Chapitre 2

1758 Mots
Chapitre 2 Mary avait rendez-vous avec Caroline et son copain dans un restaurant du quai qui s'appelait… «La Criée». On ne pouvait pas se tromper. D'ailleurs son amie l'avait prévenue : — C'est un des seuls qui restent ouverts en hiver. En effet, de nombreuses vitrines étaient vides et arboraient des pancartes explicites : «Fermé pour congés annuels». Certains n'ouvraient que le temps des vacances estivales, plus quelques jours à Pâques, ce qui faisait des pauses assez longues. «La Criée», lui, était un bistrot des plus animés. Il comptait deux salles de la taille d'une honnête pièce de séjour dans une maison courante - huit mètres sur quatre -, l'une en léger contrebas, l'autre surélevée de deux marches qui abritait le bar proprement dit. La salle du bas devait être une ancienne véranda que l'on avait aménagée au fil du temps. Il subsistait les vitres des côtés, mais le toit était lambrissé de pin verni et meublé de façon hétéroclite et charmante de tables de bistrot au dessus de bois, couvertes de nappes de papier vert bouteille marquées aux armes de la maison. L'endroit était chauffé par un poêle à pétrole qui répandait une douce chaleur. Contre un mur, une ardoise où l'on pouvait consulter le menu écrit à la craie. La salle du haut avait des poutres apparentes auxquelles étaient suspendus des bouquets secs de toutes les couleurs qui formaient une décoration originale et bucolique contrastant avec l'atmosphère maritime du bistrot. Dans une petite cheminée brûlait un feu de bois flotté et l'endroit semblait plaire car une demi-douzaine de gaillards s'y étaient installés et tendaient leurs jambes vers les flammes en buvant de la bière et des grogs. À cette heure seul le bar était éclairé, si bien que ces consommateurs étaient dans la pénombre, ce qui ne semblait pas les gêner car la discussion était vive, enjouée, ponctuée de grands éclats de rire. De temps en temps l'un d'entre eux jetait dans l'âtre le fond de son verre et le rhum s'enflammant produisait une flamme vive, un peu bleutée, qui éclairait soudain les visages de ces flibustiers des temps modernes de lueurs fugaces, vites éteintes. Mary s'installa à une table voisine, dans un recoin d'ombre regardant les deux salles. Elle avait toujours aimé ces positions discrètes d'où l'on pouvait observer sans être vu. Ça n'était pas du voyeurisme, simplement un peu de déformation professionnelle. Le garçon s'approchant, elle commanda un thé et, quand elle fut servie, elle resta les yeux dans le vague, jouant avec la rondelle de citron qui flottait dans sa tasse. Depuis quelque temps, exactement depuis qu'elle était rentrée de l'île de Batz après des vacances avortées, elle se posait des questions. En l'instituant son héritière, la «gwrac'h» lui avait fait un drôle de cadeau. La sorcière de Poulbihan avait disparu, léguant sa chèvre à Adrien Bourdon et sa baguette magique à Mary. La masure dans laquelle elle avait vécu toute sa vie avait brûlé dans la montagne sans que personne ne s'en aperçoive. Et Mizdu, le chat de Catherine Argouach, s'était mystérieusement retrouvé chez Mary, dans son repaire blotti au fond d'une venelle que peu de gens connaissaient. Comment était-il venu là ? Où était passée la «gwrac'h» ? Comment la masure avait-elle pris feu ? Que de questions sans réponses ! Et les questions sans réponses, Mary Lester n'aimait pas ça ! Et ce banquier suisse qui était venu chez elle solliciter ses soins et lui annoncer qu'elle était riche de l'héritage de Catherine Argouach, cette pauvresse qui laissait derrière elle un magot de près d'un milliard d'anciens francs sur un compte à numéro dans une banque suisse ! Mary n'avait parlé à personne de ce magot. Elle n'y avait pas touché non plus. C'était son secret, un secret qu'elle partageait avec une seule personne : Konrad Speicher, le banquier, autrement dit, un secret qu'elle partageait avec une tombe car pour faire parler un banquier helvétique des comptes de ses clients, il fallait se lever de belle heure ! Elle était troublée aussi par la révélation des dons qu'à son insu la gwrac'h lui avait transmis : le soulagement immédiat des maux de Konrad Speicher, le sort qu'elle avait jeté au lieutenant Mercadier et qui lui avait valu de rester debout pendant toute une semaine, et sa curation immédiate dès qu'elle avait appliqué la baguette d'if sur une photo le représentant. Parfois elle se demandait combien de temps elle tiendrait encore dans la police. Le commissaire Fabien n'allait pas tarder à partir à la retraite. Qui le remplacerait ? Ça pouvait être le meilleur comme le pire : un Fabien bis ou un Mercadier. Dans ce dernier cas, l'affaire serait vite réglée puisqu'elle avait désormais de quoi vivre sans attendre la paye à la fin du mois. Ne plus avoir à se préoccuper du pain quotidien (et de ce que l’on met dessus pour l’agrémenter) était déjà une grande chose. Quand elle porta la tasse à ses lèvres, le thé était tiède. Autour du bar, l'animation montait à mesure que de nouveaux venus arrivaient. Des nouveaux venus qui se défaisaient de leurs cirés à l'entrée et qui les suspendaient aux portemanteaux. Puis ils venaient tendre les mains au feu et les frottaient l'une contre l'autre avec satisfaction. — Brrr… fait pas chaud ! Le dernier arrivé était à coup sûr un rude gaillard. Il dépassait les autres consommateurs d'une tête et avait une carrure d'ours. — Salut Kerlann, dit le patron. Et, sans demander, il tira un demi à la pression et le posa devant le nommé Kerlann. — Merci Fanch ! Kerlann prit la chope dans sa paluche d'étrangleur et la vida d'un seul trait. Puis il se torcha les lèvres d'un revers de main et fit du pouce un geste explicite que le patron du bistrot devait connaître car il prit la chope et la remplit de nouveau. Kerlann vu de profil arborait un bide de buveur de bière. Il s'était accoudé au comptoir, tout vêtu de bleu, vareuse et pantalon de toile, avait posé un pied sur la barre d'appui de bar. Il était chaussé de bottes cuissardes dont il avait rabattu la partie haute pour pouvoir marcher plus commodément, ce qui lui donnait un faux air de mousquetaire du temps de Richelieu au siège de La Rochelle. — Ça va comme tu veux ? On sentait que le patron posait la question par habitude, histoire de dire quelque chose. Kerlann rejeta du pouce sa casquette de capitaine marchand sur l'arrière de son crâne, libérant une touffe de cheveux noirs et frisés. Il soupira, désabusé : — Comme je veux ? C'est beaucoup dire. Avec cette p****n de marée noire… Le patron qui essuyait un verre s'esclaffa : — Ah, la marée noire ! Elle a bon dos, la marée noire ! Mais tu n'as rien perdu, les barrages flottants ont protégé tes parcs. Ce fut au tour de Kerlann de ricaner : — Va donc expliquer ça aux clients ! avec ce qu'ils voient à la télé et dans les journaux, ils ont l'impression que toute la Bretagne baigne dans le mazout. Il prit son verre, le vida à moitié et ajouta : — … Avec ça, les centrales d'achat des grandes surfaces en profitent pour nous étrangler… Il finit de vider son verre et fit à nouveau ce signe du pouce qui signifiait qu'on devait le remplir. — En plus, ajouta-t-il, tu ne sais pas ce que je viens d'apprendre ? — Non. — Il y a une société qui a fait une demande pour implanter des cages d'aquaculture en baie de Quiberon. — Quoi ? — Des cages pour élever des truites en mer ! — Des truites ! Mais pour quoi faire ? Kerlann haussa ses puissantes épaules : — Pour les vendre, tiens ! Qu'est-ce que tu crois ? Le patron paraissait stupéfait. — Ça alors ! Il regarda Kerlann : — Tu en es sûr ? — Et comment ! C'est Louis Bihor, le secrétaire de mairie, qui me l'a dit. Le dossier a été déposé voici quinze jours par la préfecture pour consultation. — Tu l'as vu ? — Quoi ça ? — Le dossier, dit le patron impatient, tu l'as vu ? — J'en reviens. — Qui a fait la demande ? — Une société… Atlantide Marine, je crois. — C'est qui, ça ? — Une grosse boîte. Oh ! ils n'en sont pas à leur coup d'essai ! Ils sont déjà implantés dans plusieurs baies du Finistère et je ne te dis pas les dégâts ! Au bout d'un certain temps les merdes de leurs truites - car c'est de la truite qu'ils vont faire - plus les granulés à la vache folle dont ils les nourrissent s'accumulent sous les cages. Tout ça fermente et non seulement ça pue, mais en plus ça chasse tout le poisson sauvage, ça tue les crevettes, les crabes, les alevins. Des vraies porcheries ! — Oh ! fit le patron, tu ne charges pas un peu ? Kerlann ricana : — Attends un peu et tu verras si tu pourras encore aller pêcher le bar en baie. Le patron avait pris un torchon et astiquait consciencieusement un verre : — Et qu'en dit le maire ? — Il est contre. — Ben alors, ç'est gagné ! — Rien n'est gagné, mon vieux. Il fit un nouveau geste du pouce : — Allez, remets-en une dernière ! Le patron s'exécuta et Kerlann expliqua : — C'est pas comme pour une porcherie où l'avis du conseil municipal est déterminant. Il s'agit du territoire maritime, c'est le préfet qui décide, après consultation des affaires maritimes. Le patron du bar se voulut rassurant : — Bof, si le conseil municipal n'est pas d'accord, le préfet se rangera à son avis. — Tu es optimiste, dit Kerlann, mais une installation comme celle qu'ils projettent c'est beaucoup de fric. Figure-toi que ça couvrira sept hectares et demi. — Combien ? — Sept hectares et demi ! Ça te dit quelque chose ? Il ricana : — Et tu ne sais pas qui est le gérant de cette Atlantide Marine ? — Non, mais je sens que tu vas me le dire. Kerlann leva la tête, fixa le patron du bistrot comme s'il ménageait ses effets et laissa tomber : — Le Bégan. — Le Bégan, répéta le patron stupéfait, mais c'est un pauvre type ! Il n'a pas la queue d'un radis ! Il s'est ramassé dans l'ostréiculture à une époque où tout le monde s'en mettait plein les poches. Le Bégan ! Il se mit à rire. — Ça te fait rigoler, dit Kerlann, eh bien pas moi ! — Si tu n'as que Le Bégan en face de toi… — Tu ne comprends rien, mon pauvre Fanch ! dit le colosse. — Eh bien alors, explique-moi ! — Comment le Bégan qui est parti d'ici couvert de dettes peut-il envisager d'investir plusieurs millions dans ce projet ? — Je ne sais pas, moi. Les banques… Ce fut à Kerlann de s'esclaffer : — Les banques ! Les banques prêter à Le Bégan. Tu les prends pour des philanthropes ? Les banques, ça ne prête qu'aux riches ! — C'est donc… fit Fanch sans terminer sa phrase. — C'est donc qu'il y a des riches derrière Le Bégan, compléta Kerlann. Tu as tout compris mon François ! Il secoua la tête, désabusé : — Mais savoir qui… Puis il reprit, vindicatif en frappant du poing sur le comptoir, ce qui fit sauter les verres : — Faudra que j'aille le voir, ce s******d de Le Bégan. Faudra que j'aille le voir et que je lui cause entre quat'z-yeux. Ça a toujours été un pétochard, il finira bien par me dire… Mary avait suivi la conversation tout d'abord d'une oreille distraite, en regardant le manège des clients qui entraient et sortaient, puis plus attentivement au fur et à mesure que l’ostréiculteur s’échauffait. Devant le feu, les navigateurs continuaient d'échanger des plaisanteries, ne s'interrompant que pour commander de nouvelles tournées que la femme de Fanch servait, laissant son mari discuter avec l'ostréiculteur. Une voix monta depuis la véranda, une voix froide, trop calme : — Il finira bien par te dire quoi, Kerlann ?
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