IV

1986 Mots
IVQuand Manon avait demandé à son mari : « Combien de temps resterons-nous ici ? », il avait répondu assez évasivement : – Quatre ou cinq mois, peut-être plus. Elle ne s’ennuyait pas dans ce palais merveilleux, où elle était tant aimée, où elle se voyait traitée comme la plus adulée des souveraines. Cependant, elle songeait qu’à la longue cette existence un peu trop orientale lui pèserait beaucoup. Car, enfin, quelque soin que prît Maun-Sing de lui adoucir sa captivité, elle menait ici la vie enclose qui avait été, autrefois, celle des femmes enfermées dans le zénana des maharajahs de Bangore, vaste et superbe bâtiment entouré d’un jardin ombreux, qu’Ahélya lui avait fait visiter un jour. Comme elles, Manon ne pouvait sortir de la dernière enceinte du palais, à moins de se faire porter en palanquin ou dans une houdah close de rideaux, que suivaient et précédaient des serviteurs. Elle aurait souhaité connaître le pays environnant, que Maun-Sing lui dépeignait superbe. Avec lui, quelles excursions magnifiques elle avait rêvé de faire ! Mais l’usage s’y opposait... Le maharajah, hors de son palais, ne pouvait se montrer en compagnie d’une femme, fût-elle son épouse, sa mère ou sa sœur. – C’est la coutume, expliquait-il à Manon, et mon entourage serait très choqué si je passais outre. La jeune femme ripostait avec une moue légère : – Je te croyais plus indépendant, Maun ! Cette coutume est ridicule et tu ferais bien de l’abolir. – Peut-être y arriverai-je en effet quelque jour, mais en procédant peu à peu. Prends patience, chère Manon ! Tu sais que je suis prêt à tout, dès qu’il s’agit de t’être agréable. Mais je te crois trop raisonnable pour ne pas accepter momentanément cet ennui, que je ressens autant que toi, sois en persuadée. Manon n’insistait pas. Elle savait que la coutume, en Orient plus qu’ailleurs, est très puissante sur l’esprit des peuples... Cependant, il lui semblait que Maun-Sing, ne régnant pas, vivant une grande partie de son existence hors de son pays, aurait pu s’en affranchir sans trop d’inconvénients. Mais sa nature active manquait d’aliment, dans cette prison dorée. Elle prévoyait que, bientôt, elle étoufferait dans cet horizon restreint, parmi ces palais et ces fleurs. Enfin, le séjour ici ne durerait pas indéfiniment !... Maun-Sing aurait bientôt la nostalgie de l’Europe, de la France surtout, qu’il aimait tant – il l’avait dit à sa femme. Alors, ils retourneraient là-bas, feraient légaliser leur mariage, au point de vue civil, et s’installeraient dans quelque demeure délicieuse. Là, Manon s’occuperait de venir en aide aux pauvres, aux malheureux. Elle qui, autrefois, lorsqu’elle était pauvre, frémissait de regret douloureux devant une détresse qu’elle ne pouvait soulager, aurait maintenant le bonheur de le faire, efficacement et discrètement – car elle savait bien que Maun-Sing ne lui refuserait rien. En attendant de réaliser ces rêves charitables. Manon cherchait à faire du bien autour d’elle, en particulier parmi le personnel nombreux que le maharajah avait mis à son service. Délicatement bonne, elle s’intéressait à ceux qui l’approchaient et, très vite, elle s’était fait aimer de tous. En particulier, Anang, qu’elle avait sauvé naguère de la bastonnade, l’idolâtrait, et suivait le moindre de ses pas. Il était maintenant chargé de veiller à la fermeture de la cage roulante où l’on enfermait Baïla, quand elle n’était pas près de son maître, et de lui faire porter ses repas – sinécure qui convenait fort à sa paresse. Un jour, comme Manon lui demandait s’il avait longtemps vécu en France pour parler si correctement le français, il répondit : – Oh ! oui, madame, j’ai passé plusieurs années à Paris ! Mais il s’interrompit tout à coup... Et, jetant des regards d’effroi autour de lui, il balbutia d’un ton suppliant : – Je vous en prie, madame, ne répétez pas à Sa Hautesse que je vous ai dit cela ! Je serais puni, terriblement puni !... – Pourquoi donc... Je ne comprends pas... – Sa Hautesse ne veut pas que je parle de mon séjour là-bas, de ce que j’y faisais... – Ah !... Eh bien ! sois sans crainte, Anang, le maharajah ne saura rien de l’indiscrétion qui t’a échappé. Cette preuve nouvelle d’un secret que lui cachait Maun-Sing venait renforcer, chez la jeune femme, la sensation bizarre qu’elle éprouvait depuis quelque temps, dès que la nuit venait. Il lui semblait que des ombres glissaient autour d’elle, de plus en plus nombreuses, et qu’elles s’en allaient, comme une procession de lents fantômes, le long des allées, sous les arbres voilés de ténèbres. Elle avait l’impression d’une foule silencieuse et avide, qui grouillait là, dans la nuit... elle ne savait où. De ces imaginations, qu’elle s’efforçait d’ailleurs d’éloigner, Manon ne disait mot à son mari. Maun-Sing paraissait un peu préoccupé, depuis quelques jours... La jeune femme lui avait demandé : – As-tu quelque ennui ? Il avait répondu : – Mais non, pas du tout. Que t’imagines-tu là, ma chère aimée ? En aurais-je, d’ailleurs, que près de toi je les oublierais tous. Il se montrait de plus en plus épris. Cependant, Manon sentait toujours entre eux ce mystère, qui l’alarmait et l’irritait à la fois. Mais sa fierté lui interdisait d’user de son influence pour lui en arracher le secret. Il fallait qu’il le révélât de lui-même – et rien ne faisait prévoir qu’il y fût disposé. L’hypothèse d’un complot, d’un projet de soulèvement contre la domination anglaise était celle qui hantait presque exclusivement la pensée de Manon. Mais, en ce cas, pourquoi Maun-Sing ne lui en faisait-il pas la confidence ?... Il devait la connaître assez, maintenant, pour savoir qu’elle approuverait tout ce qu’il ferait dans une intention noble, avec des moyens honnêtes, et qu’il pouvait avoir la plus entière confiance en sa discrétion. Craignait-il qu’elle ne manquât de courage, qu’elle ne cherchât à le détourner de cette idée ? Elle n’avait cependant jamais rien fait ni dit – bien au contraire – qui pût lui donner à croire qu’elle serait dépourvue d’énergie et de résignation, à l’heure du sacrifice et du danger. Mais il la chérissait tant qu’il aimait mieux, sans doute, retarder le moment de lui apprendre en quelle aventure périlleuse il s’engageait. « Oui, bien périlleuse et bien aléatoire ! pensait la jeune femme. L’Angleterre est si puissante !... et l’Inde si divisée ! » * À la fin de l’après-midi, quand la chaleur du jour s’atténuait un peu, Manon aimait aller s’asseoir sous une colonnade de marbre rose, au bord d’un petit canal vers lequel se penchaient les branches des orangers et des grenadiers. Maun-Sing venait l’y retrouver plus tard, et ils prenaient le thé en causant, ou en écoutant les sons doux et expressifs que Jeimal, dans un bosquet voisin, tirait de son violon. Un après-midi, tandis qu’assise sur le divan aux coussins brochés d’or, Manon dessinait un modèle de broderie en s’inspirant d’admirables lotus roses que lui avaient offerts Maun-Sing, ce matin, elle vit, en relevant la tête, Baïla qui s’avançait à pas lents, onduleux. Elle n’en ressentit d’abord aucune frayeur, car elle était accoutumée à la présence du fauve, et, surtout, elle pensait que Baïla précédait de très peu son maître, comme elle en avait parfois coutume. Mais la panthère semblait bien seule, aujourd’hui... Et Manon se souvint tout à coup que Maun-Sing lui avait dit : – J’ai beaucoup de correspondance à faire, aujourd’hui ; aussi ne me verras-tu pas, très probablement, avant l’heure du dîner. Alors, elle frissonna, à l’idée qu’elle allait se trouver en tête à tête avec l’inquiétante Baïla. La panthère s’était arrêtée, les yeux fixés sur la jeune femme... Puis elle reprit sa marche lente et s’arrêta de nouveau. Elle était maintenant à quelques pas de Manon. Toutes deux se regardaient... Manon, raidie, concentrait son énergie, pour imposer au fauve. Elle pensait : « Il est très probable qu’elle ne m’attaquera pas. Elle me connaît, elle me voit chaque jour près de son maître. » Mais elle tremblait et le sang se retirait de ses joues. Car elle voyait la bête se ramasser lentement sur elle-même, s’apprêter à bondir... Un appel, jeté par une voix impérative, traversa le silence : – Baïla ! C’était Maun-Sing. Il venait d’embrasser la scène terrible, en un coup d’œil, et accourait, sautant par-dessus tous les obstacles, pour bondir jusqu’à la colonnade. Baïla s’était reculée... Rampante et soumise, elle se couchait sur le sol, tandis que Maun-Sing s’élançait vers sa femme. – Manon !... Ma pauvre Manon chérie ! Blême et frissonnante, elle défaillit un moment entre ses bras. Mais, très vite, ses paupières se soulevèrent et elle dit, répondant au regard de folle angoisse qui rencontrait le sien : – Ce n’est rien, Maun !... Ce n’est rien ! Mais, heureusement, tu es arrivé !... Heureusement ! – Oui, quelle inspiration j’ai eue de laisser mes secrétaires se débrouiller parmi ma correspondance inachevée, pour venir près de toi ! Mais comment cette bête s’est-elle échappée ? J’avais donné l’ordre de l’enfermer. Qui donc a osé ?... Manon murmura : – Voici Anang. L’Hindou accourait, le visage convulsé par l’angoisse... À la vue du maharajah, il s’arrêta et tomba la face contre terre, tremblant de tous ses membres. Maun-Sing dit d’un ton où grondait une effrayante irritation : – Tu fais bien d’avoir peur, car le châtiment ne te manquera pas ! Comment Baïla s’est-elle échappée ? Anang bégaya, en claquant des dents : – Je l’ignore, seigneur... Je... J’avais bien fermé... je peux en faire le serment à Ta Hautesse sur tout ce que j’ai de plus sacré ! Maun-Sing eut un méprisant mouvement d’épaules. – Alors, elle est passée entre les barreaux ? Mais je ne discute pas des mensonges. Ta négligence a failli être cause d’une effroyable chose. Elle recevra la punition qu’elle mérite... Va-t’en ! Anang fit un mouvement pour obéir. Il était livide et ses yeux hagards exprimaient la terreur. Manon dit tout bas : – Oh ! que lui feras-tu, Maun ?... Quelle punition ?... – Il sera mis à mort ce soir. – À mort ! Oh ! non, non !... Tu n’y penses pas !... Pour une négligence ! – Si, je pense que, par la faute de ce misérable, il s’en est fallu de si peu que ma bien-aimée Manon... Il l’enveloppait de ses bras, baisait les paupières tremblantes. Elle le sentit frissonner d’effroi rétrospectif, d’ardente tendresse, et comprit mieux que jamais, à cet instant, combien elle lui était profondément chère. Mais le malheureux qui était là, à peine coupable, il fallait qu’elle le sauvât de la peine terrible que lui infligeait la colère d’un maître impitoyable. – Maun, je t’en prie, accorde-moi sa grâce ! – Ce serait une insigne faiblesse. Ne t’oppose pas à ma justice, Manon. – En ce cas-là, ce ne serait pas de la justice, mais de la cruauté ! – Nous n’entendons pas ces mots-là de la même manière. – Eh bien ! entends-les aujourd’hui comme moi ! Pardonne, mon cher Maun, car, vois-tu, si tu faisais mourir ce malheureux, un tel souvenir me hanterait... et puis, j’aurais un peu peur de toi. Il enveloppa d’un regard d’amoureuse indulgence le beau visage suppliant. – Allons, il faut céder, une fois de plus ! Fais de cet homme ce que tu voudras. Sa vie t’appartient. L’Hindou s’éloignait déjà, à reculons, en chancelant comme un homme ivre. Manon dit d’une voix joyeuse : – Anang, écoute !... Sa Hautesse te fait grâce, sur ma demande. Anang s’immobilisa, ses yeux dilatés par la stupéfaction fixés sur la jeune femme. Elle répéta : – Sa Hautesse te fait grâce. Alors, l’Hindou se laissa glisser à genoux et, les mains tendues vers Manon, il dit d’une voix que l’émotion étouffait : – Soyez bénie, reine de bonté !... Anang est maintenant votre esclave... Et toi, seigneur puissant, tu feras la joie du plus humble de tes serviteurs en prenant pour ton service cette vie que tu lui laisses. Il s’éloigna et les deux époux se retrouvèrent seuls, avec Baïla qui fermait à demi ses paupières, en s’étirant sur le sol de marbre. Maun-Sing dit, en désignant la panthère : – Désormais, elle sera enfermée avec les autres et je ne la ferai plus mettre en liberté. Ainsi, tu n’auras aucune crainte à avoir. Elle ne protesta pas. La seule vue du fauve faisait courir des frissons dans tout son corps. Maun-Sing, s’en apercevant, quitta la colonnade avec la jeune femme, pour regagner le palais... Derrière eux, à distance respectueuse car elle avait conscience d’être en complète disgrâce – marchait Baïla. Deux hommes, derrière les treillis de marbre d’une fenêtre, les regardaient venir. L’un était Dhaula. L’autre, plus petit, âgé, très brun de visage, avait des yeux d’illuminé. Dhaula dit sourdement ; – La voilà ! Baïla n’a pas réussi. Regarde, Dhava !... Regarde avec quelle sollicitude il la soutient ! Nous n’avons obtenu que de la lui rendre plus chère encore. Dhava, sans mot dire, regardait avec attention la jeune femme, qui passait en ce moment sous les fenêtres, appuyée au bras du maharajah. Il dit tout bas : – Vois... ces épingles qui retiennent son voile... elles sont ornées de rubis merveilleux... de deux rubis semblables à ceux... Avec une curiosité avide, Dhaula attacha son regard sur la coiffure de la jeune femme. Un rayon de soleil couchant enveloppait la blancheur des voiles et faisait étinceler les gemmes superbes qui avaient attiré l’attention de Dhava. Dhaula dit d’une voix sourde, qui tremblait de colère : – Ce sont eux !... Les yeux de Vichnou ! Il les lui a donnés ! Tu vois, Dhava, si mes craintes se réalisent ! Devant un caprice de cette Française maudite, rien ne compte plus pour lui ! Les lèvres de Dhava se soulevèrent en un rictus mauvais, tandis que le brahme murmurait : – Il faudra bien que nous trouvions le moyen de le délivrer de cette entrave !
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