Chapitre 6

2684 Mots
Emma eût très sincèrement désiré tranquilliser son amie, mais elle se sentait ellemême un peu troublée, et il lui fallut quelque temps pour se ressaisir : la conduite du jeune homme et celle de sa sœur semblait avoir été inspirée par un sentiment élevé et elle ne pouvait pas nier la délicatesse de leur procédé ; mais ne les avait-elle pas toujours considérés comme des gens respectables et bien intentionnés ? Ces qualités ne pouvaient en aucune façon atténuer les inconvénients de cette alliance. Il était naturel que les Martin eussent été désappointés ; grâce à cette union avec Harriet, ils comptaient sans doute s’élever socialement. Elle essaya donc de calmer son amie et affecta de n’attacher à cet incident que peu d’importance : – Vous avez certainement dû passer un moment pénible mais vous paraissez vous être comportée avec beaucoup de tact ; il n’y faut plus penser, d’autant que cette coïncidence peut ne plus jamais se représenter et en tout cas la première rencontre est de beaucoup la plus gênante. Harriet répondit qu’elle s’efforcerait d’oublier, ce qui ne l’empêcha pas de ne pouvoir parler d’autre chose. Finalement Emma, pour se débarrasser des Martin, se vit forcée de lui annoncer sans délai la nouvelle qu’elle se préparait à lui faire connaître avec tous les ménagements possibles. Elle ne savait si elle devait se réjouir, s’attrister ou avoir honte de l’état d’esprit d’Harriet, si peu compatible avec l’admiration passionnée que cette dernière professait pour M. Elton ! Peu à peu néanmoins ce dernier reprit ses droits et, si en apprenant la triste réalité, Harriet n’éprouva pas l’émotion qu’elle eût ressentie une heure auparavant ; elle se montra pourtant très affectée. L’apparition d’une Mlle Hawkins à l’horizon qui, depuis quelques semaines paraissait si radieux, lui causa une cruelle déception. Elles causèrent longuement et Harriet éprouva tour à tour les sensations de surprise, de regret, de curiosité ; que les circonstances comportaient. Emma finit par reconnaître que la rencontre avec les Martin avait été plutôt opportune : elle avait amorti le premier choc sans laisser derrière elle de traces durables. De la façon dont vivait Harriet à présent, les Martin pouvaient difficilement arriver jusqu’à elle à moins d’aller la chercher chez Mme Goddard où leur fierté les avait toujours empêchés de se présenter ; depuis un an en effet les deux sœurs n’étaient jamais venues voir leur ancienne maîtresse de pension. Selon toute probabilité une autre année s’écoulerait sans amener une nouvelle entrevue. Le monde traite avec bienveillance ceux ou celles à qui la fortune paraît sourire et une jeune fille sur le point de se marier se découvre généralement des amis. Le nom de Mlle Hawkins avait été prononcé pour la première fois à Highbury, il y avait à peine une semaine, et déjà on lui avait octroyé en apanage les divers dons du corps et de l’esprit : on assurait qu’elle était belle, élégante, accomplie et très aimable. Aussi M. Elton, venu pour jouir en personne de son triomphe et publier les mérites de sa fiancée, ne put-il ajouter grand chose à un signalement aussi flatteur : il communiqua le nom de baptême de la jeune personne et la liste des compositeurs qu’elle préférait. M. Elton avait quitté Highbury cruellement offensé ; il était d’autant plus déçu qu’il croyait ses espoirs fort légitimes et solidement étayés sur des encouragements positifs ; or, non seulement il n’obtenait pas la jeune fille qu’il convoitait, mais encore il se voyait rabaissé au niveau d’une alliance inférieure. Sa riposte ne se fit pas attendre : parti après avoir subi l’affront d’être refusé, il revenait fiancé ! Il se sentait satisfait de lui-même et des autres, enthousiaste, optimiste ; il nourrissait pour Mlle Woodhouse des sentiments de parfaite indifférence et n’éprouvait pour Mlle Smith qu’une méprisante commisération. La charmante Augusta Hawkins, outre ses avantages physiques, possédait une fortune d’environ deux cent cinquante mille francs. La conquête de cette héritière avait été facile et le récit circonstancié que M. Elton dut faire à Mme Cole des diverses phases de cette idylle, tourna tout à son honneur ; depuis la rencontre accidentelle à un dîner chez Mme Green jusqu’à la soirée chez M. Brown, sourires et rougeurs s’étaient succédé de plus en plus conscients ; la jeune fille avait été si soudainement impressionnée, elle s’était montrée si bien disposée que la vanité et l’esprit pratique de M. Elton avaient été également comblés. Il avait conquis à la fois la proie et l’ombre : l’argent et l’amour ! Aussi s’estimait-il parfaitement heureux, il parlait surtout de lui-même et de ses propres affaires, s’attendait à être félicité et acceptait les compliments avec condescendance ; il distribuait maintenant sans arrière-pensée à tous et à toutes ses plus aimables sourires. Le mariage devait avoir lieu à brève échéance, les intéressés étant tous deux indépendants. Quand M. Elton repartit pour Bath, l’opinion générale décréta – et le silence diplomatique de M. Cole ne semblait pas y contredire – qu’il reviendrait marié. Pendant le court séjour de M. Elton à Highbury, Emma l’avait rencontré une seule fois ; ce fut assez pour acquérir la certitude que les derniers événements ne l’avaient pas amélioré : il avait pris un air gourmé et prétentieux et Emma s’étonna d’avoir pu à aucun moment le trouver agréable. À dire vrai, la personne de M. Elton lui suggérait les plus pénibles souvenirs et elle eût été heureuse – excepté au point de vue moral, en manière de pénitence, comme un perpétuel rappel à l’humilité – de ne plus le voir jamais ; elle souhaitait le bonheur du jeune ménage, mais ce bonheur transporté à une vingtaine de lieues lui eût procuré une satisfaction sans mélange. Toutefois, elle se rendait compte que l’inconvénient de la permanence de M. Elton à Highbury se trouverait grandement atténué par le fait de son mariage ; l’existence d’une Mme Elton fournirait une excellente excuse pour mettre un terme à l’intimité antérieure et inaugurer des rapports de cérémonie. De la jeune femme individuellement, Emma s’occupait fort peu : elle était sans doute à la mesure de M. Elton, suffisamment cultivée pour Highbury, juste assez jolie pour paraître laide à côté d’Henriette. Malgré son dédain pour cette dernière, M. Elton n’avait pas trouvé beaucoup mieux, au point de vue de la famille ; les deux cent cinquante mille francs mis à part, Mlle Hawkins, en effet, n’était guère au-dessus de Mlle Smith ; elle n’apportait ni nom ni ancêtres : c’était la fille cadette d’un marchand de Bristol ; elle avait eu l’habitude de passer ses hivers à Bath, mais Bristol était son véritable domicile ; depuis la mort de ses parents, elle vivait avec un oncle qui occupait une situation modeste chez un avocat de la ville. Tout le lustre de la famille semblait provenir de la sœur aînée : celle-ci se trouvait avoir épousé un homme assez bien placé socialement et fort riche. Les divers récits, concernant la fiancée, se terminaient invariablement par une allusion à cette alliance, dont la gloire rejaillissait sur Mlle Hawkins ! Emma aurait bien voulu faire partager à Henriette son sentiment sur la véritable nature de M. Elton, mais si elle n’avait pas eu de peine à persuader son amie de devenir amoureuse, elle en éprouvait beaucoup à lui faire renier cet amour. À moins de fournir un nouvel aliment à l’imagination d’Henriette, elle n’espérait pas faire oublier M. Elton ; ce dernier serait certainement remplacé : même un Robert Martin eût suffi à effacer les traces de ce premier déboire ; mais Emma avait conscience qu’aucun autre traitement n’amènerait la guérison ; il était dans la destinée d’Henriette d’être éternellement amoureuse ! Depuis le retour de M. Elton, le chagrin de la pauvre fille s’était sensiblement accru ; en effet, si Emma n’avait guère l’occasion de rencontrer ce dernier, Henriette, au contraire, l’apercevait généralement deux ou trois fois par jour ; de plus elle entendait sans cesse parler de lui. Elle vivait au milieu de gens qui voyaient en M. Elton le prototype de la perfection ; il était le sujet de toutes les conversations et on agitait sans cesse les divers problèmes du présent et de l’avenir : revenu, installation, mobilier, domesticité, etc. L’attachement d’Henriette était perpétuellement nourri par les éloges qu’elle entendait, et ses regrets avivés par la constatation répétée du bonheur de Mlle Hawkins ; elle était appelée à prendre part à l’interprétation des divers symptômes qui témoignaient combien M. Elton était épris : sa démarche, la manière dont il portait son chapeau et le changement de sa mine ! Dans d’autres circonstances, Emma se fût amusée à constater les variations de l’esprit d’Henriette et ses perpétuelles hésitations : tantôt c’était le souvenir de M. Elton qui prédominait, tantôt celui des Martin : les fiançailles de M. Elton avaient calmé l’agitation occasionnée par la rencontre avec les Martin ; le chagrin causé par la nouvelle des fiançailles était passé au second plan à la suite d’une visite faite par Elisabeth Martin chez Mme Goddard peu de jours après ; Henriette n’était pas là mais une lettre avait été laissée pour elle, écrite dans un style propre à la toucher : quelques reproches mélangés à beaucoup d’affection et de bonté. Pendant le séjour de M. Elton à Highbury, les Martin avaient de nouveau été oubliés. Emma jugea opportun, le jour du départ pour Bath, de proposer à Henriette de rendre la visite à Elisabeth Martin. Emma avait réfléchi longtemps sur la meilleure manière de répondre aux avances de Mlle Martin : d’une part il ne fallait pas faire un affront à la mère et aux sœurs en ne tenant aucun compte de l’invitation reçue ; d’autre part il convenait d’éviter à tout prix le danger d’une nouvelle rencontre avec le jeune homme. Finalement elle prit le parti de conduire elle-même Henriette en voiture jusqu’à Abbey Mill ; elle l’y déposerait et repasserait ensuite la chercher assez tôt pour ne pas laisser le temps aux sujets dangereux d’être abordés ; ce serait l’indication bien nette du degré d’intimité qui restait possible dorénavant. Elle ne put trouver une combinaison meilleure et tout en reconnaissant qu’il s’y mêlait une certaine dose d’ingratitude, elle l’adopta afin de sauvegarder l’avoir de son amie. Il avait été convenu qu’Emma viendrait prendre son amie chez Mme Goddard. Ce matin-là Henriette ne se sentait guère en train : une heure auparavant, sa mauvaise étoile l’avait conduite à l’endroit précis où, au même moment, une malle portant la suscription : – le révérend Philippe Elton, au Grand Cerf, Bath – était hissée dans la voiture du boucher chargé de la transporter jusqu’à la diligence. Tout dans sa pensée se confondait : le souvenir de la malle et de l’adresse surnageait seul. Cependant lorsqu’elle descendit de voiture en face de la grande allée, bordée de pommiers, en espalier, aboutissant à la porte d’entrée, la vue de tout ce qui lui avait procuré tant de plaisir l’automne précédent, lui causa une douce émotion. Emma continua sa route ayant décidé de profiter de l’occasion pour aller voir une vieille domestique mariée et retirée à Donwell. Un quart d’heure après la voiture s’arrêtait de nouveau devant la grille blanche ; au bout de deux minutes Henriette apparaissait sur le perron accompagnée par une des demoiselles Martin qui prenait congé d’elle avec une politesse cérémonieuse. Henriette, en prenant place à côté d’Emma, était trop émotionnée pour pouvoir donner un compte rendu satisfaisant de la visite, mais peu à peu elle retrouva ses esprits et put faire part de ses impressions à sa compagne : – Je n’ai vu que Mme Martin et les jeunes filles et j’ai été reçue plutôt froidement ; la conversation a d’abord roulé sur des lieux communs ; tout à fait sur la fin, pourtant, le ton est devenu soudain plus cordial à la suite d’une remarque de Mme Martin sur ma taille ; dans cette même chambre nous avions été mesurées il y a un an : les marques au crayon et les dates étaient encore visibles sur le chambranle de la portefenêtre ; c’était M. Martin qui avait fait les inscriptions ; elles semblaient toutes trois se rappeler le jour, l’heure, l’occasion et être prêtes à revenir aux mêmes sentiments de bon accord ; elles commençaient précisément à retrouver, leurs anciennes manières lorsque la voiture réapparut et tout fut fini. Emma ne pouvait se dissimuler combien les dames Martin avaient dû être offensées ; quatorze minutes à consacrer à celles avec qui, six mois auparavant, Henriette avait été heureuse de passer six semaines ! Elle regrettait sincèrement que les Martin n’occupassent pas un rang social plus élevé, mais, au degré où ils se trouvaient placés, aucune concession n’était possible. Emma éprouva le besoin d’une diversion et résolut de s’arrêter à Randalls ; mais il n’y avait personne à la maison ; le domestique supposait que ses maîtres avaient dû aller à Hartfield. – C’est trop fort, dit Emma quand la voiture se fut remise en marche, et maintenant nous allons juste les manquer. Elle s’enfonça dans le coin pour laisser à son désappointement le temps de s’évaporer. Peu après la voiture s’arrêta, Emma se pencha à la portière et aperçut M. et Mme Weston qui s’approchaient pour lui parler. Elle éprouva un vrai plaisir à leur aspect et se sentit toute réconfortée en entendant la voix de M. Weston : – Comment allez-vous ? Nous venons de faire une visite à votre père, nous avons été contents de le trouver bien. Frank arrive demain ; j’ai eu une lettre ce matin ; il est aujourd’hui à Oxford et il se propose de passer une quinzaine de jours avec nous ; je m’attendais du reste à cette visite qui nous dédommagera amplement de notre désappointement du mois de décembre : maintenant le temps est tout à fait propice, nous allons pouvoir jouir de sa présence. Les événements ont pris exactement la tournure que je désirais ! Il n’y avait pas moyen de n’être pas gagné par la bonne humeur de M. Weston ; de son côté, avec moins de paroles et d’enthousiasme, Mme Weston confirma la bonne nouvelle, et Emma prit une part sincère à leur contentement. M. Weston fit le récit détaillé de toutes les circonstances qui permettaient à son fils d’être assuré d’une quinzaine d’entière liberté. Emma écouta, sourit et félicita. – Je ne tarderai pas à l’amener à Hartfield, dit M. Weston en manière de conclusion. Emma s’imagina que Mme Weston touchait à ce moment le bras de son mari. – Nous ferons bien de continuer notre route, dit Mme Weston ; nous retenons ces jeunes filles. – Eh bien ! je suis prêt, répondit-il. Et, se retournant vers Emma, il ajouta : – Mais il ne faut pas vous attendre à voir un très joli garçon ; ne vous fiez pas à ma description ; il n’a probablement rien d’extraordinaire. Pendant qu’il parlait, ses yeux brillants indiquaient, du reste, une toute autre conviction. Emma prit un air de parfaite innocence et de complet désintéressement pour donner une réponse évasive. – Pensez à moi demain, ma chère Emma, vers quatre heures, dit, d’une voix qui tremblait un peu, Mme Weston en quittant son amie. – Quatre heures ! Il sera là avant trois heures, croyez-moi, rectifia vivement M. Weston en s’éloignant avec sa femme. Emma eut l’agréable impression de renaître à la vie : le passé de découragement s’effaçait pour faire place à de nouvelles espérances ; tout revêtait un aspect différent : James et les chevaux lui semblaient avoir perdu l’air endormi ; quand elle regardait les haies elle s’attendait à voir les sureaux en fleur ; sa compagne ellemême paraissait avoir surmonté son chagrin et lui souriait tendrement. Au bout de quelques minutes, Henriette demanda : M. Frank Churchill traversera-t-il Bath après Oxford ? Cette question était d’assez mauvais augure mais bien entendu Emma ne s’attendait pas à voir Henriette retrouver immédiatement le calme ; d’autre part, il n’eut pas été raisonnable d’exiger, dès à présent une connaissance parfaite de la géographie. Il fallait s’en remettre au temps et à l’expérience des voyages.
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