V

2944 Mots
VUn peu fatiguée par cette alerte, Manon, le lendemain, ne sortit pas de sa demeure et resta étendue, occupée à une broderie, dans le salon aux murs de marbre blanc et de lapis-lazuli, que traversait un canal où courait une eau vive, grâce à laquelle l’atmosphère se maintenait toujours fraîche. Maun-Sing venait de la quitter pour aller à ses occupations, et elle attendait Ahélya qui allait venir travailler près d’elle. Adrâni se présenta et l’informa qu’Anang demandait à lui parler. La jeune femme répondit : – Fais-le entrer. L’Hindou vint s’incliner devant elle et la salua en élevant ses mains au-dessus de sa tête. Manon s’informa avec bienveillance : – Que veux-tu, Anang ? – Vous remercier encore, madame... et vous apprendre une découverte que j’ai faite. – Une découverte ? – Oui, madame. Hier, j’ai cherché qui avait pu ouvrir la cage de Baïla... car j’étais sûr, absolument sûr de l’avoir fermée comme de coutume. Personne, parmi les autres serviteurs, n’avait rien vu, rien entendu. Mais j’ai fini par découvrir des traces de pas, aux alentours du canal près duquel se trouvait la cage. Et ces pas... ce sont ceux de Dhaula. Manon tressaillit. – Dhaula ?... Tu dis Dhaula ? – Oui, madame. Oh ! j’en suis sûr ! Je me suis glissé chez lui, j’ai pris une de ses chaussures et je suis revenu vérifier. Il était temps, car, ce matin, les traces étaient effacées. D’ailleurs, lui seul pouvait le faire, lui ou Dhava, qui ont le même pouvoir sur les bêtes fauves. Manon dit en essayant de raffermir sa voix : – Tu dois te tromper, Anang... Le brahme n’avait aucune raison pour donner la liberté à Baïla. Anang hocha la tête. – Il en a probablement que nous ne connaissons pas. Un jour que vous sortiez du pavillon de Sa Hautesse, madame, j’ai surpris un regard qu’il dirigeait vers vous... un regard de fureur et de menace... Manon, toute frémissante, murmura : – Non, non, je ne puis croire !... Tu dois te tromper, Anang ! De nouveau, l’Hindou secoua la tête. – Non, madame, j’ai bien vu. Et j’ai voulu vous prévenir, pour que vous vous teniez en défiance contre lui. – Je te remercie... – Je n’ai droit à aucun remerciement de la part de celle qui m’a sauvé, hier. Ma vie lui appartient... et je continuerai de surveiller Dhaula, pour qu’il ne puisse vous nuire, madame. Il s’inclina et sortit. Seule maintenant, Manon se laissa retomber sur les coussins. Elle avait déjà eu, plus d’une fois, l’intuition de l’animosité du brahme à son égard. Jamais il ne lui avait adressé la parole, quand il la rencontrait dans les jardins, ou chez le maharajah. Mais un regard sombre et défiant s’était posé sur elle, au passage, et elle avait frissonne un peu. Cependant, fallait-il croire aux soupçons d’Anang ? Fallait-il penser que Dhaula avait ouvert à la panthère dans un dessein criminel ? L’arrivée d’Ahélya interrompit les réflexions inquiètes de Manon. Pour distraire sa belle-sœur, un peu languissante, – car le climat de l’Inde ne lui convenait pas, – la jeune femme s’efforça de secouer sa préoccupation et de causer avec un apparent entrain... Mais celui-ci ne put tromper Maun-Sing, quand, un peu plus tard, il vint prendre le thé avec sa femme et sa sœur. – Qu’as-tu, Manon ? demanda-t-il une fois qu’Ahélya se fut éloignée. – Moi ?... Rien du tout, mon ami ! À son égard surtout, elle tenait à garder secret ce que lui avait appris Anang. Dhaula avait élevé le jeune maharajah, il était son conseiller, son confident. Manon ne pouvait l’accuser qu’en apportant à son mari des preuves formelles, non des soupçons. Maun-Sing insista : – Tu as quelque chose ! Je le vois dans tes yeux ! – Tu te fais des idées, Maun ! Ou plutôt, c’est simplement que je me trouve encore sous l’empire de cette émotion d’hier. Il me faut quelques jours pour oublier. Elle pensait ainsi lui avoir donné le change... mais, plusieurs fois, elle surprit son regard fixé sur elle avec une expression attentive et inquiète. À cette même heure, Sâti errait dans les jardins, comme une âme en peine. Et c’était bien en effet une âme dévorée de jalousie, de désirs de vengeance, d’envie haineuse, qu’elle promenait ainsi dans cet enclos enchanté. La seule vue de Manon envenimait jusqu’au supplice la plaie secrète de son cœur. Ces sentiments violents, qui la rongeaient moralement, avaient leur répercussion sur sa santé. Elle maigrissait, son visage s’altérait, et un cerne noirâtre venait souligner la sombre tristesse de ses yeux. Manon, toujours bonne, lui en avait fait la remarque hier. Et Sâti avait répondu : – Je ne me sens pas très bien, en effet. Mais elle pensait en même temps : « Ah ! si je te tenais entre mes mains, pantelante de souffrance, comme aussitôt je revivrais ! » Elle allait ainsi, lentement, insensible à la beauté de cette fin d’après-midi, quand elle vit venir à elle son oncle. Le brahme, tout en avançant, attachait sur elle des yeux scrutateurs. Quand la jeune fille fut près de lui, elle le salua respectueusement. Il posa la main sur son épaule, en plongeant ses yeux dans les prunelles sombres. – Qu’as-tu depuis quelque temps, Sâti ? On dirait qu’un souci, une souffrance te mine. Un peu de rougeur monta au teint mat de la jeune Hindoue. Mais elle ne chercha pas à nier, car la perspicacité de son oncle lui était connue. – Qui, je souffre, tu l’as bien deviné, seigneur. – Pourquoi ? Elle baissa un peu les yeux, en murmurant : – Ne l’as-tu pas compris, toi qui sais tant de choses ? Une lueur de satisfaction passa dans le regard du brahme. – Tu es jalouse de cette Française, dont Maun-Sing est fou ? Les paupières de Sâti se soulevèrent, laissant voir les yeux brillants de haine. – Oui... Et je voudrais... je voudrais... Il dit tout bas : – Tu voudrais te venger ? Elle inclina affirmativement la tête. Comme Sâti attachait sur lui un regard d’interrogation stupéfaite, il ajouta : – Cette femme est néfaste à Maun-Sing ; il faut qu’elle disparaisse. Va, Sâti. Bientôt, nous reparlerons de cela. Il s’éloigna et gagna le pavillon qu’il occupait avec un autre brahme, Dhava, comme lui confident du maharajah. Dhava, dans une des salles, se promenait de long, en large d’un air préoccupé. Il s’arrêta à l’entrée de Dhaula. Celui-ci vint à lui, et dit sans préambule : – Sâti fera ce que nous voudrons. Comme je le pensais, elle est passionnément éprise de Sa Hautesse, et jalouse, jusqu’à la fureur, de la Française. – Très bien. Elle acceptera d’agir, en ce cas. – Avec joie, certainement... Et comme elle est habile, elle prendra toutes les précautions pour n’être pas soupçonnée. Cette fois, il faut que nous réussissions ! Il est temps, car Sa Hautesse ne paraît pas encore disposée à fixer la date de la grande réunion décisive. Une fois délivré par nos soins de cette femme qui l’enchaîne, il ne pensera plus qu’à sa mission. – Oui, elle doit disparaître de sa vie... As-tu su qu’elle avait obtenu la grâce d’Anang ? – Je l’ai su... Il n’a plus d’autre volonté que celle de cette étrangère. Si nous la laissions faire, elle lui enlèverait l’audace, l’inflexibilité que j’ai développées chez lui, au cours de son éducation. Ah ! il n’a pas hésité, jadis, à prononcer la sentence de mort contre l’homme qui détenait la statue de Vichnou, dix fois sainte, enlevée au temple vénéré de Houlia par des mains sacrilèges ! À cette époque, il était brûlant de zèle, ardemment convaincu. Depuis quelques années, je devine un changement chez lui. Il veut toujours le salut de l’Inde, il est prêt à tout pour cela. Mais j’ai l’intuition qu’il ne croit plus... Comprends-tu, Dhava, il ne croit plus être celui qui revient ! Une lueur passa dans les yeux exaltés de Dhava. – Nous le lui ferons croire de nouveau ! Quand il verra les foules prosternées devant lui, quand toute l’adoration d’un peuple montera vers lui, il ne doutera plus, sois en sûr ! Mais il faut que cette femme disparaisse, le plus tôt possible. * La révélation d’Anang avait fait sur l’esprit de Manon une vive impression. Bien qu’elle s’efforçât de traiter d’imaginations folles les soupçons de l’Hindou, la jeune femme ne pouvait éloigner cette idée que le brahme le détestait, qu’elle avait en lui un ennemi implacable. L’impossibilité où elle se trouvait de confier cette inquiétude à son mari augmentait encore son malaise. Puis, en ce palais plus féerique encore que ceux de ses rêves d’autrefois, elle avait l’impression de se trouver dans une atmosphère mystérieuse, où tout était hostile à elle, l’étrangère. Ici avaient vécu les ancêtres de Maun-Sing, les despotes fastueux et cruels. Quels drames avaient vus ces murs de marbre, ces arbres plusieurs fois séculaires, ces rocs sauvages surplombant la forteresse ? Il semblait à Manon que des secrets terribles s’enfermaient dans ces jardins délicieux, comme dans les cavernes taillées en plein rocher, comme dans l’ombre parfumée des bosquets. Dhaula, Dhava, ce brahme aux yeux de fanatique, rencontré par elle un jour, lui inspiraient un secret effroi. Sâti avait des regards étranges, lourds de sentiments inquiétants. Et il n’était pas jusqu’à Maun-Sing lui-même qui parfois ne contribuât à cette impression d’angoisse. Elle sentait qu’une partie de son âme, de sa pensée lui échappait. Il restait l’étranger, l’Oriental, l’énigme. Maintenant, elle se prenait à désirer ardemment de quitter ces lieux enchantés, pour retourner vers la France, la douce et chère France où il lui semblait que toutes ses inquiétudes s’évanouiraient. Un après-midi, elle y fit une allusion discrète, tandis qu’elle causait avec son mari, tous deux assis sous la véranda du palais d’Ahélya, en attendant qu’on servît le thé. Son attention aiguisé remarqua aussitôt un tressaillement sur le visage de Maun-Sing, une ombre sur ses yeux. Il dit avec un sourire qu’elle jugea forcé : – En as-tu donc déjà assez de Madapoura, Manon ? Tu paraissais pourtant l’admirer si fort ! – Je l’admire toujours, mais... l’air de France me manque un peu. – Eh bien ! nous verrons... plus tard. En ce moment, je ne puis pas. J’ai quelques affaires à régler ici... Il détournait légèrement son regard, comme s’il craignait que sa femme pût y lire. Elle riposta, en affectant un peu d’ironie : – Voilà des affaires vraiment bien insupportables ! Et je me demande ce qu’elles peuvent être, pour t’enchaîner ainsi ? L’apparition de Sâti dispensa Maun-Sing d’une réponse probablement embarrassante, à en juger par sa physionomie. La jeune Hindoue, après un humble salut au maharajah, se mit en devoir de préparer le thé. Elle était très pâle, aujourd’hui, avec des yeux creusés comme après une pénible insomnie... Et peut-être avait-elle la fièvre, car les délicates porcelaines s’entrechoquaient entre ses doigts. Sur un plateau, elle disposa la boisson glacée que prenait généralement le maharajah, une tasse de thé pour Manon, et d’exquises pâtisseries, œuvres des cuisiniers de Sa Hautesse. Maun-Sing restait silencieux, le regard fixé distraitement sur les jolis doigts fins de sa femme, qui tiraient agilement l’aiguille. Sâti s’approcha, le plateau en main, et le présenta au maharajah. – Non, je prendrai du thé, aujourd’hui. Manon dit, en s’interrompant de travailler : – Prends celui-ci, en ce cas. Je n’en veux pas, car je dors mal, depuis quelques jours. – Soit. Mais que désires-tu à la place ? Tout en parlant, Maun-Sing étendait la main vers la tasse destinée à Manon. Mais Sâti, qui se tenait agenouillée, se redressa brusquement, les yeux dilatés, avec une exclamation rauque : – Non... pas toi ! Verre de fin cristal, porcelaine transparente, cuillers d’or admirablement ciselées, tombaient pêle-mêle sur le sol de marbre. Et avant que Maun-Sing eût pu faire un mouvement, Sâti s’enfuyait, disparaissait derrière les bosquets. Le maharajah, Manon et Ahélya se levèrent simultanément. D’abord, la même pensée leur vint, que Manon exprima tout haut : – Elle est devenue subitement folle ! Puis, presque aussitôt, Maun-Sing en eut une autre... S’élançant hors de la véranda, il appela des serviteurs et leur donna l’ordre de courir à la recherche de Sâti pour la lui amener. Il revint ensuite vers sa femme et sa sœur, fort émues de l’incident. En le regardant, Manon vit qu’il était très pâle, avec des yeux pleins d’angoisse et de colère. Elle demanda d’une voix tremblante : – Maun... elle est folle, n’est-ce pas ? Il s’écria : – Je voudrais qu’elle le fût ! Mais ce que je crois... Il s’interrompit, en jetant un coup d’œil sur les débris de la tasse, sur le thé qui coulait le long du dallage de marbre. Et Manon comprit, tout à coup... Avec une exclamation d’horreur, elle s’élança vers son mari. – Tu ne veux pas dire ?... Tu ne penses pas... que... qu’elle voulait... ? Il l’entoura de ses bras, en l’attirant contre lui, en baisant le visage frémissant. – Cette femme était jalouse de toi, Manon... Mais ne crains rien, je la mettrai hors d’état de te nuire jamais ! Un cri d’effroi s’échappa des lèvres d’Ahélya. À son tour, la jeune princesse venait de comprendre... – Oh ! serait-ce possible ? Elle aurait... voulu... empoisonner... Les jambes fléchissantes, le visage blêmi, elle faisait quelques pas vers son frère, en le regardant avec des yeux dilatés par la terreur. Se dégageant des bras de Maun-Sing, Manon vint à elle et lui prit les mains. – Calmez-vous, ma petite Ahélya. Vous le voyez, cette malheureuse créature a échoué dans son criminel dessein. Ahélya balbutia : – Oui... Mais... c’est terrible ! Elle chancela et s’affaissa, évanouie, dans les bras de son frère qui se précipitait pour la soutenir. Tandis que Manon s’occupait d’elle, Maun-Sing quitta le palais de sa sœur et se dirigea vers celui qu’il occupait. Comme il y atteignait, il vit venir Dhaula, très calme en apparence. D’une voix que la colère rendait frémissante, le maharajah s’écria : – J’imagine que tu ignores encore ce que vient de faire ta misérable nièce ? Le brahme balbutia : – Sâti ? – Oui, Sâti ! Jalouse de la femme que j’aime, elle vient d’essayer de l’empoisonner ! Dhaula eut un haut-le-corps et son visage devint presque livide. – De l’empoisonner ? Elle a essayé... et... il n’y a pas de malheur à déplorer ? – Par le plus incroyable des hasards ! En voyant que j’allais boire le thé destiné à Manon, elle a eu un cri... et elle s’est enfuie. En ce moment, on est à sa recherche... Et ce soir, elle sera morte. Le brahme n’eut pas un geste de protestation. La tête courbée, les lèvres blêmies, il murmura : – Ta justice est souveraine, Seigneur ! Puisque Sâti est coupable, qu’elle soit frappée ! Puis, comme Maun-Sing allait continuer sa route, il l’arrêta par ces mots : – Permets-moi, maître puissant, de m’informer si décidément, mardi soir, tu veux... Le maharajah l’interrompit avec impatience : – J’ai autre chose à faire en ce moment ! Nous verrons demain. Dhaula se recula et s’éloigna à pas lents. Mais dès que, en se détournant, il eut constaté que Maun-Sing avait disparu, il pressa le pas et gagna le pavillon qu’il occupait avec Dhava. Dix minutes plus tard, l’autre brahme apparaissait. Dhaula vint à lui, les yeux pleins de colère. – Eh bien ! manqué ? Dhava dit farouchement : – Oui. On ne pouvait prévoir ! Tout était si bien combiné, cependant !... Le poison aurait fait lentement son œuvre, toute la soirée... et cette nuit, l’étrangère maudite serait morte d’un brusque arrêt du cœur. Personne n’aurait été inquiété. Ce poison ne laisse pas de traces... Tandis que maintenant... Dhaula dit d’une voix rauque : – Maintenant, Maun-Sing a compris que Sâti voulait empoisonner cette femme. Et comme je lui ai laissé voir mon peu de sympathie pour elle, la crainte qu’elle m’inspirait pour lui, qui sait même s’il n’en viendra pas à me soupçonner... d’avoir incité... aidé... ? Dhava demanda : – Tu l’as vu ? – Oui, à l’instant. Il est irrité au dernier point et m’a déclaré que Sâti mourrait ce soir. Dhava eut une sorte de sourire. – Elle est en sûreté. Ceux que Sa Hautesse a envoyés à sa poursuite ne la trouveront pas. À la nuit, je la ferai sortir de sa cachette et je la conduirai au temple souterrain. Là, mêlée aux prêtresses de Sâti, elle échappera, sous ses voiles, aux regards de Maun-Sing. – Oui, que jamais elle ne tombe entre ses mains ! Car devant la mort, sous l’empire de la souffrance, elle pourrait... parler... faire connaître les instigateurs de l’acte accompli par elle aujourd’hui... révéler le nom de celui qui l’a soustraite aujourd’hui à la justice de Sa Hautesse... Dhava dit froidement : – Si cela arrivait, je m’arrangerais pour qu’elle ne parle pas. Pendant quelques secondes, les deux hommes restèrent silencieux, se considérant avec des yeux pleins de pensées farouches. Puis Dhaula dit amèrement : – Tout à l’heure encore, il n’a pas voulu m’écouter quand j’essayais d’obtenir de lui un acquiescement formel pour mardi. Seules, la pensée du danger que venait de courir la Française, et sa colère contre Sâti, l’occupaient, lui paraissaient devoir primer toutes choses... et sa glorieuse mission elle-même !... Ah ! il faut pourtant que nous en ayons raison, de cette étrangère maudite ! Quelle puissance surnaturelle la protège donc pour qu’elle échappe ainsi à tous nos pièges ? Dhava hocha la tête en murmurant : – Patience ! L’occasion viendra... et nous ne la laisserons pas fuir ! * Dans la nuit, une forme claire glissait à travers les jardins silencieux. La femme – car c’était une femme enveloppée de ses voiles blancs – s’arrêta à peu de distance du palais de la princesse Ahélya et entra dans un bosquet. Un homme l’attendait. Il dit tout bas, avec impatience : – J’ai cru que tu ne viendrais pas ! – Il m’a fallu prendre des précautions inusitées... car je dois fuir à la fois la justice du maharajah et le sort auquel veulent me réduire Dhaula et Dhava. – Que signifie, Sâti ? La jeune fille dit d’une voix rauque : – Dhaula m’a fait verser hier le poison dans le thé de la Française. Mais c’est Maun-Sing qui se disposait à le boire. Alors... je l’ai prévenu... et je me suis enfuie... Juggut saisit le poignet de sa sœur, en grondant sourdement : – Ah ! stupide ! stupide !... Sâti se redressa, les yeux brillants : – Moi, le faire mourir ? Ah ! j’aurais plutôt accepté qu’il me tuât à petit feu ! Juggut ricana : – Heureusement, cette belle passion ne va pas jusqu’à t’empêcher de trahir ! – Oui, parce que je veux me venger, malgré tout, de ses dédains ! Mais je ne veux pas qu’il meure ! Le jeune homme ricana de nouveau : – Voilà bien des idées de femme ! Enfin, laissons cela. Mais comment as-tu pu échapper ? – Dhava guettait, en cas d’insuccès. Aussitôt, il me fit entrer dans une cachette où il devait venir me chercher la nuit pour me conduire parmi les prêtresses de Kali. Mais ce sort m’effrayait. Vouées à la déesse, ces femmes ne sortent pas du temple souterrain, où leur vie s’écoule, longue, longue... Ah ! vois-tu, je crois que j’aimerais mieux la mort ! Aussi ai-je cherché à m’échapper... et y ai-je réussi avant l’apparition de Dhava. Je suis venue tout droit ici, d’abord parce que j’avais une information importante à te donner.... ensuite pour que tu m’emmènes avec toi, que tu me sauves de cette alternative : ou la mort, ou l’ensevelissement dans le temple de Kâli. Juggut demanda brièvement : – Qu’as-tu à m’apprendre ? – Il y a un projet de réunion pour mardi, quelque chose de très important, car Dhaula et Dhava n’en parlent qu’à demi-mot. – Où ? – Ils disent : « Le temple du mystère ». Juggut fronça les sourcils. – Cela ne m’avance guère ! – Je n’en sais pas davantage. – Enfin, Sangram connaîtra peut-être cela, lui ! – Qui est Sangram ? – Celui qui doit faire échouer les projets de Maun-Sing et de ses deux séides. D’ailleurs, tu vas le voir, car c’est vers lui que je t’emmène. Et cette femme que tu hais, lui aussi veut sa mort, Sâti. Elle eut une rauque exclamation de joie. – Ah ! nous nous entendrons, alors ! Et dans la nuit tiède, parfumée, le frère et la sœur s’éloignèrent, portant en leur cœur de sinistres desseins.
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