Chapter 1
PROLOGUE
Un écrivain sort de chez moi. Le nouveau divisionnaire de Poitiers me l’a chaudement recommandé, et comme les amis de mes amis… je l’ai reçu et je n’ai pas été déçue ! Je n’avais pourtant jamais entendu parler de lui avant et je n’ai aucune idée de ce qu’il a déjà publié. Cela a bien peu d’importance, après tout. Il m’est rapidement apparu… différent, mais sympathique et plein de candeur, avec juste ce je ne sais quoi de retenue qui donne confiance.
Ce qui s’est réellement passé à Poitiers fin 2008 l’obnubile. Il veut en faire un livre. Après tout, pourquoi pas ? Le commissariat de la ville n’a-t-il pas connu en sept jours plus de péripéties qu’au cours de toute son histoire ? En tout cas, en sept jours, ma vie et celle de mon équipe ont changé à tout jamais. Il veut comprendre et je vais tenter de l’y aider.
Nous nous sommes installés au salon. Je lui ai offert un verre, mais il a décliné la proposition. Ce qu’il voulait, c’étaient des confidences. J’ai commencé. Il a pris des notes avec frénésie. Au début, j’étais brouillonne et peu cohérente, comme si mon inconscient rechignait à revivre l’épreuve, puis je me suis détendue et les choses se sont calées d’elles-mêmes. Je lui ai dit de ne surtout pas oublier mes hommes. Un chef d’orchestre a besoin d’un premier violon, du ban et de l’arrière-ban. Il a hoché la tête. Il a compris, enfin je crois…
Une évidence, il connaît peu de chose à notre univers : nos grades, nos codes, nos us et coutumes, tout ça est un peu flou dans sa tête. Cela ne m’a pas dérangée, au contraire. Puis il y a eu cette question qui m’a prise au dépourvu :
– Une vie pour un flic, qu’est-ce donc, finalement ? a-t-il demandé en fronçant ses sourcils comme si la chose était de première importance pour lui.
J’ai ouvert grand les yeux et j’ai ri un peu bêtement, je l’avoue, ne sachant trop quoi répondre. Je me suis quand même lancée :
– Une vie, pour un flic, c’est une vie tout court, celle de monsieur Tout-le-monde… Ce petit trésor, cette petite flamme que nous tenons de nos ancêtres et dont nous sommes tous dépositaires, un temps, juste un temps, jusqu’à ce que le sablier ait fini de se vider…
– Oui, d’accord, je partage votre point de vue, mais pour un flic de la criminelle, n’y a-t-il pas une nuance ? a-t-il insisté.
C’est assurément un type curieux, et ce que je venais de lui dire était trop peu pour le satisfaire. Je l’ai fixé du regard, essayant de comprendre là où il voulait en venir. Le résultat n’a pas été probant. Visiblement intimidé, ou feignant de l’être, il a baissé les yeux en levant une main comme pour s’excuser de me mettre en difficulté. Quelque chose au fond de moi me poussait à ne pas le décevoir et j’ai fait un effort pour poursuivre :
– Une nuance ? Peut-être, oui. Une vie pour un flic de la criminelle, c’est… quelque chose de sacré.
– Sacré ? Il a redressé la tête, comme gagné par un regain d’intérêt.
– Sacré, oui. Si la vieillesse ou la maladie décident que le jeu a assez duré, le flic s’incline car ce n’est pas son affaire. Par contre, si vous mourez après avoir croisé la trajectoire d’un chauffard, d’un psychopathe ou d’un pervers – ils sont plus nombreux que vous ne pouvez l’imaginer ! –, cela le devient. Des gens comme moi sont chargés de traquer des types comme eux.
– Vous êtes en quelque sorte des gardiens du temple.
– On peut dire ça. Notre action a quelque chose d’ingrat car elle ne ramène jamais un mort à la vie, mais elle épanche la légitime soif de vérité et de justice des familles. Ce n’est déjà pas si mal, après tout, car pour elles, la vie continue !
Il a hoché plusieurs fois la tête, convaincu par ce que je venais de dire. Ses mains se sont animées. Emporté par un excès de lyrisme, il a comparé la vie dans notre commissariat à une scène de théâtre particulière, avec ses acteurs, ses costumes, sa mise en scène, ses jeux de lumière, sa musique, ses intrigues. J’ai tiqué devant la métaphore. Quelque chose en elle me dérangeait. Je lui ai expliqué que tous les flics savent par expérience qu’il y a une différence majeure entre notre quotidien et le théâtre : les ca-davres que nous trouvons sur notre route ne se relèvent pas à la fin de la pièce pour faire applaudir leur prestation par le public.
J’ignore combien de temps nous avons discuté ainsi avant de faire une pause. J’ai perdu l’un de mes hommes durant ces sept jours et j’ai repensé à lui à ce moment-là. Un type bien, un type valeureux. Le temps n’a encore rien effacé et la douleur est toujours vive. La façon dont nous mourrons tous est la dernière surprise que la vie nous réserve. C’est une banalité de dire que nul n’échappe à sa propre fin, mais, dans son cas, l’addition a été salée. Personne ne mérite de finir comme il a fini.
L’écrivain a voulu que je parle de moi. Je m’attendais à cela en acceptant sa visite et je m’y étais préparée. J’ai néanmoins senti mon estomac se nouer. Heureusement, il ne m’a pas brusquée et l’exercice s’est avéré plus facile que prévu. Il m’a même fait du bien. Je me suis épanchée devant ce parfait inconnu sur mon voyage intérieur, celui qui a transformé mon regard sur le monde et sur ma vie. Je lui ai raconté un bout de mon histoire personnelle, faite de ma chair blessée, de mes erreurs… et j’ai même levé le voile sur certains de mes secrets.
Durant cette semaine de folie, j’ai pu observer à la loupe l’alchimie de l’intelligence mise au service d’une mauvaise cause. Jusque-là, je n’imaginais pas que l’esprit humain puisse être aussi complexe et machiavélique. Tant que l’on n’a pas vécu la chose soi-même… Heureusement, un jour, tout s’arrête, même le pire !
Puis il a décidé qu’il en avait assez entendu. Il a coupé son dictaphone, a rangé son carnet à spirale et s’est levé comme si je n’existais plus. Il était déjà dans son histoire. Un instant, j’ai même cru qu’il allait partir sans me dire au revoir. Il n’en a rien fait, bien au contraire. Il m’a dévisagé un instant comme s’il me voyait pour la première fois et s’est adressé à moi en enfilant maladroitement son duffle-coat :
– Je ne dis pas ça pour flatter votre amour-propre, mais vous faites un fichu métier ! Il faut que les gens sachent ce que vous devez parfois endurer.
J’ai eu un petit rictus sceptique :
– Je crois qu’ils s’en doutent mais qu’ils s’en moquent, ai-je rétorqué. Ce n’est pas leur problème, à chacun sa croix.
Il m’a écoutée sans m’entendre.
– Votre enquête, c’est un vrai tourbillon. Si j’arrive à bien ficeler les choses, le lecteur se retrouvera pris dedans comme vous l’avez été. Ce sera un bel hommage à votre héroïsme… et à celui de vos hommes, bien sûr.
– Comment allez-vous procéder ?
– Je vais remettre à plat ce que vous venez de m’apprendre et imaginer le reste, le plus important : tout ce que vous ne m’avez pas dit.
– Allons-nous nous revoir ? Allons-nous travailler ensemble ?
Sa réponse a été dépourvue d’ambiguïté :
– Ce n’est pas souhaitable.
Il est sorti en me promettant de m’envoyer le manuscrit en même temps qu’à son éditeur. Je l’ai salué et l’ai regardé s’éloigner. J’ai su à ce moment-là qu’il ne me donnerait plus signe de vie. J’avais pourtant déjà hâte de découvrir ce qu’il allait faire de mon histoire, de notre histoire.
Nora Morientès,
ex-commissaire stagiaire.