Chapitre 1-2

2013 Mots
Cent fois, j'ai ressenti dans ma chair et dans ma tête leur désespoir, lorsque, engagés dans un effort surhumain pour continuer à avancer sur le chemin pentu, ils ont entendu le ronflement du moteur décroître et compris que l'engin ne monterait pas jusqu'à eux. Ils sont morts là... La déception, le découragement ayant brûlé leurs dernières forces me réveillaient nuit après nuit, m'obsédant presque davantage que l'accident lui-même. Mon ami le député avait cherché un avion et un pilote... Je les lui avais fournis pour lui permettre d'apporter le soutien de sa présence dans les Vosges à un jeune collègue en campagne – qui aurait été élu sans cela – et d'être revenu à temps pour présider un meeting dont il n'avait nul besoin pour l'emporter. Sans ce souci, après coup totalement dérisoire, Fabrice serait encore en vie. Et je n'aurais pas Raphaël, ce que je n'oserais dire à personne. Rien ne serait arrivé non plus si en raison des conditions météorologiques, un jeune technicien de l'aérodrome n'avait pas déconseillé l'atterrissage de l'appareil qui ramenait le député. Mais cet aspect des choses ne m'a tourmenté qu'un peu plus tard. 2 Je n'ai jamais oublié le jour où Chabougris s'est fait écraser devant moi. J'avais cinq ou six ans et c'est moi qui lui avais trouvé ce nom-là lorsqu'il était venu miauler devant la maison, tout malingre et entièrement gris de poil. Mes parents avaient fini, pour me faire plaisir, par le laisser s'installer entre le fourneau et le panier à linge. Puis un jour, il s'est précipité sur la route au mauvais moment. La voiture ne s'est pas arrêtée. Le chat est resté groggy sur le bas-côté. Il paraissait simplement abasourdi par le choc, mais le lendemain matin, lorsque je me suis levé, maman m'a dit qu'il devait être cassé à l'intérieur, qu'il ne pouvait pas guérir et que c'était mieux car ainsi il ne souffrait plus. Elle s'est arrangée pour que je ne le voie pas et comme je continuais à l'appeler, elle m'a expliqué qu'il était mort, ce qui voulait dire qu'il ne reviendrait plus. Mort. Le mot n'avait pas grande signification pour moi. Je me suis simplement habitué à ne plus voir Chabougris. A cinq ans, l'existence offre généralement tant de nouveautés et d'occasions de s'étonner qu'on peut vivre sans un chaton gris. Il y eut bien aussi, des années plus tard, un cousin de Suzanne bêtement emporté par une rougeole à quarante ans et quelques, mais mes premiers vrais morts ont été mes parents. Ce sont eux qui, plus encore que ma propre découverte de la paternité, m'ont fait basculer dans l'âge adulte. Ma mère était bien plus jeune que je le suis aujourd'hui lorsqu'elle commença à souffrir de désordres neurologiques dont chacun s'employa aussitôt à minimiser l'importance. Sauf elle-même. Cette petite femme effacée n'avait jamais eu peur de donner leur nom aux choses et de regarder sans ciller l'œil du cyclone. Sa maladie portait un nom que seuls les professionnels connaissaient et que j'ai oublié à peine entendu. Elle lui rendait progressivement difficile, pour ne pas dire impossible, toute communication avec les autres sans l'empêcher d'entendre ni sans doute de penser. L'épreuve dura longtemps, étirant jusqu'à l'insoutenable la résistance de mes parents. Mon père et moi n'en parlions presque pas, comme si la compassion pour ma mère nous poussait à entrer nous aussi dans le silence qui l'ensevelissait. Pourtant j'avais compris, ou deviné, que la malade elle-même avait demandé que soient fixées des limites au lent détissage de sa vie et de sa personne. Lorsque mon père m'a appelé pour dire que c'était fini, je n'ai pas demandé de détail et Suzanne a simplement murmuré : Elle savait. Elle était prête... Plus courageuse que moi, ma femme avait souvent fait la route pour aller la voir, supportant mieux, peut-être parce qu'elle n'était pas sa fille, son regard poignant, chargé de tout ce qu'elle aurait voulu dire. Elle lui parlait et la malade répondait par un signe, un mot sur l'ardoise qui pendait près de son lit, par tout son visage parfois. L'enterrement fut à l'image du temps de ce jour-là. Empreint d'une certaine douceur, sans aspérité. Comme si le pire avait été évité, ce qui était forcément stupide. Mon frère et ma sœur étaient à mes côtés. Les mutations professionnelles fréquentes de mon père avaient fait de nous des déracinés, installés ici et là, au gré des études ou du conjoint de chacun. Du fait de cet éclatement géographique, nos rencontres s'étaient vite espacées. Nous avons peu parlé ce jour-là de la maladie et de la disparition de notre mère, dont nous ne ressentions pas encore l'irrévocable, nous contentant d'évoquer des souvenirs qui avaient des couleurs d'enfance. Il a fallu que mon père meure à son tour, peu de temps après, pour que m'effleure l'idée que j'entrais dans un autre âge de ma vie, celui où les étages disparus au-dessus de soi vous poussent vers le haut de la pyramide, vers cette pointe fragile où d'autres bientôt prendront votre place. Ce n'était qu'un début. Il me restait beaucoup à apprendre alors que, déjà, je commençais à oublier tant de choses. Je ne mesurais pas encore réellement ce dont le temps qui passe nous prive inéluctablement, la force, l'agilité, l'insouciance. Et encore moins ce que, parfois, il nous donne, cette capacité de goûter au plus profond de nous, la saveur des choses, les trilles d'un merle, la lumière à travers les arbres, la complicité d'un sourire. Simplement je commençais à découvrir la fragilité de ceux qui nous ont élevés, j'apprenais qu'ils ne sont pas toujours ces rocs, ces points d'appui nous ayant dans l'enfance paru inébranlables. Pour autant, je n'ai pas vu tout de suite que mon père n'allait pas bien. Un jour où je lui avais rendu visite dans la petite maison où lui et ma mère avaient décidé de prendre leur retraite, il avait prononcé quelques mots laissant entendre à qui voulait bien écouter qu'il avait apporté à la mourante ce qu'elle attendait de lui. Et il y avait à cette seconde-là une telle souffrance dans son regard bleu que, lâchement, j'ai fait celui qui ne comprend pas. Il n'a plus jamais, fut-ce par une allusion, abordé le sujet par la suite, s'enfonçant lentement dans une dépression que, commodément, on a attribuée à l'âge et à son deuil. Mon frère, ma sœur et moi nous sommes retrouvés à nouveau autour d'un cercueil, encore plus pressés de retourner dans nos vies que six mois avant, lorsque nous avions enterré notre mère. Pour ma part, la nuit suivante, je me réfugiai dans les bras de Suzanne comme si entre nous, rien ne devait s'arrêter jamais. Quelques trop courtes années plus tard, elle aussi était partie. Très vite, comme si la maladie se repaissait de sa jeunesse, comme si la tumeur s'en nourrissait gloutonnement. Le cancer était encore un mal qu'on osait à peine nommer. Les journaux parlaient de longue maladie. Et moi je regardais Suzanne qui dépérissait à vue d'œil. Elle n'avait pas cinquante ans. Lorsqu'elle a compris qu'il était trop tard, qu'elle ne pourrait pas gagner le combat qu'elle menait contre le mal, je l'ai vue avec stupeur et admiration se concentrer, ramasser ses forces, pour une autre bataille : la préparation de sa mort. Alors que d'autres croient se défendre en la refusant, elle avait choisi de l'accepter, d'en faire son dernier ouvrage, celui qu'il ne faut pas rater. Je la regardais, réfugiée dans la pièce qui servait à la fois de bibliothèque et de bureau, grande avec deux murs entièrement occupés par des rayonnages entre lesquels luisaient doucement les reliures dont les plus anciennes s'étaient lentement patinées. Certains volumes ne bougeaient presque jamais. D'autres, on le voyait bien, étaient consultés. Suzanne et moi avions là chacun une table, la sienne toujours impeccable, la mienne couverte d'un fatras aléatoire au milieu duquel j'étais seul à pouvoir retrouver quelque chose, ce qui ne me déplaisait pas. Jour après jour, ma femme s'employait à répertorier, classer, jeter. Elle avait sorti de son matériel d'étudiante puis d'historienne un cahier vierge sur lequel elle écrivait souvent quelques lignes et, un jour, un coup d'œil furtif m'avait permis de lire trois mots calligraphiés avec application sur la couverture : mes dernières volontés. Elle jetait beaucoup, avec souvent une sorte de petite moue qui semblait dire, cela ne servira plus à personne et à moi moins encore. Une seule fois, elle me parut hésiter avant de laisser tomber dans la corbeille à papiers une petite liasse de notes dont je savais qu'elles concernaient son dernier travail d'historienne. Entrepris, non parce qu'il lui avait été commandé, mais pour son simple plaisir. Il était centré sur deux personnages phares de la région voisine, la Franche-Comté dont sa grand-mère, qui y était née, lui avait souvent parlé au temps où elle était enfant. Suzanne aimait la peinture et Courbet tout particulièrement car il avait pour elle le mérite d'avoir fait entrer le peuple et les gens de son temps dans les toiles des peintres et dans le monde de l'art. Elle aimait aussi Proudhon et les utopistes qu'elle appelait les créateurs de l'impossible. L'un et l'autre des deux hommes avaient poussé sur la terre comtoise, dans le pays des rivières jaillissant librement, des vallées profondes, des fruitières montagnardes et des innovations sociales. Ils n'étaient pas des conquérants, des héros mais des semeurs de graines qui avaient pris leur temps pour pousser. Ce goût chez elle ne m'étonnait pas. Disciple de Fernand Braudel, elle était moins attirée par l'événementiel, les batailles et les révolutions, que par les lents cheminements, les changements profonds mais discrets qui façonnent les hommes. A ma connaissance, à cette date, aucun sociologue ou historien n'avait encore tenté un rapprochement entre ces deux hommes originaires de la même région, ayant vécu à la même époque et qui, chacun à sa manière, avait voulu changer le monde. Lorsque Suzanne s'était débarrassée de ses notes, je n'avais rien dit. J'avais simplement attendu qu'elle sorte de la pièce pour les récupérer discrètement et les glisser au fond d'un de mes tiroirs. Elles sont restées très longtemps dans la grande enveloppe sur laquelle j'avais simplement écrit Suzanne et dont jusqu'à l'an dernier, je n'ai jamais soulevé le rabat. Comme si je les avais enterrées en même temps que ma femme. Cela pourrait faire croire de ma part à de l'indifférence, voire à du manque d'amour. Moi-même à l'époque de sa mort, j'aurais juré que je replongerais sans tarder dans ces souvenirs et ces témoignages me parlant de la défunte. En fait, rien ne s'est passé comme je l'imaginais, tout simplement parce que tout ce qui a suivi était inimaginable. J'ai ressorti les feuillets couverts de la mince écriture de Suzanne après avoir lu un entrefilet dans un bulletin d'informations départementales : la Saline royale d'Arc-et-Senans, bel ensemble né au dix-huitième siècle du cerveau, lui aussi plein d'utopies, de l'architecte Claude Nicolas Ledoux, s'apprêtait à accueillir une exposition intitulée Courbet-Proudhon, l'art et le peuple. Ainsi quelqu'un, dans leur région, presque deux cents ans après la naissance du peintre et du penseur, et plus de trente ans après la disparition de ma femme, avait fini par avoir la même idée qu'elle. J'ai relu ce qu'elle avait écrit et malgré tout le temps passé, j'ai entendu, vraiment entendu, sa voix à côté de moi. C'était aussi étrange et aussi troublant que d'être transporté dans une autre existence. Je me retrouvais dans une vie antérieure où souffrait et se désespérait un homme auquel je ressemblais encore un peu mais qui n'était pas tout à fait moi. J'ai terminé ma lecture et remis les feuillets dans l'enveloppe avec une photo qui représentait la jeune femme telle que je l'avais aperçue pour la première fois un jour de printemps en descendant du petit appareil que je venais de piloter. Elle était debout à côté d'un massif de fleurs, des bougainvillées je crois. Elle se tenait un peu raide comme on le faisait souvent à l'époque lorsque quelqu'un braquait vers vous un objectif. Cette attitude accentuait sa haute taille, la minceur extrême qu'elle a gardée jusqu'à la fin. Moi qui aimais les femmes plutôt charnues avais été tout de suite frappé par la grâce de ses mouvements que ne rend pas la photo, et aussi par la sérénité de son sourire bien présente, elle, sur l'image. Pendant des années, le couple que nous formions avait ressemblé à une barque glissant sur un fleuve tranquille. Je n'ai presque aucun souvenir de disputes entre nous. Je m'étais vite aperçu que Suzanne devinait mes pensées presque avant que je me les formule mais cette perspicacité n'était jamais empreinte de malveillance. Du moins avais-je cette impression, ce qui était sûrement une chance et un bonheur. Le nôtre était réel, fait de complicité, de tendresse, au point que je me demandais parfois si cette entente n'était pas un peu trop lisse. L'une de mes amies s'était décidée à quitter son mari parce que, m'avait-elle raconté, il était trop gentil. Lorsque je lui avais rapporté cette confidence, Suzanne avait levé un sourcil. – Est-il imaginable que certaines femmes aiment être battues ? – Tout est imaginable, avais-je dit, ajoutant aussitôt : arrive-t-il que tu me trouves trop gentil ? A l'instant même où je l'avais posée, j'avais regretté cette sotte question à laquelle elle avait répondu le plus simplement du monde.
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