Le lendemain, Emma n’oublia pas sa promesse et dès le matin sa pensée était occupée de l’entrevue qui attendait Mme Weston : « Ma chère amie, se disait-elle en descendant l’escalier au moment de sortir après le déjeuner, je vous vois d’ici allant et venant dans la chambre de votre hôte afin qu’il ne manque rien. Il est midi ; demain à cette heure-ci ils viendront probablement faire leur visite. » Elle ouvrit la porte du salon et vit deux messieurs assis avec son père : M. Weston et son fils. Ils venaient seulement d’arriver et M. Weston finissait à peine d’expliquer que Frank était arrivé un jour à l’avance ; M. Woodhouse en était encore aux politesses de l’accueil et aux félicitations. Frank Churchill, dont on avait tant parlé se tenait enfin en personne devant les yeux d’Emma ; c’était un très joli homme ; taille, air, tenue, tout était irréprochable ; il avait beaucoup de l’animation et de la vivacité de son père et paraissait intelligent. Elle se sentit immédiatement portée à avoir de la sympathie pour lui ; et de son côté il témoignait clairement, par l’aisance et la cordialité de ses manières, de son désir de faire plus ample connaissance. – Je vous avais bien assuré hier, dit M. Weston en exultant, je vous avais bien assuré qu’il arriverait avant l’heure fixée. On ne peut pas résister au plaisir de surprendre ses amis et celui qu’on procure compense largement les petits ennuis et la fatigue auxquels on s’est exposé. – Sans doute répondit Frank Churchill, pourtant je ne prendrais pas la liberté d’agir de la sorte avec tout le monde ; mais en rentrant à la maison je me suis cru tout permis. Quand il prononça les mots « à la maison », son père le regarda avec plus de complaisance encore. M. Frank Churchill se déclara ensuite enchanté de Randalls ; il trouvait la maison parfaitement aménagée, c’est à peine s’il voulait admettre qu’elle était petite ; il admirait le site, la route qui conduit à Highbury, la petite ville ellemême et surtout Hartfield ; il assurait avoir toujours éprouvé un intérêt spécial pour son pays natal et un grand désir de le visiter. Emma ne put s’empêcher de s’étonner intérieurement qu’il n’ait pas satisfait depuis longtemps une aussi légitime aspiration ; de toute façon ses manières ne dénotaient aucune affectation et son contentement paraissait sincère. Leurs sujets de conversation furent ceux qui conviennent à une première rencontre. Il posa des questions : « Montait-elle à cheval ? Le voisinage était-il nombreux ? Il avait aperçu plusieurs jolies maisons en traversant Highbury ! Donnait-on des bals ? Faisait-on de la musique ? » Quand Emma l’eut renseigné sur ces divers points, il chercha une occasion pour amener la conversation sur sa belle-mère : il parla d’elle avec admiration et manifesta toute sa reconnaissance pour le bonheur qu’elle procurait à son père. – Pour ma part, ajouta-t-il, je m’attendais à voir une femme aimable et comme il faut ; je ne savais trouver en Mme Weston une jeune et jolie femme. – Vous ne sauriez, à mon avis, discerner trop de perfections chez Mme Weston, répondit Emma. Si vous lui donniez dix-huit ans, je vous écouterais avec plaisir, mais elle serait certainement mécontente de vous entendre parler de la sorte ; ne lui laissez pas deviner qu’elle vous est apparue sous la figure d’une jeune et jolie femme. – Non ; vous pouvez être tranquille, reprit-il en s’inclinant galamment, lorsque je m’adresserai à Mme Weston, je sais de quelle personne il me sera permis de faire l’éloge sans crainte d’être taxé d’exagération. Tout en causant, Emma observait M. Weston : celui-ci ne cessait de jeter à la dérobée sur leur groupe des regards où perçaient sa satisfaction et son plaisir et lors même qu’il s’efforçait de ne pas regarder, il prêtait l’oreille à leurs propos. Quant à M. Woodhouse il n’avait pas le moindre soupçon du complot tramé contre son repos ; il désapprouvait chaque mariage annoncé, mais ne ressentait jamais aucune appréhension d’un mariage possible : avant d’avoir la preuve de leur complicité, il n’aurait jamais voulu faire à deux personnes l’injure de leur prêter des intentions matrimoniales ! Il pouvait donc sans aucune arrière-pensée s’abandonner à ses sentiments de bonté et de politesse et s’inquiéter des difficultés de tous genres auxquelles, selon lui, M. Frank Churchill avait dû être exposé pendant un si long voyage. Après un temps normal, M. Weston se prépara à partir. – Je suis forcé de vous dire adieu, dit-il. Je dois m’arrêter à l’hôtel de la Couronne à propos de mon foin et je suis chargé d’un grand nombre de commissions pour Ford ; mais je ne veux presser personne. Son fils trop bien élevé pour ne pas saisir l’allusion, se leva aussitôt en disant : – Puisque vous avez à vous occuper d’affaires, Monsieur, je profiterai de l’occasion pour faire une visite. J’ai l’honneur de connaître une de vos voisines, ajouta-t-il en se tournant vers Emma, une jeune fille du nom de Fairfax qui habite Highbury ; je n’aurai pas de difficultés je pense à trouver la maison ; mais peut-être sera-t-il plus prudent, en demandant mon chemin, de d’informer des Barnes ou Bates. Connaissez-vous cette famille ? – Si nous la connaissons ! reprit son père. Nous avons passé devant la maison de Mme Bates pour venir ici ; j’ai vu Mlle Bates à sa fenêtre. Vous avez, si je ne me trompe, rencontré Mlle Fairfax à Weymouth, c’est une bien jolie personne. – Il n’est pas indispensable que j’aille présenter mes hommages aujourd’hui même, répondit le jeune homme, mais nous étions dans des termes tels… – N’hésitez pas. Il convient, Frank, de vous montrer ici particulièrement attentif vis à vis de cette jeune fille ; vous l’avez connue chez les Campbell où elle se trouvait sur un pied d’égalité avec leurs amis, mais à Highbury elle habite avec sa vieille grand’mère qui possède à peine de quoi vivre : si vous n’alliez la voir dès votre arrivée on pourrait interpréter votre abstention comme un manque d’égards.
Le jeune homme s’inclina et parut convaincu. – J’ai entendu Mlle Fairfax, dit Emma, faire allusion à votre rencontre ; c’est une personne fort élégante, n’est-il pas vrai ? Il acquiesça avec un « oui » indifférent. – Si vous n’avez jamais été particulièrement frappé par la distinction de ses manières, reprit-elle, vous le serez je crois aujourd’hui. Vous la verrez à son avantage et vous pourrez causer avec elle… Non, je me trompe, vous ne pourrez sans doute pas ouvrir la bouche, car elle a une tante qui parle sans discontinuer. – Vous allez rendre visite à Mlle Fairfax, Monsieur ? intervint inopinément M. Woodhouse ; c’est une jeune fille accomplie ; elle habite en ce moment chez sa grand’mère et sa tante ; d’excellentes personnes que j’ai connues toute ma vie ; elles seront je suis sûr très heureuses de vous accueillir. Un de mes domestiques vous accompagnera pour vous montrer le chemin. – Mon cher Monsieur, je ne saurais accepter à aucun prix ; mon père me donnera toutes les indications voulues. – Mais votre père ne va pas jusque-là ; il doit s’arrêter à l’hôtel de la Couronne, tout à fait à l’autre extrémité de la rue, et il y a beaucoup de maisons ; vous pourriez être très embarrassé ; la route est mauvaise dès qu’on quitte le trottoir : mais mon cocher vous indiquera l’endroit précis où vous pourrez traverser le plus commodément. M. Frank Churchill persista à refuser, en s’efforçant de garder son sérieux ; son père lui donna son appui en disant : – Mon bon ami, c’est tout à fait inutile ; Frank reconnaît une flaque d’eau à première vue et de l’hôtel il n’y a qu’un saut à faire pour arriver chez Mme Bates. Finalement, M. Woodhouse céda à regret, et, avec une parfaite cordialité, le père et le fils prirent congé. Pour sa part, Emma fut très satisfaite de cette première entrevue et elle ne doutait pas que son amie de Randalls n’eût retrouvé maintenant toute sa liberté d’esprit.
Le lendemain matin M. Frank Churchill fit une nouvelle apparition à Hartfield. Cette fois il accompagnait sa belle-mère. Emma ne les attendait pas, car M. Weston, venu quelques instants auparavant pour recueillir des compliments sur son fils, n’était pas au courant des plans de sa famille ; ce fut une agréable surprise pour elle de les apercevoir qui marchaient vers la maison en se donnant le bras. Elle désirait l’observer, en compagnie de Mme Weston, car de la conduite du jeune homme vis-à-vis de celle-ci dépendait l’opinion qu’elle aurait de lui ; s’il n’était pas parfait de ce côté, aucune qualité ne pourrait compenser ce manquement ; dès qu’elle les vit venir ensemble elle fut complètement rassurée. La manière de Frank Churchill à l’égard de sa belle-mère était particulièrement appropriée ; il montrait clairement son désir de la considérer comme une amie et de gagner son affection. Emma alla à leur rencontre et ils firent ensemble le tour du parc et se dirigèrent ensuite vers Highbury ; Frank Churchill se montra enchanté de tout et ne dissimula pas son intérêt pour tout ce qui touchait de près ou de loin à Highbury. Quelques-uns des objets de sa curiosité indiquaient d’excellents sentiments : il voulut connaître la maison où son père et son grand’père avaient résidé ; il s’informa d’une vieille femme qui l’avait soigné dans son enfance, et manifesta l’intention de l’aller voir. La cause du jeune homme fut vite gagnée auprès de ses compagnes et la bonne impression d’Emma se trouva confirmée de point en point. Leur premier arrêt fut à l’hôtel de la Couronne, le principal du pays, où il y avait une paire de postiers pour le service des relais. Frank Churchill observa qu’une partie de bâtiment semblait avoir été ajoutée après coup et Mme Weston lui fit l’historique de cette annexe construite une vingtaine d’années auparavant : c’était une salle de bal, mais depuis longtemps il n’était plus question de fêtes et le local était utilisé certains jours de la semaine par le club de whist de Highbury. L’intérêt de Frank Churchill fut immédiatement éveillé et il s’arrêta assez longtemps devant une grande fenêtre à coulisse, pour regarder à l’intérieur de la pièce ; il exprima son regret que l’affectation de la salle fut tombée en désuétude ; il n’y voyait pas de défauts : « Non, elle était assez longue, assez large et suffisamment élégante ; on devrait y danser au moins tous les quinze jours pendant l’hiver. Pourquoi Mlle Woodhouse ne faisait-elle pas renaître l’ancienne coutume ? Elle qui était toute puissante à Highbury ! On eut beau lui dire qu’il n’y avait pas dans le pays de familles susceptibles de fournir un contingent suffisant de danseurs, il ne se laissa pas persuader. Même quand les détails lui furent donnés il ne voulut pas admettre les inconvénients du mélange des différents milieux sociaux : dès le lendemain matin, assurait-il, chacun reprendrait sa place. Emma fut assez surprise de constater que les tendances des Weston prévalaient aussi complètement sur les habitudes des Churchill. Le jeune homme paraissait avoir toute l’animation, les sentiments enjoués et les goûts mondains de son père sans rien de l’orgueil et de la réserve d’Enscombe. Finalement ils continuèrent leur route et, en passant devant la maison des Bates, Emma se rappela la visite qu’il avait projetée la veille et lui demanda s’il l’avait faite. – Oui, oui, reprit-il, j’allais justement y faire allusion. J’ai vu les trois dames et je vous suis reconnaissant de l’avertissement préalable que vous m’avez donné. Si j’avais été pris absolument au dépourvu par le bavardage de la tante, je ne sais ce qui serait advenu de moi ! Je fus simplement amené à faire une visite d’une longueur excessive ; dix minutes suffisaient, je comptais être rentré avant mon père mais celui-ci finit, après m’avoir attendu longtemps, par venir me chercher : j’étais là depuis trois quarts d’heure ! L’excellente demoiselle ne m’avait pas donné la possibilité de m’échapper. – Et quelle mine avez-vous trouvé à Mlle Fairfax ? – Mauvaise, très mauvaise ; du reste Mlle Fairfax est naturellement si pâle qu’elle donne toujours un peu l’idée de ne pas avoir une santé parfaite. – Certainement le teint de Mlle Fairfax n’est pas éblouissant, mais en temps ordinaire il n’y a pas apparence de maladie ; à mon avis l’extrême délicatesse de l’épiderme donne un charme particulier au visage. – J’ai entendu bien des personnes parler ainsi, mais pour ma part rien ne peut remplacer l’éclat de la santé ; si les traits sont ordinaires, un beau teint prête de l’agrément à l’ensemble, si, au contraire ils sont réguliers, l’effet s’en trouve considérablement rehaussé. Il est du reste tout à fait superflu que je m’applique à décrire le charme d’un visage parfaitement harmonieux. – Il est inutile, interrompit Emma en souriant, de discuter sur les goûts. Enfin, à part le teint, vous l’admirez ? Il se mit à rire et répondit : – Je ne puis séparer Mlle Fairfax de son teint. – La voyiez-vous souvent à Weymouth ? À ce moment, on approchait de chez Ford et il dit avec vivacité : – Ah ! Voici le magasin dont mon père m’a parlé et où, paraît-il, on vient journellement. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions entrer : je voudrais faire acte de citoyen d’Highbury en achetant quelqu’objet chez Ford ; il vend probablement des gants ? – Oh ! oui, des gants et tout le reste. J’admire votre patriotisme. Vous étiez déjà très populaire comme le fils de M. Weston, mais si vous dépensez une demi-guinée chez Ford, votre mérite personnel ne fera de doute pour personne.
Ils entrèrent ; les élégantes liasses de gants « Yorktan » furent rapidement descendues et défaites sur le comptoir. Tout en faisant son choix, Frank Churchill reprit : – Mais je vous demande pardon, Mademoiselle Woodhouse, de vous avoir interrompue ; soyez assez bonne pour répéter ce que vous disiez au moment de ma manifestation d’amor patriæ. – Je demandais simplement si vous aviez des rapports fréquents avec Mlle Fairfax à Weymouth ? – Votre question, je l’avoue, m’embarrasse un peu. L’appréciation du degré d’intimité est le privilège de la femme. Je ne voudrais pas me compromettre en prétendant à plus qu’il ne plaît à Mlle Fairfax d’accorder. – Sur ma parole, Mlle Fairfax elle-même ne répondrait pas avec plus de discrétion ! Mais tranquillisez-vous, elle est si réservée, si peu disposée à donner la moindre information que vous avez toute liberté d’interpréter à votre guise la nature de vos relations. – Vous croyez ? Alors, je dirai la vérité ; c’est ce que je préfère. Je la voyais souvent à Weymouth ; j’avais connu les Campbell à Londres et nous faisions partie à peu près de la même coterie. Le colonel Campbell est un homme charmant et Mme Campbell, une aimable femme, pleine de cœur ; je les aime tous. – Vous êtes au courant, je suppose, de la situation de Mlle Fairfax ; vous n’ignorez pas la destinée qui l’attend ? – Je crois, répondit-il avec un peu d’hésitation, savoir en effet… – Vous abordez un sujet délicat Emma, dit Mme Weston en souriant, vous oubliez ma présence. M. Frank Churchill ne sait plus quoi dire quand vous parlez de la position sociale de Mlle Fairfax. Je vais m’éloigner un peu. – Je me souviens seulement, reprit Emma en se tournant vers Frank Churchill, que Mme Weston a toujours été ma meilleure amie. Il parut apprécier et honorer un tel sentiment. Les gants achetés, ils quittèrent le magasin et Frank Churchill demanda : – Avez-vous jamais entendu Mlle Fairfax jouer du piano ? – Je l’ai entendue chaque année de ma vie depuis nos débuts à toutes deux ; c’est une musicienne remarquable. – Je suis content d’avoir une opinion autorisée. Elle me paraissait jouer avec beaucoup de goût mais, tout en étant moi-même très amateur de musique, je ne me sens pas le droit de porter un jugement sur un exécutant. J’ai souvent entendu louer son style et je me rappelle avoir remarqué qu’un homme très compétent, amoureux d’une autre femme, fiancé même, ne demandait jamais à celle-ci de s’asseoir au piano si la jeune fille dont nous parlons était présente. Cette préférence me paraît être concluante.