III

1726 Mots
IIIUn mois avait passé, depuis l’arrivée de Manon au palais de Madapoura. Un mois de bonheur, à peine traversé de légers nuages. L’empire de la jeune femme sur Maun-Sing s’affirmait chaque jour un peu plus. L’orgueilleux maharajah se laissait dominer, pour la première fois, par une influence féminine. Celle-ci était, d’ailleurs, fort discrète, ne cherchant jamais à s’imposer, à triompher... Et là, précisément, résidait sa force, près d’une nature telle que celle de Maun-Sing. Cependant, au milieu de sa félicité conjugale, Manon conservait toujours l’impression que son mari lui cachait quelque chose. Il y avait un secret dans sa vie. Il y avait une énigme flottant à travers ce palais féerique, jeté sur le roc à pic, au-dessus de la vallée, par le caprice d’un ancêtre de Maun-Sing. Mais Manon ne pouvait appuyer ce soupçon sur rien de très précis. Il y avait bien ces figures inconnues, errant dans les jardins, et qui augmentaient en nombre chaque jour... À une question de sa femme, Maun-Sing avait répondu : – Ce sont d’anciens et fidèles sujets, qui viennent me rendre leurs hommages. Mais Manon s’étonnait qu’ils fussent si nombreux, ces courtisans d’un prince sans royaume. Il arrivait aussi que, parfois, Maun-Sing ait des réticences, des hésitations... De même, Ahélya, discrètement interrogée par sa belle-sœur, laissait voir un embarras profond. À ces moments-là, Manon éprouvait un froissement mêlé d’inquiétude... Que lui dissimulait-il donc ? Que craignait-on d’elle ?... Fallait-il supposer à Maun-Sing quelque but blâmable, qu’il savait d’avance condamné par l’honnêteté de sa femme ? Elle projetait de le questionner un jour à ce sujet, franchement. Mais elle attendait d’avoir à lui opposer quelque fait un peu plus précis que les doutes qui venaient l’assaillir, à certains jours surtout. Le maharajah, en ce moment, reconstituait la ménagerie qui existait autrefois, près du parc des éléphants. Il faisait rechercher les plus beaux fauves, pour les installer dans cette partie de ses jardins. Et une jeune panthère, qu’il appelait Baïla, le suivait partout, humble et soumise sous son regard, se couchant aux pieds de Manon, qui, assurée du pouvoir étrange mais réel de son mari sur ces bêtes féroces, n’éprouvait aucune crainte d’un tel voisinage, tant qu’il était là. Les heures passaient très brèves pour la jeune femme, qui travaillait, lisait – car il y avait une bibliothèque fort bien garnie dans un des pavillons du palais – et s’entretenait de mille sujets avec Maun-Sing, dont l’intelligence était brillante. Souvent, ils se promenaient tous deux dans les jardins, dont le maharajah montrait à sa femme les merveilles. Mais ils s’arrêtaient toujours devant un roc énorme, qui s’élevait à pic, barrant l’horizon, et dans lequel se voyait une fissure où devait pouvoir passer le corps d’un homme. – Cela conduit-il quelque part ? avait demandé un jour Manon. – Oui, à de très anciens temples, creusés dans le roc. Maun-Sing n’avait pas donné d’autres explications, ni offert à sa femme de lui montrer ces temples primitifs du brahmanisme. Il ne lui parlait jamais de religion, la laissant libre quant à la sienne. Mais Manon ressentait toujours une impression désagréable lorsque, en entrant dans une des pièces de l’appartement du maharajah, elle voyait trois petites statues, Brahma, Siva et surtout Vichnou, l’idole de jade aux yeux de rubis. Pourquoi celle-ci lui inspirait-elle une sorte d’effroi mêlé de répulsion ? Un soir, dans le salon aux panneaux de santal incrustés d’ivoire et d’argent, tandis que Maun-Sing lui lisait, en les traduisant, des poèmes hindous, elle se sentit attirée, jusqu’à la hantise, par ces yeux qui semblaient flamboyer, sous la lumière. Un malaise s’emparait d’elle... Son mari s’en aperçut et demanda : – Qu’as-tu, Manon chérie ? Elle essaya de sourire, en étendant la main vers l’idole. – Cette statue... ces yeux surtout m’impressionnent. Il me semble qu’ils me regardent férocement et qu’ils me menacent. Un pli se forma sur le front du maharajah. D’un geste de protection tendre, il attira contre lui la jeune femme. – Tu es folle !... Il n’y a là que deux rubis – les plus beaux de ma collection, avec celui-ci. Il montrait la pierre magnifique qui ornait sa bague. – Oui, je le sais bien... Mais c’est une impression nerveuse, que j’ai peine à surmonter. De fait, invinciblement, son regard revenait aux yeux étincelants. Maun-Sing eut un rire léger. – Eh bien ! je vais te rassurer tout de suite. Il se leva, prit un poignard au manche orné de pierreries et s’approcha de la statue. En un instant, il eut enlevé les deux gemmes superbes... Et, revenant à Manon, il les lui mit entre les mains. – Tiens, elles ne t’effrayeront plus, maintenant, petite peureuse !... Ouzmal, qui est si habile, te les montera dès demain à ton gré, pour mettre dans tes cheveux ou à ton cou. – Oh ! Maun, vraiment !... je ne te demandais pas cela ! Il riposta en riant : – Je le sais bien ! Mais je te les donne quand même. Vichnou sera privé de ses yeux, voilà tout ! Une lueur de surprise passa dans le regard de la jeune femme... Que signifiait ce ton de raillerie ? Jusqu’ici, elle s’était figuré Maun-Sing comme un fervent et sincère adepte du brahmanisme, et rien n’était encore venu l’inciter à penser le contraire... S’était-elle donc trompée ? Cet étonnement de sa femme n’avait pas échappé au maharajah. Cependant, sans avoir l’air de s’en apercevoir, il s’assit de nouveau près d’elle et reprit la lecture interrompue. Mais il semblait distrait, préoccupé, et, fréquemment, il glissait un regard soucieux vers la physionomie pensive de la jeune femme. Vers dix heures, il ferma le livre en disant : – Il est temps d’aller te reposer, Manon. Elle se leva, en s’enveloppant de ses voiles... À ce moment, on gratta à la porte. Et quand le maharajah eut ordonné d’entrer, Dhaula apparut, humblement incliné. Maun-Sing retint à peine un geste d’impatience. Il demanda brièvement : – Tu as besoin de me parler ? – Oui, seigneur. – Attends à demain. Ce soir, je ne suis pas disposé à t’entendre. – Ton serviteur ose insister pour que tu l’écoutes maintenant, seigneur souverain. Manon commençait à comprendre un peu la langue rajpoute, que lui apprenaient son mari et sa belle-sœur. En se penchant vers Maun-Sing, elle murmura : – Je pars en avant avec Adrâni. Et, discrètement, elle s’éloigna avec sa suivante, non sans se demander ce que le brahme avait de si important à dire, dès ce soir. Quand la porte se fut refermée sur elle, le regard de Maun-Sing, qui l’avait suivie, se reporta sur Dhaula. – Eh bien ! parle, maintenant. – Seigneur, Dhava est revenu. – Bien. Il a les adhésions ? – Plus nombreuses encore que nous le pensions ! Toute l’Inde m*******e sera avec nous, au jour de la révolte ! Une lueur de satisfaction éclaira les yeux assombris de Maun-Sing. – Parfait, cela ! D’ailleurs, j’y comptais, au fond. Tout ce peuple est las du joug étranger. Mais il lui fallait un chef, un entraîneur. Sur les pas de mes fidèles fanatisés, l’Inde entière marchera ! Dans ses prunelles redevenues ardentes passait une flamme de triomphe. Dévotement, Dhaula s’inclina pour b****r la main fine, où le rubis étincelait de mille feux. – Tu auras tout un monde à tes pieds, maître puissant ! Les plus grands souverains d’Europe compteront avec toi et rechercheront ton alliance. Mais il faut maintenant fixer la date où se révélera le libérateur annoncé par nous dans le secret, depuis des années. De nouveau, l’ombre s’étendit sur le regard de Maun-Sing. Le maharajah dit brièvement : – J’y songerai... Il n’est pas temps encore. – Pardonne-moi d’insister, seigneur. Le moment est venu, au contraire. Tout est prêt... – Ne m’importune pas ! Je suis le maître et je t’avertirai quand il me plaira de donner le signal. Dhaula se redressa, les yeux brûlants, la voix véhémente. – Tu es le maître ? Ah ! non, tu ne l’es plus !... Tu ne l’es plus, seigneur ! Une femme occupe ta pensée, possède tout ton cœur, domine ta volonté... hélas ! je m’en doute ! Avant de la connaître, tu ne songeais qu’à ta haute mission de sauveur d’un peuple. Maintenant, ce souci passe au second plan. Elle d’abord, cette enchanteresse !... Près d’elle, tu oublies tout ce qui t’occupait autrefois. Ce qu’elle veut, tu le veux. Son bon plaisir seul compte pour toi... Maun-Sing l’interrompit avec violence. – Assez, Dhaula, assez ! Comment oses-tu me parler ainsi ? Un autre que toi saurait déjà ce qu’il en coûte ! Le brahme joignit les mains. – Seigneur, c’est pour ton bien que je te supplie !... C’est pour te préserver du malheur... Cette femme est puissante sur toi, par sa beauté, son intelligence, ses dons si nombreux, qui en font une créature séductrice entre toutes. Elle appartient à une religion qui étend son prosélytisme à tous les points du globe... Maun-Sing interrompit sèchement : – Nous ne parlons jamais de la question religieuse. Quant aux sentiments que m’inspire cette jeune femme, ils ne regardent que moi, et je ne supporterai plus – je t’en avertis – que tu oses m’adresser des reproches à ce sujet. Les sourcils froncés, le regard dur, Maun-Sing fil un geste qui congédiait le brahme. Dhaula, courbant la tête, murmura : – Pardonne-moi, seigneur !... C’est mon zèle pour toi qui m’entraîne... – Oui, je le sais. Voilà pourquoi j’oublierai ce que tu m’as dit ce soir. Maun-Sing fit un pas vers la porte... À ce moment, le regard du brahme tomba sur la table de porphyre, où se trouvaient les petites statues de la triade hindoue. Sous la lumière répandue par les lustres de cristal, les émeraudes étincelaient dans le visage impassible de Brahma et de Siva. Mais les orbites de jade apparaissaient sombres et vides. Dhaula s’exclama d’un ton stupéfait : – Les yeux de Vichnou ont disparu ! Un très léger sourire d’ironie glissa entre les lèvres de Maun-Sing. – Ne t’en inquiète pas. C’est moi qui les lui ai enlevés. Puisqu’il a maintenant des yeux vivants, à quoi serviraient ceux-là ? Des prunelles éblouissantes se fixaient sur le brahme. Dhaula frissonna... Agenouillé, les mains jointes, il enveloppa Maun-Sing d’un regard d’adoration brûlante, en murmurant : – Tu as raison, seigneur puissant... Tu es le maître... Le maharajah sortit de la pièce. Dhaula restait seul, avec la panthère qui s’étirait près du divan où étaient tout à l’heure assis Maun-Sing et Manon. Le brahme se releva lentement. Il s’approcha de la table, prit entre ses doigts la statue de jade et la considéra pendant un long moment. Il songeait : « Quand a-t-il fait cela ?... Tout à l’heure, sans doute ? Car, cet après-midi, les rubis étaient encore là, je les ai vus. Pourquoi l’a-t-il fait ? La Française était-elle présente, quand il les a enlevés ? Est-ce que... ? Non, non, je ne puis croire qu’il aurait osé !... » Baïla s’approchait de lui, avec une lente ondulation de son corps souple. Il ne s’écarta pas. C’était lui qui avait appris à Maun-Sing le secret de charmer les bêtes fauves, et, pas plus que son maître, il ne les craignait. En regardant la panthère, il murmura : – As-tu vu cela, Baïla ? Ah ! si tu pouvais me dire !... J’ai peur de cette femme, pour lui ! Je sens qu’elle est un obstacle et que, déjà, à cause de cet amour, il n’est plus le même. Le fauve semblait l’écouter, en fixant sur lui ses yeux énigmatiques. Dhaula étendit la main pour caresser la tête élégante, en disant tout bas : – Ah ! Baïla, si tu voulais !... Tes belles griffes en feraient vite un cadavre, de cette Manon trop aimée !... ou, tout au moins, elles la défigureraient si bien qu’il s’en écarterait avec horreur ! Baïla, il faudra que tu me viennes en aide, que tu nous délivres de l’étrangère qui l’enchaîne ! Alors, redevenu libre, il ne songera plus qu’à sa mission, et l’Inde sera délivrée.
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