Mardi 9 décembre 2008
22 h 30 - Centre-ville de Poitiers
Ce soir-là, la lueur blafarde des réver-bères jalonnant la rue René-Descartes peinait à contrecarrer les sombres prétentions de la nuit automnale. Elle jetait un voile pudique sur un corps inanimé gisant dans une mare de sang opaque. Le diacre François Albert, principal de la Providence, venait d’être sauvagement assassiné au beau milieu de la cour d’honneur de son collège. Au cœur même de la vieille ville, l’ex-hôtel particulier reconverti depuis des années en établissement privé sans histoire s’était subitement transformé en scène de crime.
Du haut de son mètre quatre-vingts, perdu dans ses pensées, le commissaire de police Franck Dumont observait le cadavre et restait de marbre. Il semblait sonder les perspectives que ce meurtre offrait. Insensible au vent froid qui lui cinglait le visage, il contemplait avec détachement l’habituel ballet des agents de la police scientifique, comme indifférent à leur collecte d’indices. Pour lui, l’important était ailleurs.
Franck Dumont avait la quarantaine bien tassée, un corps athlétique et un visage atypique comparable à celui d’un animal sauvage aux aguets. Il n’ignorait pas que son regard d’une exceptionnelle clarté lui conférait un charme indéniable et un fort pouvoir de séduction. À sa droite, la commissaire stagiaire Nora Morientès, de vingt ans sa cadette, paraissait petite et très ordinaire. Bien qu’elle ne fût pas de garde ce soir-là, elle avait dû malgré tout quitter son lit à la demande expresse du divisionnaire Donatelli. Il connaissait personnellement la victime et avait ordonné à la jeune femme de rejoindre Dumont en urgence, avec la consigne de ne pas le quitter d’une semelle.
– Vous êtes venu à Poitiers pour apprendre votre job ? Alors foncez là-bas et n’en perdez pas une miette, s’était-il contenté de lui dire.
Nora s’était exécutée sans discuter, et là, plantée devant cet homme mort depuis une bonne vingtaine de minutes, elle piétinait littéralement d’impatience.
Affectée depuis peu dans la capitale pictave, elle n’en connaissait pas moins la devise de Franck Dumont : dans ce métier, pour garder un coup d’avance, ne laissez jamais voir aux autres ce que vous pensez. C’était d’ailleurs jusque-là l’unique conseil qu’il se soit donné la peine de lui transmettre. Cela faisait un mois qu’elle prenait sur elle. Humblement, elle acceptait d’être en retrait et de marcher dans l’ombre de son charismatique mentor.
Au cours de toutes les années sur le terrain, Dumont s’était forgé une réputation dépassant allègrement la sphère locale. Nora n’avait pas été prise en traître, on l’avait même prévenue très clairement dès son arrivée : Dumont serait difficile à suivre et n’avait en rien l’âme d’un instructeur. Pour lui, enquêteur n’était pas un métier mais une vocation et, ces dix dernières années, depuis son divorce, il avait choisi d’y consacrer tout son temps et toute son énergie. Son travail était devenu sa raison de vivre. Cela n’avait pas découragé la jeune commissaire. Pour bien des raisons connues d’elle seule, c’était lui qu’elle voulait comme tuteur et personne d’autre. Elle était résolue à payer le prix qu’il faudrait pour cela. Pour le moment, à ses côtés, elle avait réussi à se faire tolérer, rien de plus. Elle ne doutait pas qu’à la moindre incartade il la mettrait au placard sans ménagement.
Maintenant, elle guettait chez Franck le moindre signe d’encouragement qui lui eût permis de rompre un silence pesant. L’approche au pas de course des capitaines David Lac et Philippe Barbier la tira de cette embarrassante situation. Ils semblaient particulièrement excités :
– Du vrai travail de pro, Franck. Il l’a saigné comme un mouton, commenta Lac, un sourire dérangeant au coin des lèvres. Il l’a saisi par les cheveux, lui a tiré la tête en arrière et lui a tranché la gorge d’un coup sec en une fraction de seconde. De là où nous étions, on se serait cru au cinéma… Le juge d’instruction est OK pour le mandat d’arrêt. Les hommes sont prêts, c’est quand vous voulez !
Nora faillit s’étrangler de stupeur. Son naturel frondeur reprit le dessus, elle sortit malgré elle de sa réserve :
– Quoi ? Vous étiez…
Franck Dumont l’interrompit d’un geste de la main. Les trois hommes échangèrent des regards complices lourds de sous-entendus.
– J’avais mis François Albert sous filature depuis le viol et l’assassinat de Sophia Derouèche, expliqua le commissaire. Il faisait l’objet d’une surveillance serrée doublée d’une mise sur écoute téléphonique et de tout le tralala habituel. Ce soir, Lac et Barbier étaient de corvée.
Nora encaissa la nouvelle. Elle se passa nerveusement une main dans les cheveux. De nature impulsive, elle avait inconsciemment mis en place ce rituel chaque fois qu’elle pressentait que la virulence de ses paroles risquait de dépasser ses pensées.
– Évidemment, rien de tout cela ne figure dans le rapport que vous m’avez confié, et il ne vous est pas venu à l’esprit de m’informer de ce « détail ». Je travaille pourtant aussi sur ce dossier, il me semble !
Stoïque, Franck plongea sa main dans la poche interne de sa longue veste de cuir et en extirpa une cigarette roulée. Il la porta à sa bouche. Philippe Barbier s’empressa de lui offrir la flamme de son briquet. Il le remercia d’un mouvement de tête, tira une première bouffée, la rejeta lentement et répondit à Nora avec distance :
– C’est bien cela, commissaire Morientès, vous travaillez aussi sur cette affaire. Il prit soin de bien insister sur le « aussi »… Messieurs, faites un point de la situation à ma collaboratrice, demanda-t-il, un brin d’ironie dans la voix.
David Lac, le plus petit des deux enquêteurs, se racla la gorge et s’exécuta.
– Nous étions en planque dans la rue juste en face. Il la désigna du menton. Vers 22 heures, Albert a quitté son bureau en verrouillant la grande porte. Ensuite, il s’est dirigé vers son véhicule. À cet instant, son portable a dû sonner car il s’est arrêté net, a fouillé les poches de son pardessus, sorti l’appareil qui est là, par terre, et pris une communication. Quelques secondes plus tard, une BMW est entrée en trombe dans la cour. La portière avant droite s’est ouverte. Un homme de grande taille est descendu et est allé droit sur Albert. Il était de dos et nous ne l’avons pas reconnu ; Albert, si. Il lui a tendu la main, je jurerais même qu’il lui souriait. L’autre l’a violemment bousculé, s’en est suivie une brève altercation. La suite, vous la connaissez…
– Dans le même temps, compléta Philippe Barbier, le conducteur de la BMW avait effectué un demi-tour dans la cour pour se mettre dans le sens du départ. L’agresseur s’est alors retourné pour remonter en voiture, et nous avons immédiatement identifié notre ami Karim Derouèche.
– Bon Dieu de merde, pesta Nora. Karim, le frère de Sophia ?
– Sans l’ombre d’un doute, assura Lac.
– Je le croyais derrière les barreaux à Vivonne, celui-là !
– Ça, il vous faudra en discuter avec le juge des libertés, rétorqua Philippe Barbier en haussant les épaules. Les bacqueux1 l’ont effectivement coffré pour trafic de stups, mais après, vous savez bien que ce n’est plus notre affaire…
Le commissaire Dumont ne doutait pas de la vivacité d’esprit de son équipière. C’était une fille de flic, un sacré flic même, et il avait déjà eu l’occasion de constater qu’elle avait hérité de sa clairvoyance. Il sentait bien qu’elle n’allait pas tarder à l’inonder d’un flot de questions toutes plus valables les unes que les autres, mais auxquelles il n’était pas pressé de répondre. Il prit l’initiative, jeta son mégot à terre, l’écrasa avec sa semelle et posa son regard bleu turquoise sur elle. Nora marqua un imperceptible mouvement de recul. Elle venait de se rendre compte que Franck Dumont avait une barbe de plusieurs jours, les yeux cernés par la fatigue et une haleine qui empestait l’alcool et la cigarette. La façon dont il la fixa lui glaça le sang. Il semblait comme possédé par une sorte de jubilation malsaine.
– Je savais qu’un jour ou l’autre ce petit dealer de merde franchirait la ligne rouge, comme son frère avant lui, enchaîna-t-il. Ça devait se terminer ainsi. Retenez bien cela, Nora : à force de se sentir impunis, les caïds finissent toujours par se prendre pour les rois du monde… Cet homicide aura au moins un effet positif : nous allons pouvoir serrer Karim et le mettre à l’ombre pour un bon moment.
– Mobile du crime ? demanda Nora presque par réflexe.
Le commissaire sourit et posa une main ferme sur son épaule :
– Bonne question, commissaire. Avant qu’elle ne se fasse v****r et buter, Sophia Derouèche était scolarisée ici. Peut-être que le grand Karim n’a pas digéré les appréciations sur le dernier bulletin de notes de sa frangine. Allez savoir ce qui peut se passer dans la tête d’un enfoiré pareil… Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je propose qu’on aille le lui demander.
Nora Morientès jeta un dernier coup d’œil au sol. À cet instant, une bourrasque de vent chafouine déplaça une mèche de cheveux du cadavre, lui donnant une pathétique et dérisoire illusion de vie. Malgré son peu d’ancienneté dans le métier, la jeune commissaire avait déjà été à plusieurs reprises le témoin de la folie meurtrière des hommes, et, comme à chaque fois, elle ressentit une immense affliction. Sa tristesse n’était pas tant pour la victime elle-même que pour le séisme que la nouvelle d’un homicide ne manquait jamais de provoquer chez les proches. Le divisionnaire Donatelli était sans doute en route pour la demeure des Albert. D’ici quelques minutes, il apprendrait à une femme, une amie, qu’elle était veuve…
Les trois autres fonctionnaires de police avaient déjà embarqué à bord d’un Scénic sérigraphié. Nora les rejoignit en trottinant. Les deux capitaines s’étaient installés aux places avant. Elle s’assit donc à l’arrière aux côtés du commissaire.
– Nous voilà au complet, décréta ce dernier. Messieurs, mademoiselle Morientès a pris le temps d’apprécier le spectacle et il est grand temps de lui faire rencontrer l’artiste dans sa loge. En route pour une virée dans les caves de la ZUP des Couronneries. Nora, vous allez avoir l’honneur d’une visite peu commune du Poitiers underground… Nous allons vous montrer ce qui n’est référencé dans aucun guide touristique !
Les hommes à l’avant rirent de bon cœur. Choquée par un tel détachement, l’esprit en ébullition, Nora ne broncha pas. La vue du sang auréolant la tête du diacre lui avait donné un début de nausée. Elle ouvrit la fenêtre pour respirer l’air frais.
– Lac, ordonna Franck, passez le message aux autres unités, qu’elles s’occupent des caves de la tour Drakkar. On se charge de celles du bâtiment Oméga. À tout seigneur…
Le capitaine s’empara de la radio et obtempéra en fronçant les sourcils. Son indicateur lui avait affirmé que Derouèche et son chauffeur s’étaient repliés dans leur « résidence d’hiver », ce qu’il fallait interpréter par « les sous-sols du bâtiment Oméga ». Ce type était plutôt fiable, il était donc fort peu probable que ses collègues tombent sur quelque chose au Drakkar, mais il n’émit pas la moindre objection. Cela faisait plus de dix ans qu’il travaillait sous les ordres parfois iconoclastes de Franck Dumont et il n’avait jamais eu à s’en plaindre. C’était un limier de premier ordre et un bon chef.
Au volant, Philippe Barbier était beaucoup plus tendu. Secret et émotif de nature, il avait l’estomac noué par la perspective d’une intervention musclée. Différent de la plupart de ses collègues, il n’aimait pas jouer les cow-boys et détestait participer aux rodéos nocturnes. Il savait trop bien comment tout cela pouvait se terminer… Mais, dans le cas présent, il n’avait pas le choix.
Il dépassa la porte de Paris et engagea à vive allure le véhicule de fonction sur l’avenue de l’Europe. Conscient du sévère contentieux qui existait entre Dumont et le clan Derouèche, il craignait que l’interpellation ne soit particulièrement violente.
À l’arrière, Nora subissait les effluves de whisky autant que le poids du regard inquisiteur de son supérieur. Il la scrutait dans les moindres détails. Elle se demanda si elle n’était pas en train de vivre une soirée de mauvais roman noir. À cet instant, Franck ressemblait étrangement à ces caricatures de flics alcooliques et désespérés qui peuplent les livres et les écrans de cinéma. Elle avait eu le temps de l’observer à la dérobée sur la scène de crime et elle lui avait trouvé un petit quelque chose d’inhabituel, tant dans son regard que dans sa façon d’être. Assurément sombre, brutale et mystérieuse comme à l’accoutumée dans sa manière de prendre les affaires en main, elle aurait juré voir poindre chez lui une amertume teintée d’affliction.
De son côté, Franck devinait qu’elle avait peur et qu’elle savait qu’il savait. Cela lui plaisait. Il la trouvait plutôt séduisante, voire belle, mais regrettait sa tendance à vouloir amoindrir la part de féminité qui émanait naturellement d’elle. Il tenta de se représenter ce qu’elle pourrait donner en tenue de soirée et talons hauts. Il ferma les yeux. Ses pensées lui échappèrent. Il se vit aussitôt l’entraîner dans sa chambre et faire glisser sa robe sur le parquet. Il l’imagina nue, légèrement cambrée. Il soupira longuement, se frotta le visage des deux mains et reprit pied dans la réalité. À cet instant, il maudit Donatelli de lui avoir collé dans les pattes cette gamine qui avait à peu près l’âge de sa fille.