l’heure qu’il est, vous êtes dans la boîte. Lelong a toujours été délégué dans toutes les réunions d’assos à pignon sur rue ou groupusculaires, faisant mine de s’y intéresser, pour enregistrer ce qui s’y disait et y repérer qui le disait. Comme il y avait l’œil de Moscou, nous avons l’oreille de Master Chef. – Et c’est qui Master Chef ? – C’est à moi que tu demandes ça, Brahim ? En cuisine politique, le manitou c’est toujours celui qui persuade qu’il est ou qu’il sera le meilleur, qu’il est l’avenir, bref celui dont l’élection devrait permettre à chacun de trouver son compte. Attention toutefois ! Le compte de l’un n’est pas le compte de l’autre : le compte de Chirac n’est pas celui des petits épargnants qui se jettent dans les bras de Giscard ; il se sert du chuintant distingué pour se hisser avant de le poignarder. Heureusement que de temps à autre, à tous niveaux, des passionnés de la chose publique, des probes, se préoccupent un peu des laissés pour compte au lieu de penser à trouver leur compte. – Ça ne me dit toujours pas qui est Master Chef dans le secteur… – Tout simplement peut-être celui ou celle que tout le monde va acclamer dans deux ans sans même le connaître aujourd’hui. Avec les réseaux sociaux, la presse a du souci à se faire : le leadership de la manipulation de l’opinion lui échappe de plus en plus. – Pour en revenir à Lelong, Christian, je ne vois pas trop à qui il va refiler son enregistrement, pas au maire en tout cas – qu’il renseignait probablement avant –, puisque ce dernier est out. – À mon avis Vanessa, il n’a jamais fait ce genre de besogne pour le maire, et on serait bien étonné d’apprendre qui il sert en douce. – Waouh Christian ! Tu connais ton Lelong sur le bout des doigts. T’es pourtant pas marié avec sa sœur… – Ma parole, vous m’asticotez tous les deux : Brahim, Vanessa ; Vanessa, Brahim… À toi, à moi… à moi, à toi. C’est pire qu’un interrogatoire de Dédé. Pourquoi Dubois connaissait un peu Lelong ? C’était simple. Il était plus âgé que Vanessa et Brahim, s’était amouraché de l’air du large bien avant eux, depuis 1999 précisément, avait les manifs, les défilés et les meetings dans ses attributions. C’est dans les meetings qu’il avait repéré Lelong, parfaitement inodore et insipide mais bougrement observateur. Il noircissait un calepin de noms de supposés sympathisants. Il avait même réussi à s’introduire dans le cercle des privilégiés qu’on réunissait pour un pot privé après un meeting de DSK au Kursaal. C’était pourtant sur carton d’invitation. Pas nominatif, facilement imitable. Comment il avait su son nom ? En le pistant discrètement à la sortie de ce pot et en relevant l’immatriculation de sa Clio. Le reste, c’était un travail de routine. En fait, Lelong ne pensait pas, il informait, c’était même un « cousin » de Leclercq, le vieux complice de Dédé. – Et tu crois qu’il va s’empresser de tout balancer à Lucky Luke ? s’inquiéta Vanessa. On avait pourtant garanti au personnel que ce n’étaient pas des auditions, que notre échange restait informel. Nous n’en sommes qu’au début de l’enquête préliminaire, Christian. Le procureur doit encore se rendre sur les lieux et, par respect pour ses proches, on n’a pas perquisitionné pour l’instant au domicile de la victime. – Leclercq en Lucky Luke ! C’est une première les enfants… Et tout ça parce qu’il trimballe en permanence son clope éteint collé à la lèvre inférieure. Vous observerez que comme toujours, Dédé finasse avec l’article 75 et a lancé une enquête préliminaire d’office, brûlant la politesse au procureur et au SRPJ qu’on va appeler à la rescousse, mais comptant sur Leclercq pour ses indics, ses filatures et ses planques, ses entorses au code de procédure… Leclercq ne tire pas plus vite que son ombre ; il filtre comme un rein, rejette les déchets et renvoie à Dédé les seules infos utiles. – Et si tu étais Leclercq, de tout ce qu’on t’a rapporté, qu’est-ce que tu retiendrais pour le moment ? l’interrompit Brahim, admiratif et persuadé de la science infuse de Dubois. – Ce que je retiendrais ? – Oui, d’utile à l’enquête ? – Qu’un élu qui prend la peine de recevoir des visiteurs du soir alors qu’il est prié de rejoindre ses pénates et pressé d’obtempérer doit avoir une raison cruciale de le faire. Donc la victime connaissait bien ses agresseurs et le motif de leur visite à l’improviste mais leur accordait une absolue confiance, puisqu’il était descendu leur ouvrir. – À moins qu’ils l’aient guetté devant la mairie et lui soient tombés sur le paletot à sa sortie ? objecta Vanessa. Ce n’est pas complètement à exclure. – En effet. Ce n’est pas complètement à exclure. Sauf que l’alarme n’était pas enclenchée et que le plafonnier de son bureau était allumé, Vanessa. – Il paraît qu’il était négligent et coutumier du fait. Sans oublier qu’il était à la bourre et qu’en mai, tant qu’il ne fait pas vraiment noir, un éclairage artificiel peut se laisser oublier. – Et les portes intérieures inhabituellement ouvertes ou fermées, les stores en position inaccoutumée, qu’en faites-vous ? Moi j’en fais qu’à un moment ou un autre, les agresseurs ont été à leur aise dans les locaux dont ils ne connaissaient pas l’usage ou qu’ils se sont arrangés pour le laisser croire. Personnellement, j’opterais plutôt pour la seconde hypothèse. Comme Dubois, Vanessa et Brahim se rendaient à cette évidence que le meurtre du maire s’avérerait une opération savamment préméditée, orchestrée, maquillée en autre chose que ce qu’elle était vraiment : un astucieux et sordide assassinat dont le mobile et les circonstances réels échappaient encore à tous pour l’instant, sauf aux commanditaires et, pour partie, aux exécutants du crime. Quelques cumulus de beau temps défilaient maintenant au-dessus de la place Jean-Bart, de l’église Saint-Éloi et du beffroi, poussés par un vent frisquet qui contrariait sans doute les baignades prématurées et secouait de désagréables courants d’air les rues ombragées. Ils savaient tous trois qu’ici, sur le littoral dunkerquois, même en mai, faire ce qui plaît supposait de se plier à quelques contraintes. Ici comme ailleurs, à Lourdes par exemple, où l’eau qui arrosait la vallée sans discontinuer n’avait rien de miraculeux. Heureux littoral dunkerquois où mai riait malgré tout entre deux ondées, surtout derrière le plexiglas d’une terrasse de café ensoleillée pour l’instant et où les rayons revigorants effaçaient les stigmates de visages délavés par un hiver trop morose. Il y avait cependant une ombre à ce tableau. Une ombre qui secouait déjà toute la classe politique locale, l’ombre portée d’une main invisible prenant l’allure d’une batte qui avait terrassé un homme qui n’avait même pas joui du repas pris en commun avant de mourir de quelques coups assénés sans retenue.
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