DIMITRI-5

2012 Mots
− Hélas, ils ne veulent rien entendre et ils n’ont à la bouche que ce mot : Liberté ! Liberté ! Je leur fis comprendre qu’ils n’étaient pas mûrs pour la liberté. Le lendemain, à la messe célébrée à La Courtine, l’abbé demande aux paroissiens de se joindre à ses prières. Que les mutins cessent leur blocus et se rendent pour éviter un inutile bain de sang. Mais simultanément, à 10 heures, le premier tir de canon retentit suivi par les obus qui pleuvent sur le camp. C’est un épisode de la guerre civile russe qui se noue alors sur le plateau creusois : Blancs contre Rouges. Dimitri rassemble à la hâte les musiciens de la troupe. Aux explosions provocantes, ils vont répondre d’une manière inattendue et tout à fait imprévisible : les assiégés entonnent la Marseillaise puis la Marche funèbre de Chopin, mais aussi l’Internationale. À 14 heures, un obus éclate près des musiciens. Stupéfaits, les mutins se protègent dans les casernes. Le canon tonne seulement toutes les heures, pour laisser aux rebelles le temps de relever leurs blessés et de se rendre. Le tir dure jusqu’à 20 heures, mais aucune reddition n'intervient, à l'exception de quelques hommes qui s'enfuient sous les salves de leurs ex-camarades. Le lendemain à 10 heures, les rafales, plus rapprochées reprennent. À 14 heures, la véritable capitulation commence. Ce sont plus de 7 500 soldats qui se rendent à l'église de La Courtine, sans armes et en agitant des drapeaux blancs. Les mutins comptent 3 tués et 36 blessés. Il reste toutefois les irréductibles, environ 500 hommes. Le 18 septembre, soutenues par l'artillerie, les troupes russes loyalistes investissent le camp ; mitrailleuses et fusils crépitent. Certains réussissent à s'échapper, d'autres continuent à résister. Le 19 septembre vers 10 heures, les derniers insoumis se rendent. Seul, blessé à la poitrine, Dimitri se vide de son sang en murmurant : − Marie, maman, Marie… Dans son délire se confondent les deux femmes de sa vie, les traits de l’une se modelant sur le visage de l’autre. À Magnat l’Étrange, une femme pleure. Voici presque une semaine que Marie n’a pas de nouvelles de Dimitri, elle a peur, elle craint le pire… Il faut à tout prix qu’elle sache où est son bien-aimé : est-il blessé ? Tué lors de ses bombardements sur le camp ? Est-il déplacé ou envoyé en prison ? Est-il parti rejoindre son pays pour aider ses camarades dans cette révolution qui lui tient tant à cœur ? Elle s’arme de courage et se dirige vers La Courtine. La population a été écartée et éloignée du conflit. Un périmètre de sécurité de plusieurs kilomètres a été instauré autour du camp. Mais Marie connaît bien sa région pour l’avoir parcourue souvent avec Louise à la saison des champignons. Elle n’ignore aucun accident du terrain et rien ne pourra retarder sa marche. Il fait chaud en cette fin d’après-midi orageux. Exténuée par la fatigue et l’angoisse, elle transpire, mais elle avance comme un automate : elle veut y arriver ! Parvenue au sommet d’une colline, elle aperçoit l’enfilade des bâtiments de la caserne. Son ardeur redouble : il faut qu’elle s’approche, il faut qu’elle sache. ! Elle longe le grillage qui encercle le camp pour se diriger vers l’entrée officielle, s’avance quand tout à coup la voix acerbe d’un soldat russe perce le silence lourd : − Halte ! Complètement transie, elle ne parvient pas à sortir un son de sa gorge. Le garde renouvelle ses sommations : − Halte là ! Qui va là ? – ….. − Halte là ou je tire ! − C’est moi, je suis française, ne tirez pas. Entendant la petite voix de Marie, il s’avance vers elle tout en pointant son fusil dans sa direction : − Vous !, pas venir ici, interdit. Vous partir ! − Non, je ne partirai pas tant que je n’aurai pas vu Dimitri. Le garde la dévisage et lui demande : − Qui Dimitri ? Donne-moi nom. Marie est terrifiée; les larmes commencent à couler sur ses joues. Pour que des sons sortent de sa bouche, elle doit reprendre son souffle et dépasser sa peur en criant : − Il s’appelle Dimitri, mais je ne connais pas son nom. Derrière la sentinelle qui empêche Marie d’avancer, une ombre se détache et Marie de supplier : − Monsieur… Monsieur, s’il vous plaît, laissez-moi voir Dimitri, je vous en prie, c’est très important pour moi ! La silhouette se fait plus précise et s’approche du duo. C’est un officier français en tenue de cavalier : veste près du corps, pantalon bouffant, le ceinturon bien ajusté et la visière du képi à hauteur des sourcils. Il fait signe au soldat de s’écarter et demande à la jeune femme de s’avancer : − Qu’y a-t-il, Madame ? Que voulez-vous ? Avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, l’officier d’un ton ferme lui fait remarquer qu’elle ne doit pas se trouver ici, que sa présence est illégale. − Monsieur l’Officier, mon ami est dans le camp et je n’ai plus aucune nouvelle de lui depuis plus d’une semaine. Il est russe, il s’appelle Dimitri et je suis très angoissée quant à son devenir. L’officier se tait un instant puis demande : − Comment s’appelle-t-il ce Dimitri ? − Mais je ne sais pas Monsieur ! répond-elle la voix mêlée de sanglots. Le Français stoïque, bien campé dans ses bottes déclare après quelques secondes interminables : − Je suis le Capitaine Lefranc, responsable adjoint de la mission franco-russe. Suivez-moi s’il vous plaît. Marie essuie ses larmes d’un revers de main : − Oh merci Monsieur le Capitaine, merci de faire quelque chose pour moi. Ils entrent dans le camp par la grande porte. Des dizaines de soldats grouillent dans tous les sens. Parvenus à la porte d’un des bâtiments : − Madame, ce Dimitri, fait-il partie des loyalistes ou des insurgés ? L’officier n’attend pas la réponse et il l’introduit dans une pièce : INFIRMERIE. − Je vous accompagne ; peut-être allez-vous le reconnaître ? Ils pénètrent dans une grande pièce où les lits de blessés sont alignés sur deux rangées. − Prenez votre temps, Madame, et dites-moi si parmi tous ces soldats, vous reconnaissez ce Dimitri. Lentement, Marie passe d’un lit à l’autre en observant chaque visage, mais en vain… Puis une voix familière se met à appeler Marie : − Oh Marie, ma Marie ! Je suis là mon amour. Approche vite ! Le crâne de Dimitri est enveloppé de bandages. Seuls sa bouche et ses yeux sont perceptibles. Marie pousse un cri, accourt et se jette sur le lit du gisant : − Dimitri, mon amour, que t’est-il arrivé ? Que t’ont-ils fait, mon Dimitri ? Avant qu’il puisse prononcer un nouveau son, elle le couvre de baisers, oubliant totalement l’officier français et les autres blessés. Puis elle se détache pour l’entendre : − Marie, écoute-moi, chuchote-t-il d’une voix épuisée. J’ai été touché par un éclat d’obus. Le médecin m’a dit qu’on ne pouvait pas m’opérer. Je vais mourir. Elle prend Dimitri par les épaules, essaie vainement de le soulever. − Mais non mon aimé, tu ne vas pas mourir, tu ne peux pas mourir, j’ai trop besoin de toi, j’ai trop besoin de ton amour, tu ne peux pas me laisser ! − Ya tibia lioubliou Maria*2, murmure Dimitri faiblement. Ces mots en russe, il les a tellement prononcés qu’elle les devine plus qu’elle ne les entend. Le blessé esquisse un tendre sourire puis ses yeux se ferment. Sa poitrine ne soulève plus le drap, ses lèvres blanchissent et Marie comprend que le cœur de son amant s’est arrêté de battre. Elle pousse un hurlement et s’affale sur le corps inerte de Dimitri en l’enlaçant. Le silence funeste règne dans toute la pièce pendant plusieurs minutes. Puis, deux solides bras l’arrachent enfin de son étreinte. L’officier fait un signe aux soldats qui la traînent jusque dans le hall de l’infirmerie. Révulsé par le chagrin, le visage de Marie tarde à reprendre son aspect. Mais, peu à peu les sanglots s’espaçant, ses traits retrouvent leur finesse ; l’officier la trouve pathétique et belle. − Madame, je suis désolé pour vous et je partage sincèrement votre peine. Dimitri Alaverdov, c’était son nom, était un leader parmi les insurgés et comme il a refusé de se rendre et de remettre son fusil, il a été victime d’une répression armée, mais il en avait été averti. − … − Madame, comment êtes-vous arrivée jusqu’ici ? Marie, muette, ne peut articuler la moindre parole. − Mais Madame, d’où êtes-vous ? Je ne peux pas vous laisser là ! Reprenant lentement ses esprits et d’une voix étouffée : − Monsieur le Capitaine, je vous remercie infiniment de m’avoir fait pénétrer dans le camp. Grâce à vous, j’ai pu revoir une dernière fois mon Dimitri. C’était un homme extraordinaire, vous savez, qui nous a aidés avec quelques-uns de ses camarades aux travaux des champs. J’habite Magnat l’Étrange, Monsieur le Capitaine. L’officier compatissant lui propose de la reconduire dans son village. Il lui prend un bras pour la soutenir et la fait monter dans une voiture garée devant l’entrée. Il s'assoit à côté d’elle et ordonne au chauffeur de rouler en direction de Magnat. Il fait nuit quand Marie regagne sa maison. Sans le moindre espoir, effondrée sur son lit, elle revoit l’horrible image des derniers souffles de son amant. Simultanément, elle imagine les mains de Dimitri sur son corps. Elle ressent la chaleur et la tendresse qu’ils ont partagées. Comme pour fixer l’intensité de ces instants de passion qu’elle ne revivra jamais, elle ferme ses paupières gonflées et finit par s’assoupir tout habillée. La première nausée la surprend le matin. La tête lourde, l’estomac vide, mais pesant : une sensation de vertige quand elle s’assoit : elle attribue ce malaise à l’épuisement et au chagrin. Contrairement à son habitude, elle renonce à se lever de bonne heure. L’esprit et le corps refusant le constat de la réalité implacable, elle se laisse glisser vers une somnolence qui la replonge dans l’oubli. Ce répit est de courte durée : de cauchemars en rêves doux, son âme erre autour du camp de la Courtine. Tantôt Dimitri l’enlace en lui chuchotant des mots d’amour, tantôt elle le découvre gisant parmi des corps tombés sous les balles. Sa voisine Louise s’étonne : le coq lance ses appels joyeux, comme d’habitude, mais ce matin, les volailles de Marie picorent déjà quand elle va ouvrir son propre poulailler. D’habitude, Marie et Louise se disent « bonjour » en allant les libérer : Marie se serait-elle levée à l’aube ? Seule comme Marie, Louise dont le mari est lui aussi prisonnier en Allemagne est mère de deux jeunes enfants. Après les avoir accompagnés à l’école du village, elle vient frapper chez sa voisine : pas de réponse et aucun bruit familier ne trahit la moindre présence. Elle appuie sur la clenche, pousse la porte qui s’ouvre sans résistance. La pièce vide, au sol en terre battue, plongée dans le silence pourrait sembler inoccupée. Sur la table, la cruche et un morceau de pain dur ; jeté sur le dossier d’une chaise empaillée, le châle fleuri de Marie gît comme une nature morte. Inquiète, Louise s’avance en direction de la chambre. Par la porte entrouverte, elle découvre Marie recroquevillée, tout habillée sur son lit. Une voix familière tire la jeune femme d’un songe étrange : celui d’un bambin blond aux yeux bleus qui gambade sous le tilleul. − Marie ! Marie ! Tu es malade ? C’est moi : Louise ! − Oh Louise ! Non, non ça va… − Mais pourquoi restes-tu au lit alors ? − J’étais un peu fatiguée alors je me suis recouchée. − Fatiguée ? Et qu’est-ce qui t’a tant fatiguée ? Aurais-tu trouvé un galant ? Tu as les yeux si gonflés… plaisante Louise d’un air malicieux. − Mon Dieu non ! C’est ma période qui me travaille, prétend Marie pour éluder les questions. − Pourtant d’habitude tu n’es pas incommodée contrairement à moi qui me tords de douleurs quand les Anglais débarquent ! − Ça va passer. Je me lève… Mais au moment de poser un pied par terre, Marie prise de vertige doit s’appuyer sur l’épaule de Louise pour éviter la chute. − Je vais te faire un bon café et tu vas manger pour retrouver des forces. − Merci Louise tu es gentille, mais je n’ai pas faim. − Il faut t’obliger sinon tu vas tomber ! − Ne t’inquiète pas ! Laisse-moi ! − Avec la tête que tu as, sûrement pas ! Allez viens t’asseoir à table et raconte-moi ce qu’il t’arrive pendant que je prépare le café. Louise et Marie, par nécessité, ont tissé des liens amicaux et d’entraide. Cependant, tant par pudeur que par manque d’affinités, elles ont rarement eu l’occasion d’échanger des confidences. Marie et Dimitri ont préservé leur relation restée secrète. Pourtant, au fil des jours, quelques signes n’ont pu échapper à sa voisine et éveiller des soupçons : les traits tirés, un sourire énigmatique sur les lèvres ou, au contraire, ces derniers jours notamment, une infinie tristesse teintée d’angoisse sur ce visage fin et délicat. Les femmes de la guerre, travailleuses acharnées, séparées de leurs hommes – frères, pères, maris, fils – n’en restent pas moins humaines. Leurs désirs refoulés, leur chasteté, leur courage cèdent parfois à la pression de leur sensualité. Comme Marie, Louise connaît le prix d’une liaison secrète et devine que les tourments de sa voisine n’ont rien à voir avec la lune ! Quoique… ! Et si Marie... ? Tout en tournant la manivelle du moulin à café coincé entre ses jambes pour moudre les rares grains auxquels elle ajoutera une bonne pincée de chicorée pour économiser la précieuse denrée, Louise observe discrètement Marie. Assise en face d’elle, celle-ci, le regard vague, les yeux cernés, soupire sans dire un mot. Louise la questionne, autant pour meubler le silence que pour se rassurer.
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