Chapitre 2
Mary Lester n’alla pas loin. Elle reprit la route par laquelle elle était venue, fit environ deux cents mètres et s’arrêta devant un bâtiment qu’elle avait repéré en passant et qui portait sur son fronton le mot MAIRIE en lettres majuscules.
C’était une bâtisse de deux étages, avec un soubassement en pierre de taille qui s’arrêtait aux fenêtres du rez-de-chaussée. Portes et fenêtres étaient entourées de linteaux du même granit que celui du soubassement, les murs portaient un enduit de ciment peint en blanc. Trois marches de granit menaient à une porte d’entrée surmontée d’une marquise vitrée sur laquelle un rosier volubile avait accroché ses tiges épineuses.
Elle entra et s’avança sur un parquet de chêne blanchi par des lavages fréquents. Une jeune femme se tenait derrière une sorte de guichet et elle remplissait des formulaires administratifs. Mary eut un frisson rétrospectif : pour trois semaines entières elle était quitte de ces maudits formulaires! Néanmoins, elle retrouvait ici cette odeur d’encre et de papier si particulière aux salles d’archives.
– Bonjour, dit-elle.
La jeune femme leva la tête. Elle était brune et portait des lunettes à monture d’écaille.
– Oui?
– C’est pour un renseignement.
– A quel sujet?
– C’est un peu particulier. En arrivant au bourg, j’ai vu, sur le bord de la route, dans un talus, un gros bouquet de fleurs fraîches posé sur une sorte d’autel…
Tandis qu’elle parlait, elle voyait le visage de son interlocutrice se rembrunir.
–…Je voudrais savoir, poursuivit-elle, le motif de cette commémoration.
– Le motif… dit la jeune femme. Mais je ne sais pas…
Mary s’étonna :
– Vous ne savez pas?
– Non, bredouilla l’autre.
Elle regarda mieux Mary et parut reprendre de l’aplomb.
– À quel titre me demandez-vous ça?
– À titre personnel.
– Vraiment?
Le ton était au scepticisme.
– Vraiment!
À nouveau la secrétaire parut être dans l’embarras.
– Ce bouquet était déjà là l’année dernière, dit Mary, et vous ne savez pas ce qu’il en est?
L’employée de mairie se troubla tout à fait :
– Non, c’est-à-dire que je… enfin, il faudrait voir le maire…
Mary resta un instant silencieuse :
– Vous voulez dire, fit-elle lentement, qu’il faudrait que je dérange le maire pour une information aussi dérisoire?
Elle ne s’était certes pas attendue à ce que sa curiosité fût la cause de tant de trouble.
– C’est que, dit la secrétaire, je ne suis qu’employée… Le maire…
– Mais où est-il, votre maire?
– Eh ! je ne sais pas.
– Et il sera là quand?
– Demain matin, je pense.
– Vous pensez ou vous êtes sûre?
– Je pense…
– Et il pourra me renseigner au moins?
– Probablement, vous lui demanderez.
– Bon, dit Mary. Dites-moi, où peut-on dormir et manger ici?
Elle persifla :
– Peut-être pourrez-vous me répondre sans avoir besoin d’en référer au maire?
– Bien sûr, dit la secrétaire sans relever le sarcasme. Il y a l’Auberge des Platanes, sur la place de l’église.
– Merci! J’en viens! Quel accueil!
– Vous avez dû tomber sur la vieille Phine.
– Je crois que c’est ça, oui.
– C’est la patronne. Elle fait aussi la cuisine. Et puis il y a quelques chambres. Dame, ça n’est pas un quatre étoiles mais…
–…mais c’est tout ce que vous avez à proposer. Bon, on saura s’en contenter. À demain, mademoiselle.
Elle sortit et remonta dans sa Twingo. À nouveau elle vit le rideau du rez-de-chaussée de la mairie s’écarter, puis retomber.
– Drôle d’ambiance, dit-elle, et drôle de pays!
Elle eut envie de reprendre la route et de filer vers Roscoff où ses amis l’attendaient, mais une force mystérieuse la poussa à reprendre cette route par où elle était arrivée. Elle sortit du village et ralentit lorsqu’elle aperçut le bouquet de fleurs fiché dans le talus et gara la Twingo sur le bas-côté de la route. Le bitume de la chaussée fumait sous le soleil et, dans le lointain, la silhouette des arbres frémissait dans l’air surchauffé.
Les oiseaux, accablés par cette chaleur, semblaient n’avoir plus la force de chanter. Seuls les insectes s’en donnaient à cœur joie. Un bourdonnement continu sortait du talus où abeilles et bourdons butinaient les genêts en fleur.
L’air sentait le foin sec, l’herbe fraîchement coupée. Quelque part dans le lointain une machine agricole mugissait. C’était le temps des moissons et le ciel accordait aux hommes le temps idéal pour que le grain soit beau.
En contrebas de la route courait un fossé rempli d’herbes folles. Puis un talus d’environ deux mètres de haut séparait le champ de la route. Il était planté de souches de châtaigniers vingt fois rabattues d’où des rejets en cépée repoussaient avec vigueur.
C’était à mi-hauteur, dans ce talus, qu’une sorte d’autel champêtre avait été aménagé. Oh ! de manière bien sommaire! Un creusement dans la glaise entre deux pierres de manière à aplanir une surface suffisante pour recevoir un vase. Le vase, en l’occurrence, était un récipient de fer galvanisé muni de deux poignées dans lequel le bouquet avait été fiché. Sur son socle, une main malhabile avait écrit à la craie un nom : Pierrot.
Le bouquet était composé de fleurs des champs, des marguerites, des bleuets, des coquelicots, ce qui lui donnait un air extrêmement patriotique.
Si les marguerites et les bleuets avaient encore bel air, les coquelicots commençaient à tourner de l’œil sous l’effet de la canicule.
De temps en temps une voiture passait et le chauffeur ralentissait pour regarder Mary.
Elle trempa sa main dans le vase. Il y avait de l’eau, ce qui expliquait la bonne tenue des fleurs. Le bouquet devait avoir été déposé récemment. Ainsi exposé au soleil, l’eau n’aurait pas tardé à s’évaporer.
– Ça date d’aujourd’hui, dit-elle pour elle-même.
Elle regarda autour de l’autel, cherchant d’autres indices, une quelconque inscription pouvant l’éclairer, mais elle ne trouva dans les profondeurs du fossé que des tessons de faïence cachés par les herbes folles et des tiges séchées, vestiges de bouquets ayant fait leur temps.
Mary revint à pas lents vers sa voiture. Quel était le secret de ce petit bouquet tricolore? Qui était ce Pierrot à qui il semblait voué? Que de questions sans réponse!
Un tracteur approchait en grondant, traînant une remorque chargée de bottes de paille. En voyant Mary, son conducteur ralentit et elle eut un mouvement pour l’interpeller, lui demander de s’arrêter… C’était sûrement quelqu’un du pays, quelqu’un qui pourrait la renseigner…
Mais en la voyant prête à l’interpeller, le paysan remit brutalement des gaz et le tracteur reprit sa route dans un nuage de fumée malodorante.
– Ça alors! s’exclama-t-elle.
Juste avant l’entrée du bourg, elle vit l’attelage tourner sur un chemin de terre qui devait mener à une ferme.
Mary soupira, tout à la fois découragée et agacée. Qu’avaient-ils donc tous à faire des mystères?
Elle regarda sa montre. En ce moment ses copains devaient l’attendre à l’embarcadère de Roscoff. Elle prit son portable et appela :
– Caroline…
À Roscoff Caroline s’impatientait :
– Mary, enfin! Où es-tu?
– Je suis encore à Quimper…
– Mais qu’est-ce que tu fous?
– Je t’expliquerai… Une contrariété imprévue dans le boulot…
– Nous, on est prêts à partir.
– Allez toujours, je vous rejoins.
– Quand?
– Je ne sais pas, demain probablement.
Caroline lui donna l’adresse du terrain où elles allaient planter leur campement et Mary coupa le contact.
Le soleil descendait sur l’horizon, boule rouge qui peu à peu se cachait derrière les arbres. Mary remonta dans sa voiture et fit demi-tour en marmonnant :
– Tu es complètement folle, ma pauvre fille. Qu’as-tu besoin de rester dans ce bled? Que veux-tu savoir? ce qui se cache derrière ce bouquet de fleurs? Probablement une famille en deuil d’un être cher tué sur la route. Où est le mystère?
Elle reprit le chemin du bourg à petite vitesse, toujours en soliloquant :
– Qu’est-ce que tu espères en passant la nuit dans cette auberge minable? Allez, il est encore temps de filer sur Roscoff et de prendre le dernier bateau pour l’île de Batz.
Et en même temps elle se disait :
– Mais si ce n’est que la commémoration d’un accident, qu’ont-ils tous à faire des mystères? Et cette vieille folle dans son auberge, pourquoi prend-elle le mors aux dents quand on lui parle du mystérieux bouquet?
Bien sûr il était encore temps d’attraper le dernier bateau pour Batz, il était encore temps de retrouver copains et copines au camping, mais elle savait que, tant qu’elle n’aurait pas trouvé ce qu’elle cherchait, c’est-à-dire une réponse claire à la question qu’elle se posait, elle ne s’en irait pas.
Les touristes qui s’étaient fait refuser un second verre de bière à l’auberge étaient plus sages qu’elle. Ils avaient repris leur voiture et s’en étaient allés boire plus loin. Le mystérieux bouquet? Ils s’en moquaient bien! Peut-être avaient-ils déjà oublié son existence.
Ils garderaient probablement en mémoire la curieuse attitude de la vieille dame et, en racontant à leurs amis parisiens leur périple breton, ils raconteraient cet épisode comme une anecdote : « Tu te souviens, cette vieille folle qui refusait de nous servir une deuxième tournée? Ah oui! C’était où déjà? Dans un petit bled de la Bretagne centrale. Ah, ces Bretons, quels fichus caractères! »
Mary se connaissait, si elle était arrivée à Batz avec cette question sans réponse en tête, l’interrogation ne l’aurait pas quittée de toutes ses vacances.
Allez, c’était décidé, elle dormirait là, demain matin elle verrait monsieur le maire et, pour midi, l’esprit libéré, elle serait sur l’île.
Elle arrêta la Twingo sous les platanes et rentra dans l’auberge.