– Toi, je t'aime.
Elle était ainsi. Mais il m'arrivait quand même de me demander si l'amour n'a pas besoin parfois de tempêtes pour se rafraîchir, se renouveler. Jusqu'au jour où la maladie ayant été authentifiée, annoncée et pas circonscrite, mon interrogation m'est apparue pour ce qu'elle était, oiseuse.
Les premiers mois nous faisions encore de longues promenades. Nous aimions sortir de la ville, prendre en voiture les routes qui mènent sur les pentes où pousse la vigne, puis emprunter à pied quelque chemin ombragé d'où nous pouvions admirer l'alignement impeccable des ceps. Si un banc s'offrait à nous, Suzanne s'y asseyait et son visage se détendait, reflétant un peu de la sérénité du paysage. J'avais appris à y discerner les signes de la fatigue qu'entraînaient les traitements. La longueur de nos balades variait au rythme des répits que ceux-ci lui dispensaient mais, inexorablement, elle diminuait et Suzanne passait de plus en plus de temps dans la bibliothèque où je lui avais installé un fauteuil qui valait presque un lit.
Autour d'elle, les livres dont beaucoup n'avaient d'autre valeur que celle du plaisir que nous avions pris à les dévorer ou à les déguster, formaient avec la couleur du bois, la lueur douce des lampes, une harmonie de tons allant de l'or au pourpre. Au bord des rayons, Suzanne avait aligné au fil du temps toutes sortes d'objets qui lui plaisaient, souvenirs de voyages souvent, et aussi les plus belles des cartes postales envoyées par les uns et les autres.
Je suis dans un cocon ici... un cocon qui est aussi une invitation à partir à la découverte d'autres horizons. Tout à fait ce qu'il me faut en ce moment, disait-elle en souriant.
Plus que jamais, elle me surprenait et m'impressionnait. Dès notre première rencontre, j'avais été frappé par ce quelque chose d'aérien et de grave en elle, qui lui venait sans doute de l'attention paisible qu'elle portait aux choses et aux gens. J'avais le sentiment que la maladie l'aiguisait encore. Mais je savais qu'en dépit des apparences, elle ne l'immunisait pas contre l'angoisse. Celle-ci profitait de la nuit pour se glisser en elle, lui tirer un gémissement, l'ébauche d'un geste de refus.
Je la serrais contre moi, me maudissant de disposer seulement pour tenter de la soulager, de ce remède venu du fond des âges. Elle se blottissait alors contre mon épaule et je l'entendais à peine murmurer : J'ai peur... ou Je suis triste... C'est trop tôt... Elle finissait par se rendormir.
Moi, je restais éveillé, l'estomac brouillé, la nuque en bois tant j'étais tendu. Il arrivait aussi qu'elle se retourne et qu'elle reste serrée, recroquevillée comme dans le ventre de sa mère.
Mais tant qu'elle put rester dans la maison d'où l'on apercevait au loin la mer des vignes où nous n'allions plus guère, elle était le plus fréquemment d'un grand calme, l'air presque heureuse, murmurant souvent : Beaucoup de ceux qui sont malades n'ont pas ma chance...
Je la revois encore dans la bibliothèque, immobile, les mains posées l'une dans l'autre sur ses genoux, le regard songeur… Désirait-elle que je lui apporte son livre, ou regarder un film avec moi ou seulement se reposer ? Tout de suite, je me reprochais de lui poser des questions semblant sous-entendre que je ne comprenais pas qu'elle puisse rester ainsi sans rien faire. Le plus souvent, elle me répondait simplement : Je fais quelque chose. Je prie... Et, comme je ne parvenais pas à cacher mon air ébahi, il lui arrivait d'ajouter, un éclair de malice dans les yeux : C'est le moment ou jamais. Quelques semaines avant la fin, je me souviens m'être mis à genoux à côté de son fauteuil et avoir posé ma tête sur sa cuisse sans pleurer, parce que mes yeux étaient secs.
Nous avons eu ce jour-là l'une de nos très rares conversations sur la foi. Dans nos familles, la sienne, la mienne et tant d'autres, la pudeur, l'éducation et peut-être d'obscures craintes interdisaient de parler d'au moins trois sujets : le sexe, l'argent et la religion. S'y ajoutait autour des tables du dimanche, la politique. La déferlante des déballages intimes envahissant les pages des magazines grand public et les écrans de télé peut laisser supposer que cette époque est révolue. Mais je n'en suis pas si sûr. De quoi peut-on être sûr d'ailleurs... Et de quelles certitudes étaient nourries les prières de Suzanne ?
J'ai d'abord cru qu'elle laisserait ma question sans réponse, que les mots glisseraient dans le silence comme si je ne les avais pas prononcés. Mais non... Elle a posé sur moi ce que j'appelais son regard de l'intérieur et elle m'a répondu.
– Il n'y a qu'une chose dont je suis sûre : la foi peut être un héritage, une consolation, une espérance, un pari, une volonté, une sagesse, une folie, une belle histoire, tout ce qu'on veut, sauf une certitude. La certitude, l'évidence n'ont rien à voir avec la foi. Elles s'imposent à nous sans avoir besoin d'elle, même lorsqu'elles sont fausses parce que nos sens nous trompent ou que la réalité se cache derrière des leurres et des masques.
Pour moi, croire est un besoin que mes parents ont sans doute mis dans mon berceau, qui a grandi avec moi et peut m'aider, du moins je l'espère, à vivre les jours qui me restent. Puis à mourir.
– Et tu n'as jamais douté ?
– Bien sûr que si. Je doute tout le temps. La foi suppose le doute. C'est par lui que passe forcément la confiance. Rien ni personne ne peut nous prouver que Dieu existe, qu'Il a envoyé une partie de lui-même vivre une vie d'homme, que c'est son amour qui nous a créés et nous fait vivre, mais la preuve du contraire n'existe pas. Alors, je me dis simplement que si par bonheur Il existe, ce serait trop bête de passer à côté et que, s'Il n'existe pas, y avoir cru ne m'aura pas fait rater ma vie. Finalement, j'ai fini par trouver attirant ce vide qui se creuse parfois en moi, plein de tous les possibles...
Ce qu'elle disait me donnait le vertige. J'ai quand même continué à l'interroger comme si j'essayais de rentrer en elle avant qu'elle s'en aille.
– Et à quoi ressemble ce Dieu auquel tu crois ?
– Je n'en sais rien. Peut-être est-Il simplement une sorte de quintessence, de perfection de l'amour. Peut-être est-ce simplement là que se cachent sa puissance et aussi son impuissance. Je pense aussi, parfois, que pour avoir créé l'univers et l'homme tels qu'ils sont, il faut qu'Il ait un sacré goût du risque Et ce qui me trouble le plus, c'est qu'Il ait pu faire, à son image dit la Bible, l'homme aussi orgueilleux, souvent même aussi bêtement vaniteux, alors que Lui-même ne se met jamais en avant, ne revendique rien et utilise si peu son pouvoir. C'est un mystère de plus. Les catholiques n'en manquent pas ! Parfois j'ai envie de dire que Dieu est un drôle de paroissien qui, lorsqu'on y réfléchit, donne vraiment envie de le voir de plus près. Cela peut aider lorsque vient l'heure…
Elle avait dit ces dernières phrases en souriant mais je voyais bien qu'elle ne plaisantait qu'à moitié. C'était fréquent. Elle avait un humour assez particulier qu'elle maniait toujours avec le plus grand sérieux et qui me laissait souvent désarçonné. C'était pire depuis qu'elle vivait avec ce cancer derrière toutes ses pensées.
Pour ses cinquante ans, elle se sentait encore suffisamment vaillante pour envisager de partir quelques jours. Elle choisit la région de Narbonne et plus spécialement Gruissan. Ce sera la dernière fois que je reverrai le décor de mes vacances d'enfant chez grand-mère Mireille, celle que nous appelions Grandmi. avait-elle dit.
De plus en plus, notre vie allait être une succession de dernières fois.
Avant même que nous soyons mariés Suzanne avait tenu à me présenter à Grandmi et au grand-père Marcellin qui exploitait avec son frère aîné quelques dizaines d'hectares de vigne. On élevait le vin à Gruissan depuis Jésus-Christ pour ne pas dire depuis Mathusalem. Ce beau village de pêcheurs et de vignerons me plaisait bien. Au début de notre vie commune nous y avions passé plusieurs fois nos vacances et c'est là que Fabrice encore très petit avait fait ses premières brasses.
Nous avons été les témoins de la reconstruction, une de plus, des chalets de la plage qui à l'époque s'étendait sur dix kilomètres de sable fin. Ce lieu n'avait pas attendu le grand renouveau du littoral du Languedoc-Roussillon voulu en 1963 par de Gaulle, pour devenir l'une des destinations de prédilection des vacanciers. Souvent très pragmatique, le grand Charles comme l'appelaient affectueusement mes parents, en avait décidé ainsi pour retenir sur la côte française le flot des touristes tentés de filer dépenser leur argent en Espagne. Peut-être savait-il aussi que dès le second Empire, lorsque les bains de mer devinrent à la mode, les familles narbonnaises se ruaient ici chaque été pour fuir la fournaise de la ville. Il y avait des lustres qu'elles avaient monté, juste sur le rivage, des baraques en bois où il fallait apporter, pour la saison, les lits et les fourneaux.
Mais il arrivait à la Méditerranée pourtant si riante de se faire méchante et, peu avant la fin du dix-neuvième siècle, un coup de mer avait tout emporté. On avait fini par édifier les chalets sur pilotis pour laisser l'eau passer et se retirer sans dommage les jours de tempête. Cela ne les a pas empêchés de disparaître pendant l'occupation allemande, lors de la seconde guerre mondiale, d'où la nouvelle implantation des années cinquante. Lorsque nous venions là, jeunes mariés, il y avait plus de mille chalets au début sans eau, ni électricité. C'est Suzanne qui m'avait raconté tout cela avec force détails. Elle n'était pas historienne pour rien ! Par elle aussi, j'avais appris que la seule période de sa vie où son grand-père avait quitté le pays de Narbonne avait été celle de son service militaire effectué à Belfort, place forte toute auréolée de sa résistance de 1870. Et c'est à l'ombre des hauts remparts de son château qu'il avait rencontré Mireille.
Bien que plus jeune, Marcellin s'en alla le premier. Grandmi et lui avaient eu quatre enfants dont le premier ne vécut que quatre jours. Pierre, le deuxième, mourut accidentellement à quinze ans et la dernière, Rose, fut emportée à neuf ans par une maladie qu'on aurait su soigner de nos jours. Il ne leur resta que Lucie, la mère de Suzanne. On n'imagine pas aujourd'hui où l'on vit si longtemps et où toute mort d'enfant paraît anormale, intolérable, combien de petits n'arrivaient pas à l'âge adulte, même au début du vingtième siècle, ce siècle que je considère toujours comme le mien car je ne suis qu'un passant furtif, presque clandestin, dans le vingt et unième.
Maman trouvait que Grandmi était souvent triste, se rappelait Suzanne. Elle ne l'était pas avec moi, trouvant toujours quelque chose à dire de drôle pour me faire rire et me pousser à goûter les nourritures inconnues qu'elle avait mises dans mon assiette. Et puis, elle avait la peau très douce.
Ces décès prématurés avaient, en tout cas, beaucoup assombri la jeunesse de ma belle-mère. Et sans doute fut-ce sans grands regrets qu'elle parcourut pour suivre son mari en Bourgogne presque le même chemin qu'avait fait sa mère en sens inverse vingt-cinq ans plus tôt. Il n'était pas rare alors que les enfants reproduisent la vie des parents. Ce ne fut pas vraiment mon cas. Après la mort de Suzanne, et plus encore celle de sa mère, les changements s'emballèrent comme un cheval furieux.
Lucie avait troqué un pays de vins pour un autre. C'est d'ailleurs lors d'une manifestation gastronomique et œnologique que son large sourire et ses yeux pétillants avaient séduit Alfred. Mon beau-père était un terrien qui aimait le ciel et les avions, pas du tout la mer et les bateaux. Cela n'empêcha pas Marcellin toujours en mal de fils, de le traiter comme s'il avait été le sien. Il y avait entre ces deux hommes qui l'un et l'autre avaient décidé, à vingt ans d'écart et non sans peine peut-être, de faire entrer une fille d'ailleurs dans leur propre famille, une proximité ayant largement contribué à maintenir les liens de la famille avec Gruissan. Nous nous y sommes tous rendus pour l'enterrement du grand-père.
Je n'ai jamais voulu savoir sur quels arrangements ou quels affrontements avait débouché la mort de Marcellin mais, peu après, Grandmi a décidé de quitter les bords de la Méditerranée et la tombe de son mari pour venir vivre vers Lucie dont elle avait toujours regretté qu'elle se soit installée si loin.
Cette petite femme qui semblait ne s'être jamais habillée autrement qu'en noir ou en gris avait la démarche trottinante et la silhouette menue d'une petite souris. Elle disait qu'elle voulait voir grandir son arrière-petit-fils. Ce fut le cas jusqu'aux dix ans de Fabrice qui lui donna ses dernières joies.
C'était ce qu'elle avait voulu. Elle s'était éloignée des bords de la Méditerranée comme elle avait quitté, un demi-siècle plus tôt, sa Franche-Comté natale pour suivre son Marcellin à Gruissan et il semblait que ces déracinements choisis ne lui étaient pas une souffrance. Sans doute était-elle plus sensible à ceux qu'elle rejoignait, enfants, petits et arrière-petits-enfants qu'au décor dans lequel se déroulait son existence.