Retour au paradis

2060 Mots
RETOUR AU PARADISBon. Je m’en suis bien sortie. De quoi ? Je n’arrive pas trop à le comprendre. Mais je n’ai pas à me plaindre. Je me suis réfugiée dans une des rues les plus commerçantes de Béziers, une rue à cette heure lugubre. Les douze coups de minuit ont sonné, deux femmes ont été englouties sous mes yeux par des entités différentes, et je n’ai rien tenté pour leur venir en aide. Peut-être qu’elles n’avaient pas besoin de mon aide, besoin ni de moi, ni de personne… Me voici sur les Allées Paul Riquet. Cet endroit fleurait la bonne petite bourgeoisie campagnarde il y a, quoi, un siècle et demi ; c’est, paraît-il, désormais l’un des plus redoutables coupe-gorge d’une ville devenue l’une des plus criminogènes d’une région, elle-même pas triste. Culture méditerranéenne oblige. Paraît-il. Je m’assieds sur un banc, sors de mon sac (il est dangereux d’avoir un sac, et plus encore de l’ouvrir…) un petit cigare que j’allume. Deux jeunes gens aux tempes rasées devisent contre un platane qui dans la journée fait le bonheur des étourneaux et le malheur des commerçants, c’est-à-dire, d’un seul et unique bistrot (le bar de la Comédie), qui étale de jour tables, fauteuils et balancelles dans l’attente des touristes bravant les déjections animalières venues de la terre ou du ciel. Je ne cherche pas, moi, à défier ces deux types, qui m’évaluent en se demandant probablement si je suis de la police, ou une cliente pour de l’herbe. Non, je ne cherche pas à affronter qui que ce soit. Présentement, j’essaie de comprendre pourquoi je n’ai pas peur de traîner seule dans des endroits mal famés en pleine nuit, tout en craignant les gens bien élevés que j’ai côtoyés en pleine lumière toute la soirée. En d’autres époques moins sereines, aurais-je été une résistante et si oui, quelle résistante ? Les occupants avaient voulu, paraît-il, embarquer la bonne vieille statue de l’ingénieur de Louis XIV, Pierre Paul Riquet, bâtisseur du canal du Midi, pour fabriquer des canons. Quelle allure auraient les Allées Paul Riquet, sans la statue de cette personnalité emblématique ? À quelques mètres d’elle, comme pour la narguer, s’étale l’affiche d’une campagne publicitaire de monsieur le Maire, une gigantesque (et semble-t-il obsolète) arme à feu qui annonce que les policiers municipaux ont un nouvel ami. Ce qui m’amène à me poser la question suivante : de quoi dois-je avoir peur ? Des tempes rasées, des policiers municipaux, ou des armes à feu qui flottent dans l’espace en se prenant pour des êtres humains, en l’occurrence, des amis ? À question simple réponse simple : je n’ai peur d’aucun d’entre eux. J’ai peur de moi. C’est aussi simple que ça. Aussi cruel que ça. Maintenant que j’ai ma réponse, je peux rentrer tranquillement chez moi. Cela fait un mois que je loue cette maison bien trop grande pour une personne seule. Bien sûr, rien ne dit que je resterai seule longtemps, mais il est clair que pour le moment je n’envisage aucune cohabitation. Je sors d’une séparation particulièrement sordide, et j’ai senti le vent du boulet. Plusieurs mois de dépression et d’alcool. Concernant l’alcool il n’y a pas de doute : une bouteille de vodka par jour place un homme dans la maladie alcoolique, alors, une femme… Mais concernant la dépression, rien n’est moins sûr. Ma thérapeute du CSAPA3 de l’association Épisode met en doute le fait que j’aie un jour été dépressive. Paumée, malade, clouée, crucifiée, torturée, ballotée, ensevelie, certes, mais toujours renaissante. Ramper dans un tunnel ne signifie pas qu’on est dépressif. Être enterré vivant non plus. À six pieds sous terre, suffoquant dans un cercueil, on a le temps de se poser les bonnes questions dont les réponses permettront de creuser la terre pour revenir au monde plein de vie, et non comme un mort-vivant tout rongé par les vers, et dont la seule justification est de dévorer ses anciens semblables, les « vivants ». Bon. Ma thérapeute ne nie pas que je revienne de loin. Que le fait d’avoir été la victime d’un pervers narcissique soit perturbant. Que j’aie traversé une grave crise de confiance en moi. Mais avoir un jour renoncé à vivre, jamais ! Même quand je buvais un litre de vodka par jour ? — Pas suffisant. — Suffoquer dans son vomi, se tenir le ventre, cracher ses entrailles… — La souffrance physique est un symptôme de vie, pas de mort. — Mais la souffrance morale aussi ! Sauf que lorsque cette souffrance morale est trop forte, eh bien, elle nous fait dire, et surtout croire, que mourir vaut mieux que vivre. Et penser cela, c’est être dépressif. — Avez-vous, vraiment, un jour, pensé cela ? Si je veux être honnête envers moi-même, et en thérapie, il vaut mieux l’être, je dirais non. Je n’ai jamais pensé que mourir valait mieux que vivre, enfin, pas de cette mort-là, au sens de la promesse de ne plus jamais rien ressentir. Pendant toute cette horrible période, j’avais songé à cette maladie dont souffrait mon futur ex-mari, la schizoïdie, qui le coupait de toute émotion, empathie, compassion, comme la tétraplégie coupe sa victime de son corps. Savoir que j’avais côtoyé cette maladie pendant les quatre années qu’avait duré mon mariage sans rien voir, comprendre ou sentir, m’avait donné un bien sale vertige. Cela ne me transformait-il pas en une autre psychopathe ? Être partie du principe que j’étais aimée, respectée, peut-être même comprise, cela ne faisait-il pas de moi une personne trop stupide pour vivre ? Un médecin du centre de postcure pour malades alcooliques où j’avais séjourné un mois avait dit que pour certaines personnes l’alcool était le seul remède au suicide. De deux maux on choisissait le moindre, preuve de notre capacité à hiérarchiser les problèmes et ses solutions… Preuve, donc, de l’intelligence des alcooliques ! Au rez-de-chaussée, j’ai un garage d’environ 60 m2. J’y ai installé un atelier avec tout ce qu’il faut : tables, étagères remplies d’acryliques et d’huiles, un lecteur de CD coincé entre deux piles de toiles, avec lequel j’adore écouter à fond de l’opéra. Turandot est mon opéra favori après Carmen. J’en ai cinq versions, dont celle de la Callas qui n’est pas la meilleure sur le plan de l’enregistrement, mais enfin, la Callas c’est la Callas… Une toile me nargue depuis près d’un mois : une tête coupée, qui repose dans un panier. C’est censé être une contribution à un projet que mène une b***e d’hurluberlus afin de ressusciter une ancienne fête emblématique de Béziers, les Caritats : une réponse au mythe de Saint Aphrodise, un de ces nombreux saints céphalophores4, décapité sur la petite place Saint-Cyr qui fait un creux entre la colline Saint-Jacques et la colline Saint-Nazaire. Aphrodise, Égyptien converti arrivé à Béziers à dos de chameau, aurait déplu par ses prêches à certains Biterrois déjà frileux dans leurs rapports avec les étrangers ; ils l’auraient décapité et auraient jeté sa tête au fonds d’un puits. Manque de chance pour eux, l’eau serait remontée toute bouillonnante jusqu’au bord de la margelle, permettant au martyr de récupérer sa tête et de se promener avec elle sous le bras, effrayant femmes et enfants. Bon, je ne prétends pas être la réincarnation de cet homme. Le fait est que j’ai promis de livrer quatre ou cinq têtes pour accompagner une procession (100 % laïque) dont l’achèvement doit avoir lieu sur la place Saint-Cyr, entre les places Saint-Jacques et Saint-Nazaire ; que je n’en ai terminé qu’une, que j’ai le vertige de la toile blanche, que mon ébauche ne me plaît pas ; bref, que je suis en panne de créativité. Un ami, inclus dans la b***e d’hurluberlus, m’a promis un autre sujet d’étude, toujours dans l’optique des Caritats, mais ce sujet reste pour le moment un mystère. Un petit escalier mène au premier étage, avec deux chambres et une salle de bain. J’ai empilé nombre de cartons de mon dernier déménagement, celui de ma maison conjugale. Cela n’a pas été une mince affaire que d’aller les récupérer. Quand le taxi m’a déposée devant cette modeste maison insignifiante de la campagne vendéenne, je me suis fait l’effet d’une petite fille prête à être surprise par Barbe Bleue. Mon ex m’avait pourtant annoncé qu’il ne serait pas présent ; parti rejoindre une hypothétique maîtresse en Pologne. Le souvenir de sa perversité montait par vagues tandis que ma main tremblante cherchait la clé dans le fourre-tout de mon sac. Un vent léger faisait frissonner un bouquet de tiges surmontées de boules rouges hirsutes ; des rince-bouteilles. Un bouquet que nous avions planté ensemble, deux jours avant qu’il m’annonce qu’il me quittait. Devant l’empilement des cartons, je vois le canapé jaune où il était assis, tranquillement, lorsqu’il m’avait déclaré : « Je te quitte, je ne tiens pas à t’expliquer pourquoi. » Sa main tenait un grand verre de vodka coupé avec de l’Orangina. Je vois le canapé bleu sur lequel j’étais restée toute la nuit, pliée en boule, dans un état de sidération, une boîte bleue de tranquillisants (du Seresta) posée à mes pieds ; la table décorée de mosaïques sur laquelle il avait posé une bouteille de pastis, un alcool qu’il détestait, mais qu’il tenait avec jubilation : « Tu sais ce qu’il te reste à faire… » Sa voix. Son regard. Son visage. Au deuxième étage il y a le salon-salle à manger, la cuisine et une grande terrasse. Tout ceci meublé a minima. Il y a mon fameux canapé bleu, ma table à mosaïques, une armoire ; pas de déco, rien de personnel. Les murs nus me rappellent que je ne sais toujours pas ce que je fais là, ni, surtout, si je resterai. Un élément concret me rattache cependant à Béziers : ma procédure de divorce, menée parfaitement par Maître Delphine Paturel, étrange tigresse qui a posé sur moi ses pattes griffues et empuanti mon visage de son haleine de fauve. Une audience devrait avoir lieu, d’après mon avocate, au tribunal des affaires familiales de Béziers, d’ici la fin du mois prochain. Je regarde mon portable. J’ai quatre vieux messages : celui de Guiraud (qu’il aille se faire voir !), un autre de Patricia, femme d’âge mûr que j’ai rencontrée à la médiathèque il y a quelques semaines, et qui m’avait alors promis de me communiquer les coordonnées d’un cours de chant (j’ai étudié le chant lorsque je vivais en région parisienne, avant ma rencontre avec mon futur ex-mari, et je brûlais d’avoir une activité qui mettrait en scène le corps : le chant, en l’occurrence). Le message a été envoyé à vingt heures trente, une demi-heure avant le coucher de Patricia, qui, d’après ce qu’elle m’avait longuement expliqué sur le trajet entre la médiathèque et chez-moi, tenait à être en forme pour son cours de Taï Chi5 quotidien de six heures tapantes. Un autre d’Albert, un bedonnant à grosses lèvres avec qui je couche de temps en temps sans conviction. Marie, réponds-moi s’il te plaît. J’ai envie de toi… Un dernier message de Thérèse. Daté d’il y a environ une demi-heure. Assis dans un coin de la terrasse se tient mon invité de presque tous les jours : un chat noir à tache blanche sur le poitrail, que j’ai surnommé Pot de Colle en raison de ses nombreux câlins. Je me sers un verre d’eau pétillante et m’assieds dans un fauteuil en plastique laissé par la propriétaire. Le chat saute sur mes genoux, se frotte contre mon ventre. J’ai connu un autre chat noir à l’époque où j’étais hébergée chez une copine rencontrée à l’hôpital psychiatrique de Béziers, où j’avais été internée pour ma dépression (pseudodépression ?). C’était un chat des rues, un chat qui se frottait à mes chevilles tandis que je dégueulais l’alcool entre deux poubelles. Celui-ci achève de faire ses griffes sur mes cuisses, avant de daigner se rouler en boule en ronronnant. Il est environ deux heures du matin. Thérèse. Je n’ai pas envie d’écouter son message. Du cœur de la nuit, j’entends sa souffrance, mais qu’y puis-je ? Aide-toi et le Ciel t’aidera, comme on dit depuis des siècles. Est-ce que je me plains de mon sort, moi ? Et si tu appelais Albert ? Comme ça, à deux heures du mat, style : si tu veux tirer ton coup mon gars, faut le mériter ! À n’importe quelle heure ! Tant pis pour ta forme olympique demain matin… J’aime bien jouer les salopes, les tyrans, de temps en temps… Parce que ce n’est qu’un jeu. Je tends la main vers le portable, je le soulève… Et il sonne. — Marie, c’est toi ? Je… Je me sens mal… Je suis mal, si mal… Me voilà repartie à creuser ma mémoire, mon imagination, pour calmer, rassurer, cette femme de cinquante-cinq ans ivre morte, terrorisée par l’idée de se trouver ligotée sur un brancard aux urgences ; cette femme à qui j’ai eu l’imprudence de confier mon numéro lors de mon séjour dans le centre de postcure. Comme si j’avais le pouvoir de calmer la détresse. De donner du sens à la vie. Mais pour qui te prends-tu, pauvre idiote ? Quelques minutes plus tard, j’éteins mon portable. Thérèse m’a promis de se coucher tout de suite, de laisser l’oubli glisser en elle et de composer avec la nuit un cocon moelleux qui tiendra au moins jusqu’au lever du jour. Quant à moi, je caresse le chat, le plus doucement possible. Sa fourrure est chaude, sa respiration donne le rythme d’une réflexion apaisante sur le pourquoi des choses, question suffisamment vaste pour me bercer en me donnant une sensation de plénitude. 3 Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (Note de l’Éditeur) 4 Ce mot (composé de céphalo — « tête » et de — phore « qui porte ») qualifie un saint qui porte sa tête après sa décapitation. (Note de l’Éditeur) 5 Le Taï-chi-chuan, entre méthode de relaxation et art martial, est une gymnastique pratiquée depuis des siècles en Chine. (Note de l’Éditeur)
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