Elle avait, sur ses vieux jours, mis ses pas dans ceux de sa fille qui, arrivée en Bourgogne tout juste mariée, avait tout de suite aimé la blondeur des pierres de l'Auxois, les verts profonds des forêts du Morvan et du Châtillonnais. Même si elle en gardait le souvenir, son pays couleur de terre, de mer et de ciel ne lui manquait pas vraiment et tout naturellement, son l'installation près de nous, les vacances à Gruissan s'étaient enfoncées dans le passé.
Les deux jours de bonheur que Suzanne et moi y avons passés en ce mois d'octobre ayant précédé sa mort ne leur ressemblaient pas. Le soleil qui se couchait plus tôt sur les étangs et les passages d'oiseaux migrateurs disaient que l'automne était là mais l'air était doux. Nous avions pris une chambre dans un petit hôtel du quai du Ponant, où nous faisions l'amour lentement, avec recueillement, presque avec reconnaissance. L'étreinte amoureuse ne nous était jamais apparue aussi fortement pour ce qu'elle est en profondeur : une façon de se sentir en vie.
Nous avons flâné dans les petites rues qui s'enroulent autour des restes du château de Barberousse, entre les maisons dont la terra cotta des murs et l'ocre des tuiles composent une subtile harmonie, puis nous avons mangé du poisson dans un restaurant niché près d'une anse qui ouvrait sur les étangs. Je me remplissais les yeux en écoutant Suzanne me parler de ses jeunes étés.
Certains quartiers avaient échappé à l'urbanisation touristique et au béton galopant et nous retrouvions, comme si nous les avions faites la veille, l'itinéraire des promenades passées. Celui de la Bonne Mère, c'est vraiment son nom, menait à la chapelle Notre-Dame des Auzils où les ex-voto et réductions de navires parlent de mer et de protection. Ce chemin est resté gravé dans ma mémoire comme le plus étrange et le plus émouvant cimetière marin que je connaisse. En plus de cyprès, particulièrement de circonstance, il est bordé sur toute la montée par des cénotaphes évoquant la mémoire des disparus en mer. Ils n'ont pas de tombes au cimetière et leur histoire tient en peu de choses : un nom, un âge, une fonction, une date de naufrage inscrits sur de petits médaillons. Suzanne a tendu la main vers l'une des inscriptions. J'ai lu : Arthur, quinze ans. Il était mousse.
Le guide que je tenais en main disait qu'il fallait un quart d'heure pour arriver jusqu'à la chapelle. Nous en avons mis deux ou trois. Le pas de Suzanne était lent et le mien s'y accordait sans peine. Cette progression entrecoupée de haltes allait bien avec le lieu et notre disposition d'esprit. Au sommet, nous attendait un beau panorama sur les Albères.
Regarde à gauche, m'avait dit Suzanne, comme le temps est clair, on peut voir la côte s'incurver en direction d'Agde. C'est le creux du golfe du Lion.
On aurait cru qu'elle m'offrait son pays et ses souvenirs d'enfance. Cette image m'est revenue à l'esprit lorsque j'ai découvert des années plus tard les premières photos de la terre vue du ciel avec les lignes fines que dessinent les rivages.
Avant de prendre la route du retour nous avons passé quelques heures chez les petits-cousins qui ont repris les vignes et la ferme exploitées jadis par le grand-père Marcellin et son frère. C'était une autre forme d'adieu.
De fait, je ne suis plus jamais retourné à Gruissan. L'occasion ne m'en a plus été donnée et surtout je n'avais guère envie de brouiller les images que j'en gardais en moi. Je ne suis pas très amateur de ces pèlerinages au cours desquels on ne peut pas s'empêcher de faire le recensement de tout ce qui a changé et qu'on ne reconnaît pas. On y mesure surtout qu'on a vieilli. En rentrant du Roussillon, nous avons fêté les cinquante ans de Suzanne avec sa mère et Fabrice, notre fils, tout juste rentré lui aussi d'un des multiples séjours à l'étranger que justifiaient ses études et son envie de voir le monde. J'avais toujours beaucoup aimé ma belle-mère, ce qui est moins rare que le disent des clichés et des histoires tristement éculés. Le décès de mon beau-père, un homme sanguin mort brutalement d'un arrêt cardiaque quelques années plus tôt, avait contribué à nous rapprocher encore car j'avais pris les rênes de l'entreprise qu'il avait créée et dans laquelle je travaillais depuis longtemps. C'était ce qu'il avait toujours envisagé et Lucie ne m'avait ménagé ni ses conseils ni son appui.
Cette grande femme que l'âge avait alourdie un peu gardait l'esprit fin. Rester dans l'ombre de son mari ne l'avait frustrée de rien, ne lui avait enlevé ni sa force ni sa personnalité. J'aimais sa culture qui ne consistait pas à retrouver le nom du compositeur d'une symphonie ou de l'auteur d'une citation mais l'aidait à comprendre le monde comme il va. Et surtout comme il ne va pas.
Même si sa rondeur le faisait oublier, il y avait une grande ressemblance entre elle et Suzanne et celle-ci avait fait naître très vite, entre ma belle-mère et moi, une complicité affectueuse. Nous avions partagé l'amour que nous portions l'un et l'autre à ma femme, nous avons ensuite vécu ensemble sa maladie et la douleur qu'elle portait en germe, cette attente frémissante du pire qui était sûr et que, tous les deux, nous nous préparions comme nous le pouvions, à supporter avec elle. Suzanne était la seule enfant que Lucie avait mise au monde. Elle ressentait forcément comme une monstrueuse anomalie que cette vie venant d'elle puisse s'achever avant la sienne.
Il y avait enfin Fabrice qui devait faire face. C'était un garçon silencieux. Lorsqu'il était là, il se contentait de rester assis près de sa mère, de serrer sa main un peu plus longuement qu'avant. Elle lui posait peu de questions, se bornant à lui parler de ses projets, à lui prédire qu'il réussirait à les mener à bien. On voyait bien qu'ils n'avaient pas besoin de beaucoup de phrases pour se comprendre.
Suzanne n'a pas vu le retour des hirondelles. Ce fut un arrachement annoncé, préparé. Un arrachement quand même.
3
Je m'apercevais qu'accepter l'idée qu'un jour ma femme mourrait de son cancer ne m'avait pas vraiment préparé à son absence. Sans doute était-ce illogique mais qu'avais-je à faire de la logique ? Après m'avoir vu pendant des jours, des semaines peut-être, manger sans faim, dormir sans me reposer, marcher d'un pas d'automate distrait, Fabrice, plus présent que je n'aurais osé l'espérer, conclut : Il faut que tu partes en voyage. Rien ne t'empêche de prendre un peu de vacances. Si tu veux, je t'accompagne...
Je n'avais guère envie de répondre oui mais aucune raison de dire non. Surtout je ne pouvais pas refuser en opposant à mon fils que les voyages, c'était avec sa mère que j'avais rêvé de les faire. C'est lui qui proposa une destination: les volcans encore en activité. Et lorsqu'il ajouta : Je sais que tu voulais les découvrir avec Maman. Faisons-le ensemble, ma gorge se serra si fort que je ne pus prononcer un mot. Un silence qui ressemblait à un assentiment.
Nous prîmes l'avion. Il avait tout organisé. Nous avions l'air d'un père partant courir le monde avec son fils mais c'était Fabrice qui jouait le rôle du père. C'est à peine s'il ne m'avait pas dit quels vêtements j'avais besoin de mettre dans ma valise. Il me guidait, m'expliquait ce que nous allions voir... Je me laissais faire... Lucie elle aussi m'avait poussé à partir.
Cela vous aidera. Ici, on peut se passer de vous quelques temps...
Fabrice avait choisi pour nous les volcans d'Hawaï parce que crachant avec une admirable constance depuis pas mal d'années, ils figurent parmi les plus actifs du monde.
Le Kilauea est adossé à un autre, beaucoup plus grand que lui, le Mauna Loa. De son cône descend en permanence un flot de lave plus ou moins abondant que l'on peut voir avancer lentement, changer de direction, grossir ou s'amincir. Il arrive que la coulée descende jusqu'à l'océan comme un gros serpent visqueux. Lorsqu'elle n'est pas trop importante, on peut s'approcher très près, au point de faire cuire des steaks ou de la banane sur la lave mais souvent la chaleur trop forte contraint de rester à distance.
J'ai raconté tout cela à Raphaël enfant en lui montrant des photos. Elles me guidaient mieux que mes souvenirs dès l'origine plutôt flous. C'est à peine si je me rappelle avoir marché sur la croûte qui se forme dès que la lave refroidit. Bien que le sol fût encore brûlant, on pouvait croire que la bête était endormie, sauf que le soir, on voyait rougeoyer la lave sous la surface que les chocs thermiques fendillaient. Cela faisait un peu peur mais j'ai surtout pensé que ce magma ardent ressemblait à la douleur du deuil. Parfois on la croit endormie, en train de s'apaiser peut-être, puis arrive la nuit et elle est là, prête à vous embraser.
On voit sur les clichés de Fabrice, les étranges effets de cordages lovés que forme la sève durcie du volcan, au cœur de la jungle. Les catalogues que j'ai moi-même confectionnés après notre retour contiennent beaucoup de sites magnifiques car contrairement aux hommes, la nature ne se vante pas, ne promet rien qu'elle ne puisse tenir. Elle se met en spectacle sans se hausser du col et s'offre à qui veut bien se donner la peine de l'admirer.
Je sais que j'ai vu tous ces panoramas, toutes ces éruptions, que j'ai entendu le bruit des explosions au bord du cratère mais si ces images, ces centaines d'images qui me fendent le cœur et où souvent je figure, n'étaient pas là, je dirais que je ne suis jamais allé là-bas tant j'ai gardé peu de souvenirs de ce périple de deux semaines. Je n'étais pas dans mon corps, dans mon regard. Je m'extasiais, du moins j'essayais d'en avoir l'air pour faire plaisir à Fabrice, mais j'étais aussi insensible qu'une main à la peau brûlée. Les choses me traversaient sans m'impressionner.
Je me rappelle juste la présence de mon fils à mes côtés, sa proximité, ses attentions et c'est le souvenir le plus doux que je garde de cette période. C'est aussi celui qui s'est transformé en une torture de tous les instants, lorsque s'est produit l'accident.
J'avais commencé à aller un peu mieux. Le travail, le temps faisaient leur œuvre et je pensais sottement que ce qui pouvait m'arriver de pire était derrière moi. Fabrice qui se préparait à travailler près de moi dans l'entreprise, venait souvent. Lui aussi paraissait plus heureux. Ou moins malheureux. La vie semblait vouloir reprendre son cours. J'étais cependant plus vite inquiet que par le passé.
J'attendais le retour du garçon dans la soirée. Contrairement à sa mère, il aimait les avions et avait décroché très tôt son brevet de pilote. Aujourd'hui encore, je préfère ne pas penser que c'était peut-être parce que j'avais reporté sur lui mes amours de jeunesse.
En cet après-midi tempétueux de mars, j'ai beaucoup scruté le ciel et les nuages lourds de neige. Lorsque j'ai appris qu'il avait été recommandé au pilote de ne pas se poser à Montbéliard, là où on l'attendait, mon malaise a encore augmenté. Il aurait pu être dérouté sur Dijon ce qui m'aurait comblé mais l'Alsace était plus proche et le député n'avait sans doute en tête que son fameux meeting où il voulait arriver à temps. Nous avons su plus tard qu'à Mulhouse aussi l'atterrissage avait été déconseillé. Que s'est-il passé ensuite ? Sans doute l'appareil pris dans la tourmente de neige s'est-il déporté plus à l'est vers la Forêt-Noire où il a givré ? Ce phénomène bien connu des pilotes peut presque instantanément alourdir l'appareil au point de le faire sombrer. Je me suis retenu d'aller jusqu'à l'aérodrome. Ça n'aurait servi à rien.
Quelques jours ont passé pendant lesquels j'ai dû avec l'aide de Lucie organiser les obsèques, régler toutes sortes de questions dont la plus détestable fut de faire rapatrier les corps. Il m'a fallu pour ce faire, entrer en contact avec les proches du député. Ils suivaient de près l'enquête menée en liaison avec les autorités allemandes.
Fabrice fut enterré le premier, la cérémonie, pour lui, était plus simple. Dans l'église bondée car les morts, surtout jeunes, déplacent facilement les foules, je me suis dit qu'il fallait que je remercie tous ces gens. Je flottais à peu près incapable de reconnaître qui que ce soit. Au moment de l'absoute, j'ai entraperçu un groupe de filles et de garçons sensiblement de l'âge de celui dont ne je parvenais pas à croire que le corps était étendu là, dans le cercueil de bois clair.
Je me suis souvenu que quelques semaines plus tôt, mon fils avait dit du ton détaché qu'il prenait lorsqu'il avait quelque chose d'important à m'annoncer : Je voudrais te présenter quelqu'un. Elle s'appelle Marie.
Je n'en avais pas su plus. Sans doute se trouvait-il une Marie parmi les jeunes qui étaient là, les yeux rougis...
Le surlendemain, j'avais rejoint la foule beaucoup plus considérable encore qu'avaient rassemblée les obsèques du député. Celui-ci faisait partie de ces politiques qui réussissent à se faire apprécier bien au-delà de leurs rangs. De plus, en cette veille d'élections que les augures pensaient pouvoir être favorables à la gauche, on avait beaucoup dit qu'il était ministrable. Cela n'avait rien de très étonnant. Il avait, jeune encore, déjà eu cet honneur.