Chapitre 1

2345 Mots
Chapitre 1 Mary Lester arrêta la Twingo devant une adorable petite maison basse tapie derrière un muret de pierres sèches couvert de plantes de rocaille. S'il fallait en croire l'Anaconda, alias Patrick de Kerbedery actuel petit ami de Caroline Lacroix, c'était là qu'habitait « la veuve» qui devait héberger Mary Lester pendant ce week-end prolongé à La Trinité-sur-Mer. Samedi, dimanche et lundi sans l’odeur du bureau, sans la face chafouine du lieutenant Mercadier, sans formulaires à remplir, quelle aubaine ! Avec, en prime, une invitation à naviguer en baie de Quiberon sur un bateau de compétition mené par un des meilleurs skippers de Bretagne Sud, que demander de plus ? La maison de « la veuve» puisque veuve il y avait, accrochée à flanc de coteau, dominait l’estuaire de la rivière de Crac’h et s’offrait ainsi un fabuleux panoramique sur la rivière et l’océan. Une vue imprenable, comme disent les agents immobiliers. Mary poussa la petite barrière de bois peinte d'un bleu passé qui séparait le jardin de la route, s'approcha de la porte, bleue elle aussi, entourée d'hortensias encore en bourgeons, frappa et attendit. Personne. Elle frappa plus fort, puis appela : — Madame Henlis ! Madame Henlis ! Il y a quelqu'un ? Une tête parut par-dessus une haie, une tête chenue, marquée de rides profondes ; deux yeux clairs, très clairs, d'un bleu lavande, ouverts au point de paraître écarquillés regardaient Mary, paraissant se demander ce qui justifiait ce boucan. — L'est pas là ! dit la tête d'une voix douce, vaguement réprobatrice. — Ah, dit Mary décontenancée en fixant à son tour la curieuse apparition. Un personnage littéralement tricolore : des yeux bleus, des cheveux très blancs, des joues écarlates. Une tête à marcher sur le front des troupes au 14 Juillet. — Vous êtes sa locataire ? demanda le bonhomme, car c'était d'un bonhomme qu'il s'agissait, un très vieux bonhomme qui se coiffa d'une casquette de marin en toile couleur de rouille, altérant ainsi son image nationale. — En effet, dit Mary Lester. Vous êtes au courant ? — Évidemment, dit-il comme si ça allait de soi. Marie-Louise est partie prendre son bain. — À la piscine ? Le voisin rigola : — Ouais, à la grande piscine, en face. Il montrait la mer du doigt. — Oh ! elle n'est pas bien loin, à la plage de Kervillen probablement. Mary frissonna, il faisait à peine dix degrés. — Vous voulez dire qu'elle va se baigner dans la mer par ce froid ? — Vouais, dit l'homme avec importance, comme s’il était fier de lui apprendre la nouvelle, et elle n'est pas seule. Il y a deux autres dames avec elle. Elles se baignent toute l'année, quel que soit le temps. En parlant il hochait la tête gravement, d'un air de dire : « Ah, vous ne la connaissez pas, Marie-Louise, c'est quelqu'un !» Ce qui sous-entendait « quelqu'un de pas ordinaire». — Brrr ! fit Mary avec une grimace expressive. Le bonhomme consulta sa montre et ajouta : — C'est son heure, elle ne va pas tarder. Elle m'a dit comme ça : « Louis, si on cherche après moi et si c'est une jeune fille, tu lui diras que la clé est dans le sabot et que je reviens tout de suite». Au mur, près de la porte, dans un renfoncement du toit, était pendu un vieux sabot de bois, pas une imitation à usage de décoration, mais un véritable « boutou coat» qui, en d'autres temps, avait chaussé les pieds d'un paysan ou d'un marin des alentours. Le bois qui s'était fendu au coup de pied avait été méticuleusement réparé ; un mince cerclage de fer fixé à l'aide de petits clous empêchait la fissure de s’étendre. Mary glissa la main dans la chaussure rustique et trouva une grosse clé de fer. — C'est ça ? demanda-t-elle en montrant sa trouvaille. — Oui, vous n'avez qu'à entrer, elle ne va pas tarder. Il lui paraissait tout naturel d'indiquer à la première venue l'endroit où madame Henlis dissimulait sa clé, comme il trouvait normal qu'on puisse entrer dans une maison en l'absence de sa propriétaire. Mary, qui n'aurait pas aimé qu'on pénétrât chez elle comme dans un moulin, préféra attendre le retour de la maîtresse de lieux. — J'aime autant attendre qu'elle soit là, dit-elle en remettant la clé dans le sabot. L'homme parut surpris, presque offensé qu'elle ne suivît pas son conseil. — C'est comme vous voudrez, hein, mais elle a dit que vous pouviez entrer. Et il eut un geste de la main qui dégageait sa responsabilité, une manière de dire : « j'ai rempli ma mission, n'est-ce pas, mais maintenant si vous ne voulez pas suivre mon conseil… » Mary lui adressa son plus beau sourire : — Merci, je vais visiter le jardin en l'attendant. Elle fit quelques pas dans le jardinet où poussaient des rosiers soigneusement taillés sur lesquels des petites feuilles commençaient à s'ouvrir, et suivit l'allée couverte d'un gravier blanc qui crissait sous le pied. Accolé au pignon de la maison, une sorte de préau planté sur des pilotis de bois abritait une 2 CV Charleston grise et bordeaux, astiquée comme un sou neuf. Contre ce pignon une pile de bûches soigneusement rangées attendait de subir l'épreuve du feu. Derrière la maison, un petit potager où ne subsistaient plus que quelques rangées de poireaux. Les autres planches avaient été recouvertes de goémon, le meilleur et le moins cher des engrais, connu et utilisé en abondance par tous les jardiniers du littoral. Mary retourna vers la Twingo pour prendre son bagage. Après avoir poussé la barrière symbolique qui séparait le jardin du chemin, elle resta un instant immobile, admirant le paysage qu’elle avait sous les yeux : devant elle l’estuaire de la rivière de Crac'h que la marée basse vidait, laissant les bateaux échoués sur des bancs de vase noire, luisant, sous le froid soleil de mars ; de l'autre côté de l'eau la lande de Saint-Philibert que des constructions modernes envahissaient peu à peu. Tout au fond le pont de Kerisper enjambait la rivière, faisant communiquer les deux communes riveraines : La Trinité-sur-Mer et Saint-Philibert. La maison de madame Marie-Louise Henlis, dite « la veuve», était comme celle de son voisin, une authentique maison de pêcheur, celles que convoitent si fort les touristes pour leur authenticité et surtout pour leurs positions imprenables au bord de l'eau. Les précédentes vacances de Mary s'étaient terminées en eau de boudin : elle devait les passer à l'île de Batz avec Caroline et quelques autres copains et puis elle était restée «scotchée» dans un bourg des Montagnes Noires, retenue par une étrange histoire qui avait connu un dénouement à la fois tragique et stupéfiant dont Mary Lester ne s'était pas encore remise. C'était à l'île de Batz que Caroline Lacroix, l'amie de Mary Lester, avait fait la connaissance de son nouveau copain, Patrick de Kerbedery dit «l'Anaconda», du nom de son bateau. L'Anaconda était basé à La Trinité et Patrick de Kerbedery, navigateur de talent et régatier impénitent, participait activement aux entraînements d'hiver qui préparaient les grandes régates du printemps et de l'été. Depuis le début de l'année, Caroline passait toutes ses fins de semaine sur l'eau et elle semblait avoir été atteinte par le virus de la navigation. La semaine précédente, elle avait téléphoné à Mary : — Tu devrais venir, Mary, tu verras, c'est géant ! Il y a une de ces ambiances, le bateau marche le feu de Dieu. Et les marins sont des types sensationnels. Comme si Mary ne le savait pas, que les marins étaient des types sensationnels. Tiens, elle en connaissait un, récemment débarqué à l'Île-Tudy dans sa belle maison toute refaite à neuf. Jean-Marie Le Ster, ci-devant commandant au long cours, ex-pacha d'un porte-conteneurs géant, admis récemment à faire valoir ses droits à la retraite comme on dit en langage administratif - débarqué comme un vieux c.., selon les termes mêmes du nouveau retraité - venait de reprendre du service comme commandant à bord du yacht d'un magnat du pétrole. Il n'avait pas tenu un trimestre à terre. Et sa fille, Mary, qui s'était usé le tempérament à batailler avec les artisans pour que la maison soit prête à temps - bien qu'elle s'attendît à tout de la part de ce père si souvent imprévisible - en était restée comme deux ronds de flan. Le commissaire Fabien avait eu raison lorsqu'il lui avait conseillé de faire la décoration à son goût ! Parce qu'il n'était pas près d'y remettre les pieds, Jean-Marie! Il l'avait expliqué à Mary avec ce vocabulaire d'entrepont qui lui était habituel : — Qu'est-ce que tu veux que je f..te dans cette baraque, ma pauvre fille ! Je vais me faire ch..r comme un rat mort ! — Et sur ton yacht d'émir d'opérette, tu crois que tu seras mieux ? avait-elle demandé acide. — Sûr. Au moins je serai en mer ! — En mer, ou en train de macérer au fond d'une marina à Cannes ou à Monaco ! avait-elle objecté. Il avait balayé l'objection d'un revers de main, et, après avoir confié les clés de la maison à Mary, il avait décollé pour les Bahamas où il devait prendre son commandement, le sac de marin sur l'épaule, avec l'enthousiasme d'un midship à son premier embarquement. Regonflé à bloc, Jean-Marie Le Ster, à la perspective de retrouver bientôt une passerelle de commandement. Ouais, elle aussi elle en connaissait des marins sensationnels ! • — On peut trouver un hôtel où se loger à La Trinité en fin de semaine ? avait demandé Mary à Caroline. Celle-ci l'avait rassurée : — T'inquiète, tu ne dormiras pas dehors. Patrick a assez de relations… — C'est que je ne veux pas qu'on me plante dans la villa de parigots en vacances, avait dit Mary. Je peux payer, et je veux être indépendante. — Mais tu seras indépendante, sacrée tête de lard ! avait dit Caroline agacée. Puis elle avait ajouté : — Mais ne nous fais pas le coup de l'île de Batz, sans ça, de ma vie, je ne te cause plus ! Mary s'était décidée, se réservant, si l'hébergement prévu ne lui convenait pas, de s'en retourner illico dans sa venelle. Après tout, il n'y avait guère plus d'une grosse heure de route entre La Trinité et Quimper. Mais déjà, la maison de la veuve lui plaisait. Restait à faire la connaissance de la maîtresse des lieux, cette surprenante personne qui allait se baigner début mars dans une eau à dix degrés, lorsque les promeneurs s'emmitouflaient pour marcher dans l'air vif de ce qui n'était pas encore le printemps. Une bicyclette arrivait à belle allure. Les freins couinèrent et une dame en sauta lestement. — Vous êtes arrivée ! Mais pourquoi n'êtes-vous pas entrée ? Pourtant j'avais dit à Louis… — Il m'a dit d'entrer, effectivement, dit Mary, c'est ce que je m'apprêtais à faire. — Ah bon, vous n'êtes pas là depuis trop longtemps, alors… — Je débarque ! — Parfait. Avez-vous fait bon voyage ? Vous avez vu comme le temps est beau ? Je vais vous montrer votre chambre. «Ça va être dur d'en placer une», se dit Mary submergée par cette logorrhée. «Si c'est comme ça…» Elle se voyait bien faire demi-tour devant ce déferlement verbal qui l'effrayait un peu. Mais ça n'était que la manifestation d'un accueil chaleureux, un peu trop exubérant peut-être. Quant au beau temps… les quelques pans de ciel bleu que l’on apercevait derrière des nuages chassés par le vent ne méritaient pas un tel optimisme. Madame Henlis devait avoir soixante-quinze ans, mais sa vitalité était celle d'une personne comptant un demi-siècle de moins. «Et encore, se dit Mary, je ne connais pas beaucoup de jeunes de vingt-cinq ans qui iraient se baigner début mars. Moi-même, bien que j'aime l'eau de mer, j'hésiterais.» Et, après réflexion, elle rajouta, toujours «in petto», «non, ça n'est pas vrai, je n'hésiterais pas. Je n'irais pas. Trop froid». Madame Henlis était une femme de taille moyenne, aux cheveux gris, aux yeux gris, au visage énergique. Elle paraissait mince, mais sa poignée de main était solide, presque virile. Une main sèche, aux ongles coupés court, marquée de griffures. La taille des rosiers, sans doute. Après avoir appuyé sa bécane contre le tas de bois, près de la 2 CV, elle prit le sac de voyage des mains de Mary d'autorité : — Donnez- moi ça ! Mary tenta de protester, mais la veuve était déjà à mi-escalier. — Par ici ! Elle n'eut plus qu'à lui emboîter le pas en portant seulement sa sacoche de matériel photo. Bien que la maison parût petite, elle comptait quatre chambres à l'étage. Quatre chambres mansardées, aux poutres apparentes vernies, au plancher de pin ciré. La chambre du pignon avait été réservée à Mary. Madame Henlis lui expliqua pourquoi en ouvrant une porte de bois massif qui donnait sur un escalier extérieur en vieilles pierres moussues : — Voilà, par cet escalier, vous pourrez aller et venir comme vous voudrez, vous ne dérangerez personne. La chambre avait un coin toilette avec une cabine de douches, un WC et un lavabo. — Ça vous plaît ? — Comment pourrait-il en être autrement. C'est adorable. Madame Henlis coupa court aux compliments : — Je vous laisse vous installer. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis en bas, ou dans le jardin. La porte se rouvrit : — Ah, il n'y a pas de télévision dans la chambre… — Je ne suis pas venue à La Trinité pour regarder la télé, dit Mary. — Je le pensais bien, dit madame Henlis. Vous êtes venue faire du bateau. — Eh oui ! — Eh bien ! vous serez bien servie, car Patrick de Kerbedery est un sacré marin et l'Anaconda figure toujours dans le trio de tête aux régates. Et pourtant, ajouta-t-elle, il y a du beau monde ici… — Vous avez l'air d'en connaître un rayon question régates, dit Mary. La veuve ouvrit la petite fenêtre : — Eh ! regardez ça, dit-elle en montrant l'estuaire, ici on est aux premières loges pour tout voir. Et j'y suis née, dans cette maison. Alors… Elle referma la fenêtre. — Vous aurez assez chaud ? — Oui, dit Mary. Je ne suis pas frileuse. Et elle ajouta en souriant : — Pas au point d'aller me baigner avec vous, cependant. — Ah, dit madame Henlis, Louis vous a dit ? — Oui. Elle se mit à rire et du coup son visage rajeunit de nouveau. On eût dit une adolescente venant de faire une bonne blague. — Il nous prend pour des folles ! Elle regarda Mary, redevenant sérieuse en un instant. — Nous sommes trois à nous baigner toute l'année. C'est une sorte de petite attraction pour les gens du pays. À cinq heures, ils se dirigent vers notre plage et là, bien au chaud dans leurs grands pardessus, ils font des commentaires en nous regardant. — Qu'est-ce qu'ils peuvent bien dire ? demanda Mary. Madame Henlis pouffa de nouveau : — Si vous saviez ce que je m'en fiche ! Elle tendit les bras, les plia comme un culturiste qui veut faire saillir ses biceps : — Voilà, jamais malade, jamais de grippe, jamais de rhume, la pêche toute l'année ! Mary se mit à rire : — Vous me donnez l'envie d'essayer. — Ça n'est pas le moment, dit madame Henlis. — Ah bon ? fit Mary surprise. Vous y allez bien pourtant. — Oui, mais il convient d'accoutumer votre corps à la température de l'eau. Si vous souhaitez vous baigner toute l'année, il faut commencer l'été, et, quand votre corps s'est habitué, continuer. — Ça suppose tout de même quelque chose, dit Mary. — Quoi donc ? — Eh bien ! qu'on habite au bord de la mer. Je ne me vois pas prendre ma voiture tous les jours pour aller me baigner. De ce point de vue, vous êtes idéalement placée. — C'est vrai, dit madame Henlis. Et je bénis le ciel d'habiter ici, au bord de la mer. Comme je vous l’ai dit, je suis née dans cette maison et j'espère y rester jusqu'à la fin de mes jours, car je ne saurais vivre ailleurs.
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