RENDEZ-VOUSÀ mon réveil Pot de colle est sur mon ventre. Elle ronronne comme ce n’est pas permis pour une heure si matinale (dix heures). Je suis affalée, jambes et bras écartés sur mon lit et elle frotte son nez sur ma joue, mon menton, mes coudes, laissant des petites flaques fraîches.
Voici une bonne année que je ne me suis pas réveillée avec un homme à mes côtés. En principe je n’y pense pas et je me contente de caresser du pied le drap frais, de respirer le silence, de guetter Pot de Colle. C’est le souvenir du message d’Albert qui me fait penser à ce qui pourrait passer pour une vacuité. Albert ne remplit pas grand-chose concernant ce vide, il me laisse juste après nos ébats la sensation d’avoir œuvré pour l’hygiène, d’être une femme normale qui a frotté son vagin à un pénis pas trop mal fichu, contrairement au reste de sa personne. Mais à l’instant présent j’ai plutôt le sentiment qu’il agrandit le vide. Bon, il grossit la chaîne des relations mortifères que je collectionne pour des raisons bassement sexuelles. Pour l’idée que je me fais de ce que doit être la vie sexuelle d’une femme de mon âge, quarante ans et des poussières. Je ne vais pas reprendre la longue litanie des écrivains quadragénaires qui gémissent sur le vide affectif des Bobos qu’ils côtoient, sur cette impression de grain de sel mal placé, qui emporte le goût que devrait avoir une fine pâtisserie, et que laisse le frottement d’un sexe qui n’a pas d’état d’âme. Albert m’a d’ailleurs procuré le « plaisir » de ne pas venir à notre précédent rendez-vous, ne hâtant la frustration que de quelques heures. À présent que j’écoute mes nouveaux messages, je l’entends s’excuser en invoquant une querelle de voisinage qui lui aurait coûté un incendie. Il me propose de venir me chercher à 18 heures pour m’emmener dans sa nouvelle gentilhommière, une bicoque que je n’ai pas encore vue, qu’il aurait construite de ses mains (monsieur est maçon), garnie d’un bar et d’une descente de lit en fourrure de taureau. Car Monsieur, en plus d’être alcoolique, aime la corrida. Je déteste la corrida ; il ne me croit cependant pas sincère quand je lui dis détester l’alcool. Il faut dire que cette répulsion est assez récente. Et miraculeuse. Je suis donc ce qu’on appelle une malade alcoolique, capable de dire non au premier verre, mais pas au deuxième. Longtemps, j’ai été persuadée que j’étais capable de contrôler ma consommation, et incapable de m’en passer. Une bien longue traversée du désert, qui s’achève sur ce qu’on appelle l’abstinence. Enfin, c’est le terme qui désigne l’absence d’alcool chez les Alcooliques Anonymes. Je ne suis pas d’accord avec ce mot. Je ne bois pas parce que je n’ai pas envie de boire, c’est tout. Je suis alcoolique peut-être, mais pas abstinente. Alcoolique non pratiquante, éventuellement.
OK, je réponds par SMS à mon amant qui ment. Avant de me raviser. 18 heures, c’est l’heure du cours de chant dont m’a parlé Patricia, la dame rencontrée à la médiathèque.
21 heures, je suggère. Tant pis si ça ne lui convient pas.
J’ai un nouveau message de Guiraud. Il me propose de venir à sa galerie en fin de matinée, afin de s’expliquer sur son absence, je crois. Je regarde ma montre. Onze heures. Qu’il aille se faire voir.
Vers midi, j’ai rendez-vous avec un drôle de personnage au café de la Comédie. Il appartient à la Société Archéologique, Scientifique et Littéraire de Béziers ; excusez du peu. Il m’attend, installé au fond d’une balancelle cahotée par le vent. Le vent est un fléau à Béziers, le véritable ennemi des cyclistes, paraît-il, plus que les montées et l’absence de pistes cyclables dignes de ce nom. Le monsieur est habillé d’un costume rouge à liserés dorés, avec un nœud papillon doré.
Dans une main surplombant un coude posé sur un dossier, il tient une pipe à tête de chameau, éteinte. Dans l’autre main, une tasse de café décorée d’une fleur écarlate.
— Que de rouge !
— Le rouge est la couleur des martyres, m’explique-t-il avant que j’aie eu le temps de lui dire bonjour. C’est une histoire de feu et de sang. C’est l’amour divin matérialisé par des langues de feu qui frémissent au-dessus de la tête des Saints. C’est la puissance de la foi.
Je hausse les épaules. La foi liturgique, pour moi, est une affaire de vieux barbons qui n’aiment pas les femmes. Les pages de Saint Augustin me brûlaient les doigts avant que ses propos fiévreux ne parviennent à mon cerveau ; j’étais tout simplement sidérée qu’un être humain puisse penser de moi ce que cet homme pensait des femmes.
— Le doré symbolise la gloire. Mais je ne vais pas discourir plus longtemps des couleurs avec une artiste peintre !
— Cela ne me dérange pas, je vous assure. De parler de gloire.
— Tu peux me tutoyer (il fait mine de poser la main sur moi ; je n’aime pas ça). À propos, où en es-tu de ton exposition ?
Je ne sais pas de quelle exposition il parle. J’espère qu’il ne mentionne pas mes tractations avec Guiraud. À ce sujet, la Galerie de Guiraud n’est pas loin, et ça me rend nerveuse de m’installer en terrasse. Je ne suis pas à l’abri qu’il remonte les Allées pour aller déjeuner, qu’il m’aperçoive et provoque un esclandre. Je suis bien sûr libre de l’envoyer promener, mais ce n’est pas mon genre d’être agressive ni de me faire remarquer, je l’ai déjà dit. Quoique.
Monsieur Clériot (le bonhomme rouge et doré), pose sa tasse, sa pipe, et tire les élastiques de son dossier. Il en sort des photos blanches et grises de ce qui ressemble à des sculptures de marbre.
— Ce sont des clichés du sarcophage de Saint Aphrodise, dit-il doucement, comme s’il soulevait le pan d’un lourd secret. La Chasse aux lions.
Les photos ne sont pas précises, aussi sort-il de la pochette un dessin ressemblant à une vignette de b***e dessinée. Il représente trois lions, enfin, un lion et deux lionnes, en train de défendre leurs petits, face à une horde de cavaliers qui n’honorent pas la race humaine. On peut évidemment se demander ce que font des lions dans cette bonne ville européenne de Béziers. Mais ce qui transparait plutôt dans le dessin, c’est la noblesse et le courage des animaux face à l’expression de stupidité des humains criminels. Une dénonciation avant l’heure de la corrida ?
— La Chasse aux lions, répète Monsieur Clériot. Elle date du IIIe ou IVe siècle.
— On dirait plutôt un m******e.
— Certaines personnes pensent en effet que cette fresque illustre le m******e des chrétiens par l’empereur romain Dèce, au début de l’année 250 ; des scènes de violence retranscrites dans le « Bréviaire de Béziers » daté du XVe siècle.
— Béziers serait donc bel et bien une ville de violence. Le m******e des chrétiens dont le point d’orgue serait la décapitation de Saint Aphrodise ; le sac de la ville à l’époque du génocide des cathares…
— La révolte vigneronne de 1907, et maintenant, les armes à feu de monsieur le Maire.
— Sans parler de la corrida…
Monsieur Clériot se fend d’un grand sourire qui le rend assez beau et lumineux. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, aux rides élégantes, à la chevelure gris chartreux, fournie, tourbillonnant sur les oreilles et dans le cou. Il est professeur d’histoire, a un frère architecte qui travaille sur un projet de funiculaire destiné à relier la vieille ville aux neuf écluses qui embellissent le canal du Midi pour le plus grand bonheur des touristes. Il est membre du Collectif de joyeux drilles censés ressusciter l’antique fête des Caritats, une b***e qui a élu domicile sur la place Saint-Cyr, dans un petit bistrot en cours de rénovation, fermé en cette heure encore matinale.
— Mais je ne ferai aucun commentaire au sujet de la corrida, ajoute le quinquagénaire, jouant avec sa tasse comme s’il souhaitait y lire son avenir dans le marc de café.
Je hausse les épaules. Je me sens subitement fatiguée. Pas assez dormi. Mon portable vibre. Bon sang, Albert… Non, Guiraud. Je bâille.
— Que voulez-vous… Que veux-tu de moi ?
— Je souhaiterais que tu réalises une peinture à partir du dessin de la Chasse aux lions. Je sais que tu es une experte en visages… non, ne fais pas la modeste… et en regard. Je veux que tu sublimes le regard de ces lions. Il en va peut-être de l’avenir de Béziers !
Je sens la peau de mon front se plisser sous le soleil maintenant très dru de ce mois d’avril. Le serveur nous regarde ; sans doute pense-t-il qu’on squatte bien longtemps sa terrasse pour un simple café, avenir de la ville ou pas…
Enflammons le désir d’oser et la rage d’agir.
Sortons des décombres de nos pseudocraties.
Voilà ce que je lis dans la boîte mail de mon Smartphone. Je fais partie de la liste de diffusion d’un mouvement citoyen (Partagir) dont le but est de permettre à tout un chacun de renouer avec la politique, au sens où les Grecs anciens l’entendaient. Béziers me paraît un bon laboratoire pour une telle expérience. Elle n’en a bien sûr pas l’apanage ! Il y a la Grèce nouvelle, les Podemos en Espagne, et une expérience bizarre dont j’ai à peine entendu parler, menée dans un petit village de la Drôme, Saillans6… Tout ceci devant déboucher sur la manifestation désignée comme les nouvelles Caritats, prévue pour le 4 mai, veille de l’Ascension. Antoine, le principal organisateur, propose une réunion ce soir à 18 heures dans le café Saint-Cyr.
Bon. 18 heures, c’est impossible. J’ai rendez-vous avec Patricia juste avant pour son cours de chant. Si je l’appelle pour reporter, elle le prendra mal, je le sens. Pendant la petite heure où nous avons discuté en revenant de la médiathèque elle m’a beaucoup parlé de Qi Jong et de Taï Chi ; c’est mauvais signe. Les gens qui exercent ces pratiques ont une hygiène de vie qui s’accompagne d’une certaine intolérance, je le sais par expérience. Peut-être que je me trompe en ce qui la concerne…
Toujours est-il que j’ai envie d’aller à ce cours de chant.
Patricia sonne à ma porte à 17 h 45. Elle est toute pimpante dans une petite chemise blanche. Nous prenons la direction de la Colonie Espagnole, le théâtre qui abrite le cours. Elle me dévide une partie de sa vie. Elle vient de Paris, y est née, et y a construit toute sa carrière professionnelle, en tant que commerciale. Elle est venue s’installer à Béziers au moment de la retraite, n’ayant plus les moyens de payer son loyer ; quant à quitter sa très chère capitale, autant aller au soleil, c’est-à-dire sur le pourtour méditerranéen : sur ledit pourtour, rien n’était moins cher que Béziers. Aussi simple que ça. Pas de mari ni de compagnon, pas d’enfant, pas de frère ni de sœur, pas d’attache. Libre comme l’air. Comme moi. Pas de télé non plus. Ni ordinateur ni téléphone portable.
Elle n’aime pas la faune qui traîne sur les Allées Paul Riquet. Enfin, qui traînait. Tous ces jeunes drogués qui se vautrent dans l’assistanat au lieu de développer de vrais projets de vie, sans parler des plus vieux, pires encore, avec leurs chiens pouilleux et leurs canettes de bière !
Patricia n’aime pas les alcooliques.
La Colonie Espagnole, encore un lieu qu’il faut connaître. L’entrée est minuscule à côté d’une vieille bouquinerie qui ne manque pas de cachet. Tout ceci dans le vrai centre historique de Béziers, un enchevêtrement de venelles ayant connu bien des époques. La Colonie est bien sûr une conséquence de l’immigration espagnole issue du franquisme ; elle se caractérise aussi par un grand éclectisme : des danses flamenco y sont programmées certes, mais aussi des conférences, spectacles théâtraux, chorale gospel et chorale « révolutionnaire » (le Chiffon Rouge). Plus pour très longtemps, marmonne le vieil homme qui nous ouvre la porte. La mairie prévoit de couper dans la Culture, et la Colonie, comme beaucoup d’autres lieux, n’en sortira pas indemne.
Ce problème culturel n’indispose pas Patricia. Ce qui la contrarie, c’est que Gaëlle, la prof de chant, est en retard. Ainsi que Nicole, l’autre élève du cours. (Elles ne sont que deux élèves ; Dionysis, l’association qui chapeaute le cours, est toute jeune). C’est Gaëlle qui aurait dû ouvrir la porte. Être là pour accueillir les élèves.
— Peut-être a-t-elle un impératif ? As-tu consulté ta messagerie ?
— Je n’ai pas de portable.
Patricia me rappelle ceci d’une voix cassante, comme si je l’avais insultée. Puis m’inflige une longue explication sur les méfaits de la technologie, notamment des ondes qui ramollissent les cerveaux et fragilisent les corps.
Une jeune femme finit par arriver, qui me fait la bise. Nous sommes dans la salle de spectacle, entourées de tables et de chaises. Gaëlle pose son matériel, un ordinateur portable et des enceintes, cherche une prise électrique, en oublie de s’excuser pour son retard. Patricia fait la tête. Pas seulement pour le retard. Elle n’a pas pu travailler son morceau, parce que la musique est enregistrée sur une clé USB et qu’elle n’a pas d’ordinateur. Elle en veut à Gaëlle d’être jeune et d’un autre temps. On n’y peut rien, ce n’est peut-être pas enseigné dans les cours de Taï Chi.
— J’ai une formation de Conservatoire, mais nous ne sommes pas dans un cours de chant classique, m’explique Gaëlle, toujours sans s’excuser pour son retard, aggravant donc son cas. (Vais-je me retrouver toute seule ? Déjà que je commence à m’inquiéter…). Je travaille les techniques vocales, respirations abdominales, vocalises, diaphragmes, puis chacun présente un morceau de son choix. As-tu un morceau à nous proposer ?
Aussi stupide que ça puisse paraître, je n’ai pas réfléchi à ce que je voulais chanter. J’ai passé l’après-midi à gamberger sur la Chasse aux lions, m’interrogeant, d’une part, sur le pourquoi de la demande étrange de Monsieur Clériot, et surtout sur ce que je serais capable de créer. Accessoirement, songeant au fait que le bonhomme a ostensiblement frôlé ma main en me remettant le dessin.
Ce soir je vois Albert, à 21 heures ; autre pensée parasite…
— Veux-tu chanter quelque chose en particulier ?
— Euh, à vrai dire je ne sais pas…
— Chante après moi. Iiiih…
— IIIIhh.
— Ih-Ih-Ih ! Ih-Ih-Ih.
J’ai déjà mal à la gorge. Patricia continue d’être maussade. Il se peut qu’elle ait perdu la notion du temps. Qu’est-ce que le temps, dans un cycle de réincarnation proche de sa conclusion !…
— Pas mal, tranche la prof. Tu as une voix puissante, presque lyrique. Peut-être pourrais-tu chanter du Céline Dion ?
— Pourquoi pas.
— Je suis contente que tu sois venue. Je viens juste d’envoyer une info sur les réseaux sociaux à propos de ce cours de chant. 4 ou 5 élèves, ce serait idéal ! Tu es venue par rapport à ce message ?
Je lui explique le pourquoi et le comment de ma venue. Sans prendre la peine de reprendre mon souffle. Mon arrivée récente à Béziers. Le fait que j’avais déjà étudié le chant dans un Conservatoire, que ça m’avait plu malgré les contraintes, et que je souhaitais continuer. Que je souhaitais, surtout, lutter contre la solitude… Non, ça, je ne l’ai pas dit.
Arrive Nicole, grande femme brune, deuxième élève du cours.
— Toujours en retard, commente Patricia, même pas d’une voix discrète.
L’autre ne me donne pas l’impression d’être du genre à écouter les récriminations ; elle a, je crois, déjà la tête dans son morceau qui demande une grande énergie. Elle grimpe sur la scène sans attendre le feu vert de la prof, et titube jusqu’au bord, situé à près d’un mètre de hauteur, où elle oscille telle une petite vague. Personne ne réagit. Gaëlle a les yeux ronds et la bouche ouverte. Patricia est outrée, ou en état de choc. La nouvelle venue passe la main dans sa chevelure noire, la dessinant de pointes hirsutes, ses lèvres peintes en rouge vif s’étirent en O et autres grimaces, ses boucles d’oreilles cognent sa mâchoire, et elle se met à hurler :
— Quand je suis Paf-Paf-Paf-Paf
Ça me chatouille le Pif-Pif-Pif-Pif
C’qui fait qu’j’ai le pif Paf-Paf-Paf
Et que j’ai mal aux tifs-tifs-tifs-tifs
Quand je suis Paf…
Médusée par cette composition qui éveille en moi quelques réflexions, j’entends à peine un claquement de talons qui résonne le long de la grande salle. Patricia, révoltée, croise les bras dans la posture de l’Abbé Cochon, tandis que la pochtronne, parfaitement à l’aise, éclate de rire en déclarant que tel est le morceau qu’elle proposera au prochain spectacle de Dionysis à la Colonie Espagnole. Gaëlle ne dit ni oui ni non, elle lui tourne le dos et regarde la nouvelle venue. Je me tourne également ; grande est ma surprise de reconnaître la frêle et blonde Rosalie de la soirée de monsieur le Maire. Elle est bien sûr tout aussi menue (comment pourrait-il en être autrement), élégante, bourgeoise (maquillée, le vêtement chic et cher, toujours aussi peu de bijoux), vêtue d’un tailleur blanc, et surtout, et encore une fois, avec l’air de ne pas être à sa place. De chercher quelque chose. Elle me regarde, l’air tout aussi surprise que moi, l’air de considérer que je ne donne pas non plus l’impression d’être à ma place. Gaëlle vient se planter entre nos regards.
— Bonjour, bienvenue ! Vous venez pour le cours de chant ?
Il faut bien se lancer à dire quelques mots, tellement la frêle dame blanche donne, elle, l’impression d’être capable de rester des heures sans mot dire, à nous scruter, se demandant pour l’éternité ce que nous faisons là, et ce qu’elle, elle fait là.
— Je… J’ai vu une annonce sur internet, et, oui, ça me plairait d’apprendre à chanter.
Gaëlle est aux anges. Deux nouvelles élèves en une soirée. La récolte est bonne. Elle lui réexplique son CV et sa démarche, passe tout de suite du vouvoiement au tutoiement malgré l’allure guindée du personnage ; notre poivrote de service, pas vexée qu’on lui vole la vedette, crie « Brravo !! » avant de descendre de scène. Patricia a les sourcils levés, elle trouve sans doute qu’on perd du temps, elle a probablement raison, on perd toujours du temps.
— Mais je vous en prie, je ne veux pas vous interrompre…
Patricia monte donc sur scène, se place bien droite en son milieu déjà mangé par l’obscurité, et sort « La chansonnette » en tout bien tout honneur, comme elle le mérite.
Tout à la fin du cours, Rosalie (et c’est seulement à ce moment que j’apprends son prénom) prend place, fragile, pas sûre d’elle, impressionnée peut-être. Je repense au monsieur à moustache. Quelque chose me dit que cet homme (sans doute son mari) ne sait pas qu’elle est là, et qu’il est du genre à ne pas aimer ne pas savoir où elle est. Peut-être est-il à sa recherche. Elle était censée être à la maison pour le dîner. Être là pour le repos du guerrier, femme assez menue pour tenir dans le creux de sa main. Sa grosse main. Soudain pas tranquille, je scrute les recoins de la grande salle. J’ai côtoyé des gens socialement bien peu recommandables, des junkies, des repris de justice, tout ce que monsieur le Maire réprouve, pourtant, je sens en moi, à travers cette femme, les effluves d’une violence plus profonde.
Rosalie chante. Juste de petites vocalises. Elle ne sait pas quoi chanter d’autre. Elle sait juste qu’elle veut chanter. Sa voix est comme elle, menue, craintive, mais d’une couleur particulière. Gaëlle lui dit que c’est bien, la laisse descendre de la scène, et nous donne à toutes deux un formulaire à remplir, si nous souhaitons intégrer la « troupe », ce à quoi nous répondons « oui » avec une curieuse fébrilité, comme si nous étions venues ensemble, et que nous sachions déjà que nous y trouverions ce que nous cherchions.
Après le cours, je vois Rosalie se diriger vers une voiture décapotable blanche. Constatant que nous sommes à pied, Patricia et moi, elle propose de nous ramener. Étant plus mince que moi, Patricia doit se sacrifier pour monter à l’arrière, banquette qui n’en a que le nom. Une fois déposée, elle ne dira d’ailleurs pas merci.
Arrivée chez moi, c’est elle, Rosalie, qui me dit « merci ».
Je ne comprends pas pourquoi.
Devant une petite salade de tomates cœur de bœuf et fromage de brebis, j’attends l’appel d’Albert. Prenante sensation de vacuité, légère nausée. Pot de Colle se frotte à mon mollet, je la soulève et l’appuie contre mon ventre. Pas sûr que ça lui plaise.
Voici la sonnerie du portable…. Thérèse.
6 Commune dont les habitants co-construisent un nouveau mode de gouvernance, à la fois collégial et participatif. (Note de l’Éditeur)