IIIÀ l’attention de Oumar Haïdara,
Studio Louis Yeelen, Paris dixième
Cher Oumar,
Comme convenu, quelques mots alignés sur le fil de ma pensée. Je t’envoie ci-joints mes premiers « clichés». Je ne sais pas si, parmi ces fragments, tu retrouveras un peu de ton Mali à toi. Je l’espère fort en tout cas. Je pense m’orienter plutôt vers une série de portraits, les personnes que je rencontre sont tellement passionnantes, chacune à sa façon. D’ailleurs, à ce propos, j’ai inventé un nouveau mot à glisser dans notre petit dictionnaire des néologismes : scriptogénique. Définition : « Personne ou lieu provoquant chez l’observateur le désir d’écrire, de décrire, dans un souci plus esthétique que testimonial.» C’est à ton tour de produire un mot. Plus sérieusement, que penses-tu de mon orientation ?
Je suis très bien accueillie dans ta famille, et ne t’en remercierai jamais assez. On est tellement bien ici… Chaque jour j’ai une pensée pour toi, toujours la même. Je me demande pourquoi tu ne viens pas plus souvent. Bonne lecture, Oumar. Écris-moi vite. Enfin, si tu peux ou si tu le veux bien. Bons baisers de Bamako.
Ina K.
Nescafé-Bonnet rougeQuelques planches périlleusement assemblées, une toile cirée comme un mouchoir à carreaux parsemé de roses et de pâquerettes, des thermos en pagaille, à fleur aussi, modèle chinois toujours pimpant, un brin désuet, ou en version Taïwan, plus moderne avec robinet à pompe, solide mais bien plus laid. Des gobelets de plastique en quadrichromie, inusables, inaltérables. Des boîtes de lait en poudre. D’autres de lait concentré, sucré, très sucré. Des miches de pain, conservées dans du papier kraft, ou dans des sacs en plastique pour celles de la veille. Et puis la mayonnaise, nectar du petit-déjeuner bamakois. Des tartines longues comme le bras, qu’on trempe jusqu’à saturation dans le gobelet de café au lait fumant. Bouche grasse et sucrée, ainsi commencent les civilités. Des salutations à la cantonade, volontairement écourtées, pour paraître plus urbain, plus pressé, voire désabusé. On parle un peu de politique, un peu de la vie du quartier, surtout des faits divers – les cancans de mœurs et coutumes restent plutôt l’affaire des femmes – et beaucoup de ballon. À Bamako, il y a toujours un match de la veille au soir à raconter. Avec les radios multifréquences et les télévisions satellites, on peut toujours capter une coupe plus ou moins exotique. Alors on prend un ton de commentateur. Les marioles en rajoutent un peu et n’hésitent pas à sauter de leur tabouret bancal pour mimer quelques belles passes. Les « Hiii », « Wallaïe », les claquements de langue donnent le ton de ce début de journée ordinaire : on attaque dans la bonne humeur, et c’est déjà ça de pris sur l’ennemi. L’ennemi c’est le « Dourouni-service-dodo », lot quotidien, version malienne, de quelques milliards de citadins sur Terre. Dourouni ou Sotrama, pour le transport en commun : pick-up bâché pour les premiers, contenance douze personnes camionnette Volkswagen ou équivalent pour les seconds, avec hublots perforés dans la tôle, ronds, en losange ou en cœur selon le degré de romantisme du propriétaire et la dextérité du carrossier. Seize à vingt personnes y trouvent place.
Le service, c’est le nom communément donné au lieu de travail, le service administratif, bien sûr, mais aussi la boutique, l’atelier à ciel ouvert, la compagnie internationale ou l’association de quartier. On monte au service vers sept heures trente et on en descend en général vers dix-sept heures. Mais on peut aussi monter quand la nuit tombe et descendre quand le jour se lève. C’est selon. À chacun ses horaires. Le dodo, c’est universel. Bien qu’à Bamako, parvenir à dormir relève souvent de l’exploit. Entre le chant amplifié des muezzins, le train, les véhicules sans pot d’échappement, les animaux qui s’égosillent ou qui chantent avant l’aube, les gardiens de nuit qui se croient en plein jour et les portes en tôle ou en rideau, l’isolation sonore est loin d’être optimale. Sans parler de la densité humaine, du confort sommaire de la literie, des moustiques et bêtes rampantes.
Traditionnellement, le premier repas de la journée se prend en famille dans la cour de la concession. Priorité aux hommes, les plus vieux et les plus chefs d’abord puis les femmes et enfin la marmaille, les deux derniers groupes pouvant s’inverser. Au menu, de la bouillie de mil, parfois de maïs, des beignets, du tô, cette pâte de mil que l’on trempe dans le reste de sauce gombo de la veille. Éventuellement, une tasse de thé Lipton.
Le café-au-lait-mayonnaise reste une douceur de la rue. De toute façon, il est tellement meilleur entre copains, sur la planche de la gargote du coin.
La légende véridique de Sounjata KeitaManifestement, Mamadou Kouyaté est heureux et fier d’être là pour conter cette histoire. Comme à chaque fois qu’il est sollicité pour cela. Une histoire. Le mot est un peu faible pour désigner la légende fondatrice de l’empire du Mali. « Parce qu’aujourd’hui, jeunes gens, c’est bien du héros des héros, du prince des princes, que je vais vous parler, moi, Kouyaté, modeste griot, humble rejeton néanmoins de la descendance du griot de la cour. La cour de Sounjata, Sounjata Keita. »
À la demande du chef de famille, les enfants, jeunes filles et jeunes gens, se sont installés dans la cour de la concession assis en tailleur sur des nattes. Quelques privilégiés ont pris d’assaut les chaises en fil plastique à moitié délacées. Épris d’optimisme culturel, le père a convoqué – loué serait plus juste – un griot renommé pour faire concurrence à ce maudit écran criard qui absorbe chaque soir par dizaines les yeux et les oreilles encore neufs de la famille et de son voisinage. Excédé, il a mis le poing sur le tapis en instaurant d’office une séance de griot par semaine. Si, à juste titre, la progéniture de maître Diallo peut s’estimer experte en jeux télévisés ainsi qu’en feuilletons chavirants, type télénovelas, produits à la chaîne au Brésil et copieusement diffusés par les télévisions d’Afrique, elle s’avère, en revanche, véritablement ignare en matière de contes du terroir. Mamadou Kouyaté, face à son concurrent cathodique, a intérêt à exceller s’il veut revenir en deuxième semaine. Pour ce faire, il n’hésite pas à attaquer l’œuvre monumentale de l’Histoire du Mali. La formidable légende de Sounjata. Sounjata Keita.
L’histoire se passe au XIIIe siècle, dans le pays mandingue. Et relate comment Sounjata, enfant infirme, fuyant les razzias de Soumaoro, puissant dictateur aux velléités expansionnistes, se redresse, monte une armée, et défie l’usurpateur du Mandé. En guise de représailles, Soumaoro fait enlever le griot de Sounjata.
La joute verbale, préambule au combat, est de loin l’épisode préféré de Mamadou Kouyaté. Depuis l’enfance, il connaît sur le bout des doigts les répliques originelles, transmises par des générations de griots.
— Je suis de retour, Soumaoro, rends-moi mon griot et dédommage mes alliés. Promets-moi de ne plus dévaster le Mandingue.
— Je suis roi du Mandingue par les armes, je suis l’igname sauvage des rochers, tu n’es que feu de paille, c’est moi qui règne sur le Mandingue.
— J’ai sept forgerons qui feront éclater le rocher. Igname, je te mangerai.
— Apprends donc que je suis le champignon vénéneux des champs, qui fait vomir l’affamé.
— Je suis un poulet affamé, mais le poison n’a pas d’effet sur moi. Soumaoro, il n’y a pas de place pour deux rois sur une même peau de bœuf, je veux le Mandingue.
— Insolent. Tu l’auras voulu, petit étourdi, tu sauras que je suis le Roi des rois.
Et Kouyaté de préciser, le ton bas et grave : « Soumaoro mutila le griot de Sounjata. C’était la guerre. »
Le jeune public est tout ouïe. Mieux qu’un dessin animé, vraiment. Presque aussi bien que Rambo. La construction de l’État et l’organisation sociale en corporations est un chapitre bien moins divertissant pour les enfants, mais Kouyaté est maître dans l’art de la voix et des mots. À tel point que l’assemblée semble oublier que le griot a pris du retard et qu’à cette heure exactement débute Top Étoile, l’émission de variétés à ne manquer sous aucun prétexte. Il faut dire que c’est grâce à la Kuru kan foura, charte érigée par Sounjata pour dicter le rôle de chaque lignée dans la société et le système d’alliances qui la sous-tend, que l’on sait encore aujourd’hui ce à quoi l’on est prédestiné, ou presque. Et que l’on invente, à l’infini, des plaisanteries pleines d’esprit sur les patronymes des uns et des autres.
Pour conclure en beauté, le fulgurant Mamadou Kouyaté, l’œil rieur, demande à son assistance : « Comment appelle-t-on couramment le XIIIe siècle, littéralement : temps de Sounjata, en langue bambara ? » D’une seule voix monte la réponse : « Sounjata télé Sounjata télé.»
La pluie des manguesEn cette fin d’après-midi Bamako bourdonne de rumeurs. Rien de grave. Il ne s’agit ni de coup d’État, ni même de remaniement ministériel. Il n’est pas non plus question de maraboutage, de scandale sportif ou de disparition d’un griot. Non, il s’agit du temps, tout simplement. Au sens météorologique du mot. Les sempiternelles salutations s’en retrouvent même écourtées pour laisser aux palabres de rue suffisamment de temps pour commenter le ciel.
Oui les parents vont bien, enfin, comme ci comme ça… Au fait, tu as vu le ciel. Ça va tomber, non.
Non, l’an passé, à cette époque exactement, on y a cru, on y a cru, et rien n’est venu. Allez, juste trois gouttes, histoire de semer la zizanie dans les familles.
Mais si, je te dis que j’étais presque trempé.
Du pipi d’oiseaux oui, va consulter les rapports à la Direction du Temps et des Intempéries, tu verras. Pas une goutte, je te dis. Aujourd’hui, on dirait bien que ça va tomber.
San nana, San nana sisan. En pleine saison sèche, comme ça.
Eh oui, petit. Avant, chaque saison sèche nous apportait la pluie dans son écrin brûlant. Un cadeau pour l’homme et surtout pour la nature. La pluie des mangues. Quelques jours d’espoir rafraîchissant, une toute petite saison des pluies avant de laisser le soleil régner de plus belle. Quand j’étais enfant, on ne tergiversait pas sur le sujet. La pluie des mangues avait sa place. Mangues et pluies survenaient en même temps. Avec la pluie, les mangues brillaient pour le plaisir des yeux. La terre, abreuvée de nouveau, exhalait ses parfums les plus capiteux, des fragrances épaisses et troublantes. La pluie des mangues n’avait rien à prouver, elle paradait quelques jours, parfois plusieurs semaines, et puis disparaissait. Quels éclats de rire, mes enfants, quand on pataugeait en culotte dans les larges miroirs qui jonchaient les chaussées. Les ânes, les chevaux s’embourbaient. Les scooters restaient sur place ou étaient consignés dans les chambres. Pas question de gâter la petite merveille laborieusement gagnée. Hommes et femmes couraient, coupaient court, pagnes et boubous luisants, tous collés au corps, mouchoirs de tête à bout de bras, en parapluie. Les rares et bienheureux lecteurs de journaux s’abritaient sous leur science en pressant le pas. C’était une surprise, un don du ciel, une trêve dans ce combat contre l’implacable chaleur d’avril. Ça, c’était de la pluie, de la vraie pluie des mangues. Depuis, on en a connu des années taries. La grande saison des pluies posait juste un orteil et repartait aussitôt. Alors, imaginez-vous, la pluie des mangues…
Un vague souvenir, comme un regret du temps passé. Depuis quelques années, la pluie des mangues semble vouloir revenir. Timidement. Mais elle se fait attendre, alors on ne sait même plus si c’est la saison des pluies qui commence ou si c’est un petit caprice, comme ça, juste quelques gouttes pour se rire des paysans. Le ciel devient blanc et ça dure des jours, puis une touche de gris, ciel pommelé. On regarde, on ausculte, on pronostique. Torticolis. Il fait lourd, haute pression. Les gens fulminent ou se querellent. Bamako transpire, klaxonne et vitupère. Bamako a soif et se craquelle. L’année surpassée, il a bien fallu se rendre à l’évidence, après dix jours d’attente fébrile, on a compris que le ciel, tout compte fait, ne voulait rien donner. Pour la pluie, vous voudrez bien patienter jusqu’en juillet. Et pour aujourd’hui ? Tombera ? Tombera pas ? Durera ? Durera pas ? Faites vos jeux. Tout va bien. Là-bas à l’horizon un nuage a crevé. Arrose en pointillé le quartier de Faladié. San bé na, dé. La pluie est bien là.
Mon heure à moiVoyez-vous, c’est mon heure préférée. Plus tôt, je suis encore dans mon sommeil ou dans mes prières. Engourdi. Plus tard, le soleil, là, il vous tape dessus à bras raccourcis, et vous vous accrochez au volant pour ne pas tomber de chaleur. Comme un zombie. Il faut tourner au ralenti, ne pas se fâcher, ne pas trop parler aux clients, rouler doucement, doucement.
Non, l’heure idéale, la seule heure qui vaut la peine d’être vécue, c’est de sept à huit heures du matin. C’est la plus belle heure pour le moral. Le corps est bien tonifié après le petit-déjeuner, la température est agréable. Les gens ont les yeux grands ouverts et la voix bien haute. Les piétons vont d’un bon pas, et hop, et hop là. C’est comme la voiture quand elle vient de gagner l’essence. On est bien lavé, bien rasé, habillé de propre. On donne le bonjour, on échange des nouvelles, on blague un peu, comme ça, pour montrer que tout va bien. On liste les choses à faire en pensant dur comme fer qu’on aura assez de temps. C’est parce qu’on se sent encore très fort, invincible. On oublie que le soleil et la fatigue ne feront bientôt de nous qu’une bouchée. C’est l’heure où l’on n’a plus de douleurs, de chagrins, d’états d’âme. On est dans la cadence, on avance. Ça, j’aime. Moi, le matin, je me sens tout jeune. Puis, je vieillis d’heure en heure. Pour ma voiture c’est pareil, le soir tu lui donnes dix ans de plus.
Moi, chaque matin, je m’arrange pour prendre ce goudron-là, le Nelson Mandela. C’est une vraie fourmilière, j’adore. Les boutiquiers ouvrent leurs volets, sortent leurs peintures-réclames, passent un coup de balai, trois coups de chiffon. Et hop et hop là. Les étudiants marchent en b***e, leurs cahiers sous le bras. Regardez ces deux-là, ils hâtent le pas pour rejoindre le groupe de filles là-bas. Elles vont au quartier du Fleuve, à Notre-Dame du Doux Jésus. Je les reconnais à l’imprimé de leur pagne : Saintes Vierges roses et caïmans verts. Normalement ils vont leur tapoter sur l’épaule galamment juste avant de dépasser le marché. Elles vont faire les effarouchées, comme si elles les voyaient pour la première fois. Chaque matin, même manège. À ce rythme-là, il va leur falloir plusieurs mois, à ces deux garçons, pour les conquérir. À moins que… Avec les filles d’aujourd’hui, on ne sait jamais. Sauf votre respect, moi je les trouve saintes-nitouches, les filles d’aujourd’hui, surtout les chrétiennes. Je sais de quoi je parle, ma femme en est une. Bon, je m’égare, je m’égare.
Regardez, là, à droite, les forgerons de la colline. Ils ont trop de courage ces gars-là, à taper du matin au soir comme ça. À cette heure-ci, ils forgent deux fois plus vite. Au moins trois outils à l’heure, peut-être quatre, sans même avoir besoin de croquer la kola ou de boire le thé.
Je parle, je parle, mais je ne sais même pas où je dois vous déposer. Ah... Vous êtes pressée. Accrochez-vous à la portière. Prête ? On accélère.