Tout le monde fut de l’avis de Mme Cole, et chacun exprima sa satisfaction d’un présent si approprié. – Il y a longtemps qu’une nouvelle ne m’a fait autant de plaisir, continua Mme Cole. Une musicienne comme Jane Fairfax n’avoir pas un piano à elle ! C’était une vraie pitié, surtout si l’on pense au nombre de maisons où l’on voit de beaux instruments absolument inutiles : nous sommes dans ce cas, et je disais hier à M. Cole : « Je suis honteuse de regarder notre nouveau piano à queue en pensant à la pauvre Jane Fairfax qui n’a même pas à sa disposition une vieille épinette. M. Cole était tout à fait de mon avis, mais il aime beaucoup la musique et il n’a pas résisté à faire cet achat ; peut-être nos bons voisins seront-ils assez aimables pour réhabiliter de temps en temps notre piano, c’est notre seule excuse ; Mlle Woodhouse ne nous refusera pas, je suis sûre, de l’essayer ce soir. Emma acquiesça comme il convenait et, le sujet étant épuisé, elle se tourna vers Frank Churchill : – Pourquoi souriez-vous, dit-elle. – Permettez-moi de vous rétorquer la question ? – Moi ! C’est sans doute de plaisir, en apprenant que le Colonel Campbell est si riche et si généreux. Voici un magnifique cadeau. – Oui, vraiment ! – Je me demande pourquoi il n’a pas été offert plus tôt. – Peut-être Mlle Fairfax n’a-t-elle jamais séjourné aussi longtemps à Highbury. – Il aurait été si simple de mettre à sa disposition leur propre piano : il doit être maintenant enfermé à Londres et ne sert à personne. – C’est un piano à queue et le colonel a sans doute estimé que ce serait trop encombrant pour la maison de Mme Bates. – Malgré votre attitude diplomatique, je devine que vous partagez mon scepticisme ! – En vérité, vous vous exagérez ma perspicacité ; je souris en vous voyant sourire et j’endosserai probablement vos soupçons ; mais pour le moment, dans ma simplicité d’esprit, je m’en tiens au colonel Campbell. – Que direz-vous de Mme Dixon ? – Mme Dixon ! Je n’y avais pas pensé : elle savait certainement combien un piano serait le bienvenu ! En y réfléchissant, le mode d’envoi, le mystère, indiquent plutôt le plan d’une jeune femme que celui d’un homme d’âge. Je vous l’ai dit, vous éclairez la route et je vous suis. – Dans ce cas, il vous faudra aller jusqu’à M. Dixon. – M. Dixon ! Parfait ! Ce doit être, je m’en rends compte maintenant, un présent de M. et Mme Dixon. Nous parlions précisément, l’autre jour, de l’admiration du mari pour le talent de Mlle Fairfax. – Oui et ce que vous m’avez dit à ce sujet m’a confirmée dans mon idée. Je ne doute pas de leurs bonnes intentions mais deux suppositions s’imposent : ou bien M. Dixon après avoir fait sa demande à Mlle Campbell est tombé amoureux de l’amie de sa fiancée ou bien Mlle Fairfax n’a pas su cacher au fiancé de son amie l’attachement qu’il lui avait inspiré. Il doit y avoir eu une raison grave pour déterminer Mlle Fairfax à venir à Highbury au lieu d’accompagner les Campbell en Irlande : ici elle mène une vie de recluse, là les plaisirs se seraient succédé. Quant à la préférence donnée à l’air natal je ne puis y ajouter foi. Si nous étions en été ce prétexte aurait pu à la rigueur paraître plausible, mais quel bénéfice peut-elle tirer d’un séjour à Highbury pendant les mois de janvier, février et mars ? De bons feux et une voiture seraient beaucoup plus indiqués pour une santé délicate. Je ne vous demande pas d’adopter tous mes soupçons mais je vous les fais honnêtement connaître. – Et sur ma parole, ils ont un grand air de vérité. Je me porte garant de la prédilection de M. Dixon pour le talent de Mlle Fairfax. – De plus il lui a sauvé la vie au cours d’une promenade sur l’eau ; elle allait, paraît-il, passer par dessus bord quand il la retint. – C’est exact : j’étais là. – Vous avez assisté à la scène ! Comment ne vous a-t-elle pas suggéré l’idée que je viens d’émettre ? – Je n’ai vu que le fait lui-même ; ce fut du reste l’affaire d’un moment. Après coup, l’alarme fut trop grande et trop générale pour permettre d’observer des symptômes de trouble particulier chez l’un de nous. – Soyez sûr que d’ici peu nous serons fixés sur la provenance de ce piano par une lettre de M. et de Mme Dixon. – Et si les Dixon en désavouent absolument la paternité, il nous faudra revenir aux Campbell ? – Non, il faut écarter les Campbell. Mlle Fairfax aurait dès le début pensé à cette attribution si elle l’avait cru possible. Peut-être ne vous ai-je pas persuadé, mais à mon avis, M. Dixon est le Deus ex machina de cette affaire. – Cette supposition me fait injure ; votre raisonnement m’entraîne à sa suite ; au début, tant que vous avez considéré le colonel Campbell comme le donateur probable, je voyais dans cet envoi la preuve d’une affection paternelle ; quand vous avez, fait allusion à Mme Dixon, cette hypothèse m’a immédiatement séduit : la main d’une femme avait dû, en effet, préparer une si délicate attention et maintenant vous m’avez amené à envisager ce don sous un jour tout nouveau : c’est un hommage de l’amour. Le triomphe d’Emma était complet et elle n’insista pas ; ils furent du reste contraints de se mêler à la conversation générale, le diapason de l’animation des autres convives s’étant trouvé soudain abaissé par suite d’une interruption un peu longue du service ; quelques remarques spirituelles furent échangées, quelques sottises débitées ; mais, dans l’ensemble, on s’en tint au niveau des propos quotidiens : redites, vieilles nouvelles et grosses plaisanteries. Les dames n’étaient pas depuis longtemps au salon lorsque les autres invitées arrivèrent les unes après les autres. Emma guetta l’arrivée de sa petite amie ; les larmes n’avaient laissé aucune trace sur le joli visage d’Henriette ; celle-ci était toute disposée à jouir de l’heure présente sans arrière pensée. Jane Fairfax à son tour fit son entrée ; elle avait indiscutablement grand air et semblait d’une essence supérieure ; mais Emma ne doutait pas que la jeune fille n’eut volontiers pris pour elle les peines et les déboires d’Henriette en échange du dangereux plaisir de se savoir aimée par le mari de son amie. Emma se sentait trop au courant du secret pour simuler la curiosité ou l’intérêt ; en conséquence elle se tint à distance. Mais le sujet fut aussitôt abordé par les autres : Jane Fairfax ne put dissimuler sa confusion et ce fut en rougissant qu’elle accueillit les félicitations et qu’elle fit allusion à : « mon excellent ami le colonel Campbell ». Mme Weston, en sa qualité de musicienne, prenait un intérêt particulier à l’événement ; elle continuait de la meilleure foi du monde à parler touches, sons, pédales ; pendant ce temps, Emma observait Jane Fairfax et elle lisait sur le visage de la charmante héroïne le désir évident de mettre fin à un entretien gênant. Frank Churchill ne tarda pas à rejoindre les dames au salon ; après avoir présenté ses compliments à Mlle Bates et à Mlle Fairfax, il se dirigea directement vers le côté opposé du cercle et attendit pour s’asseoir de trouver une place auprès de Mlle Woodhouse, marquant ainsi clairement sa préférence ; Emma le présenta à son amie, Mlle Smith, et au moment opportun, elle devint tour à tour leur confidente. « Il n’avait jamais vu une si ravissante figure et était charmé de la naïveté de la jeune fille. » Et, de son côté, Henriette déclara : – C’était, sans aucun doute, lui faire un trop grand compliment, mais M. Frank Churchill lui rappelait un peu M. Elton. Emma retint son indignation et se détourna en silence. Elle donna toute son attention au jeune homme. « Il avait attendu avec impatience, lui dit-il, le moment de quitter la salle à manger ; son père, M. Knightley, M. Coxe et M. Cole étaient actuellement occupés des affaires de la paroisse ; en sa présence pourtant la conversation s’était maintenue fort agréable, tout à fait digne d’hommes distingués et intelligents. » Emma le questionna sur la société du Yorkshire, les ressources et la composition du voisinage ; il lui donna toutes les informations y afférentes : les réceptions à Enscombe étaient rares, les visites échangées se limitaient à une classe de grandes familles habitant à d’assez grandes distances ; du reste alors même que les invitations étaient faites et les jours fixés, Mme Churchill ne se trouvait généralement pas dans un état de santé ou dans une disposition d’esprit qui lui permît de mettre ses projets à exécution ; son oncle et sa tante ne faisaient par principe aucune nouvelle connaissance ; il avait ses relations particulières, mais ce n’était pas sans difficulté et sans déployer beaucoup d’adresse qu’il pouvait parfois s’échapper ou obtenir l’autorisation de faire une invitation pour une nuit.
L’influence de Frank Churchill à Enscombe était évidemment considérable ; il ne s’en vantait pas mais il était facile de deviner qu’il devait avoir réussi à persuader sa tante où son oncle avait échoué : elle le lui fit observer et il avoua qu’en effet, sauf sur une ou deux questions, il était à même avec le temps d’arriver à ses fins. Il mentionna ensuite un des points faibles de sa tyrannie. – J’ai fait l’année dernière tous mes efforts pour obtenir l’autorisation de voyager à l’étranger, mais ma tante est restée inflexible. Maintenant je n’éprouve plus ce désir. Emma pensa que le second point où il ne lui était pas possible de faire prévaloir sa volonté devait concerner ses rapports avec son père, mais il n’y fit pas allusion. – J’ai fait une triste découverte, dit-il après une pause. Je suis ici depuis une semaine : c’est la moitié de mon séjour. Jamais le temps ne m’a semblé fuir plus vite. J’ai horreur d’y penser. – Peut-être regrettez-vous maintenant, reprit Emma malicieusement, d’avoir consacré une journée entière aux soins de votre chevelure ? – Non, reprit-il en riant, je n’éprouve pas de remords à ce sujet ; je ne trouve en effet aucun plaisir à la compagnie de mes amis si je ne me sens pas à mon avantage : Tous les hommes étaient maintenant de retour au salon, et Emma se trouva obligée de prêter l’oreille aux propos de M. Cole ; au bout de cinq minutes ce dernier s’éloigna et elle put de nouveau se consacrer à son voisin ; elle se retourna et surprit Frank Churchill en train de contempler Mlle Fairfax qui était assise juste en face. – Qu’est-ce qui vous arrive ? dit-elle. Il sursauta : – Merci de m’avoir réveillé, reprit-il, je crains d’avoir été très malhonnête ; mais vraiment Mlle Fairfax est coiffée d’une façon si bizarre que je n’ai pu m’empêcher de la regarder. Je n’ai jamais vu quelque chose de si outré ! Ces boucles ! Ce doit être une idée à elle. Je ne vois pas d’autres coiffures de ce genre. Il faut que j’aille lui demander si c’est une mode irlandaise. Oui j’y vais, et vous pourrez constater comment elle prend l’allusion. Au même instant il s’éloigna et Emma le vit bien s’approcher de Mlle Fairfax et lui parler, mais elle ne put pas distinguer l’effet produit sur la jeune fille, car il avait eu la précaution de se placer exactement devant cette dernière. Sans laisser à son beau-fils le temps de reprendre la place qu’il venait d’abandonner, Mme Weston vint s’asseoir à côté d’Emma. – Voici l’agrément d’une nombreuse réunion, dit-elle, on peut retrouver ses amis et parler en toute liberté. Ma chère Emma, je brûle de vous entretenir. Je viens d’échafauder des plans d’après vos leçons et je veux vous en faire part dans toute leur fraîcheur. Savez-vous comment Mlle Bates et sa nièce se sont rendues ici ? – À pied évidemment. De quelle autre façon pouvaient-elles venir ? – Vous semblez avoir raison ! Eh bien il y a quelques instants je pensais combien il était triste que Jane Fairfax fût obligée de marcher à cette heure, de la nuit et par ce froid ; elle était en transpiration et en conséquence d’autant plus exposée à attraper un rhume. Pauvre fille ! Je ne pus supporter cette idée. Je fis signe à M. Weston, dès sa rentrée dans le salon, et lui parlai de la voiture. Vous pouvez deviner avec quel empressement il accéda à mon désir. Forte de l’approbation conjugale, je me dirigeai immédiatement vers Mlle Bates pour lui dire que notre voiture serait à sa disposition pour rentrer. Inutile, n’est-ce pas, de répéter les expressions de sa reconnaissance attendrie, mais avec mille et mille remerciements elle ajouta : « Il n’est pas nécessaire de vous déranger, car la voiture de M. Knightley nous a amenées et doit nous reconduire à la maison. » Je fus tout à fait surprise, très contente bien entendu, mais vraiment surprise. Une attention si délicate ! Précisément le genre de service dont si peu d’hommes auraient eu l’idée. Voici ma conclusion : en me basant sur ma connaissance des habitudes de M. Knightley, j’imagine que la voiture fut attelée pour leur commodité. – Rien de plus probable, dit Emma. Je ne connais pas d’homme, – je ne dirai pas plus galant, – mais plus humain : étant donné l’état de santé de Jane Fairfax, il aura jugé que l’humanité commandait cette intervention. Nous sommes arrivés ensemble, mais il n’a fait aucune allusion qui pût le trahir. – Pour ma part, dit Mme Weston, je n’attribue pas sa conduite à des motifs aussi désintéressés ; en écoutant Mlle Bates un soupçon m’est entré dans la tête et je n’ai pu m’en débarrasser, plus j’y pense et plus cette hypothèse me paraît plausible. Pour ne rien vous céler, j’ai imaginé un mariage entre M. Knightley et Mlle Fairfax. Me voici marchant sur vos brisées ! Qu’en dites-vous ? – M. Knightley et Jane Fairfax – s’écria Emma. Chère madame Weston, comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ! M. Knightley ne doit pas se marier ! Vous ne voudriez pas que le petit Henri fût dépouillé de Donwell ? – Ma chère Emma, je souhaite vivement qu’aucun tort ne soit causé au cher petit Henri, mais l’idée de ce mariage m’a été suggérée par les circonstances et si M. Knightley désire vraiment se marier, vous ne pouvez pas espérer que l’existence d’un petit garçon de six ans puisse constituer un obstacle ! – Votre interprétation des faits me paraît erronée, il faudrait de meilleures raisons pour me convaincre : sa bonté naturelle, la considération qu’il a toujours témoignée à Mme et à Mlle Bates personnellement suffisent à expliquer l’offre de la voiture. Ma chère Mme Weston ne vous occupez plus de mariages : vous ne réussissez pas. Jane Fairfax, maîtresse à l’abbaye ! J’espère pour lui qu’il ne fera jamais une pareille folie. – Imprudence si vous le voulez, mais pas folie. Excepté l’inégalité de fortune et une certaine disparité d’âge, je ne vois rien de particulièrement choquant. – Mais M. Knightley ne désire pas se marier ; je suis sûre qu’il n’en a pas l’idée. Ne la lui mettez pas en tête ! Pourquoi se marierait-il ? N’est-il pas heureux ? Il a sa ferme, ses troupeaux, sa bibliothèque ; il s’occupe des affaires de la paroisse ; d’autre part, il ressent beaucoup d’affection pour les enfants de son frère. Il n’a aucune raison de se marier : son temps est pris et son cœur n’est pas sevré de tendresse.