Loras
L'entrevue avec Jody finie, je raccompagne cette dernière afin qu'elle puisse assumer ses responsabilités aux côtés de ses camarades. Lorsque nous arrivons en bas, les autres bienfaiteurs sont déjà tous là, occupés à inspecter les enfants d'un air curieux, intrigué, comme s'il ne s'agissait ni plus ni moins de bêtes de foire soumises à leur appréciation. Ce que c'est horripilant.
— Il faut que j'y aille.
Je cligne des yeux, rappelé à la réalité par la douce voix de ma nouvelle protégée. Je tourne la tête vers elle et plonge mon regard dans le sien d'un bleu océan. Ses lèvres sont étirées en un sourire d'excuse discret. J'attrape sa main sur le dos de laquelle je dépose un b****r, la faisant frémir.
— On se voit tout à l'heure.
Elle acquiesce, m'adresse une petite révérence, puis rejoint les autres pensionnaires de l'hospice. Quatre chaises ont été placées sur l'estrade ce qui me laisse supposer qu'elle et les trois autres pensionnaires de son âge, dont j'ai encore oublié les prénoms, vont y passer les deux heures qui suivent. Je suis Jody du regard, un sourire au coin des lèvres, tandis que les enfants, filles et garçons, se regroupent autour d'elle. Quelques étreintes par-ci, quelques ébouriffements de cheveux par-là. Leurs rires me parviennent au loin se mêlant au brouhaha des conversations. Elle relève la tête et regarde dans ma direction, le visage rayonnant. Nous échangeons un sourire furtif.
La cloche finit par retentir nous forçant à rompre notre contact. Je soupire, lui jette un dernier regard puis regagne ma place. Quelques personnes me saluent au passage. Je leur réponds brièvement, mais poliment. Je n'aime pas être au milieu de tous ces gens-là. Tous ces gens qui sont là non seulement pour le qu'en dira-t-on, mais aussi pour répondre de manière superflue aux besoins des petits orphelins et orphelines en face d'eux. Je ris silencieusement. Les bienfaiteurs. Ces supposés bienfaiteurs qui sont aussi membres du Comité dont je suis le président, depuis la mort de mon grand-père, mon père étant décédé il y a quelques années déjà.
— Loras.
Je relève la tête, une fois de plus tiré de mes pensées. Lord Reece, assis sur le siège juste à côté du mien, me fixe, l'air à la fois grave et sérieux. Magnifique. Il ne manquait plus que ça.
— Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer ce qui vous a pris dans le bureau de Miss Haswell tout à l’heure ?
— Disons que j’ai tout simplement pris la décision de révéler mon identité à votre petite fille lors des festivités de Noël, je me contente de répondre mon attention rivée sur la jeune femme.
— Je croyais que vous vouliez qu'elle le découvre seule.
— J'ai dit que je ne voulais que mon identité lui soit révélée, car elle la connaîtra bien assez tôt, je le rectifie.
Je lui jette un coup d'œil furtif, puis me concentre à nouveau sur Jody qui vient de prendre place au centre de l'estrade. Le brouhaha des rires et des discussions s’atténue progressivement jusqu'à laisser place à un silence presque solennel. Sa poitrine monte et descend dans des mouvements discrets au rythme de sa nervosité. Sa voix résonne à travers la pièce. Douce. Musicale. Captivante. Les gens autour de moi, son grand-père compris, semblent boire ses paroles. Pour ma part, il me suffit de la regarder attentivement pour comprendre qu'elle ne pense pas un traitre mot de ce qu'elle dit. Le discours qu'elle prononce n'est ni plus ni moins qu'un amas de propos lèche-bottes que la directrice lui a demandé d'assembler élégamment afin de flatter l'ego des visiteurs en face d'elle, ce qu'elle a bien évidemment fait sans broncher. Docile petite Jody. Il n'y a de vrai là-dedans que l'élégance et la simplicité du style. Ce style qui lui est propre et grâce auquel, avec un peu de chance, elle finira par devenir un grand écrivain, comme elle en rêve depuis sa plus tendre enfance.
Je ne peux m'empêcher de sourire tandis que l'une de nos discussions me revient en mémoire. Jody assise sur la balançoire accrochée à l'un des arbres dans le grand jardin derrière le bâtiment central de l'hospice un après-midi d'été, la tête plongée dans un livre comme à son habitude. C'était il y a quatre ans, ce qui veut dire que cela faisait déjà un an que j'avais commencé à la prendre sous mon aile, encouragé par mon grand-père qui avait pris soin depuis longtemps de souligner le lien non seulement physique mais aussi familial entre Abigail et elle. Ce jour-là, nous étions passés à l'hospice pour qu'il puisse discuter affaires avec Miss Haswell et pour que je puisse passer un peu de temps avec Jody, à qui j'avais apporté une fois de plus des livres.
Je me revois m'approcher d'elle, sourire aux lèvres, les livres cachés derrière le dos, tout comme je la revois levée la tête à la fois surprise et ravie de ma visite. Elle s'était rapidement levée pour que nous puissions échanger les salutations de convenance, puis je lui avais offert mon bras pour faire un grand tour du jardin afin de discuter avec elle de ses progrès scolaires et personnels. Nous avions passé une bonne partie de l'après-midi à discuter et à échanger autour des nouveaux livres que je lui avais apportés, après quoi je l'avais emmenée manger une glace avant de la raccompagner, non sans lui faire la promesse de revenir la voir jusqu'à être en capacité de la sortir de ce trou à rats.
Promesse qui, il semblerait, ne lui est pas restée à l'esprit. Enfin. Ce n'est plus qu'une question de quelques semaines avant qu'elle ne découvre ce qu'il en est. Et puis, je dois reconnaître que c'est aussi de ma faute quelque part. Cela va bientôt deux ans que mon grand-père est décédé. Trois ans au cours desquels je me suis retiré pour prendre du bon temps, menant quelque peu une vie de débauche dont je ne suis pas extrêmement fier et pour laquelle j'ai négligé Jody, sur qui je veillais à distance.
Une drôle de sensation s'empare de moi à cette idée. Pauvre Jody. Heureusement, tout cela est passé maintenant. Je vais pouvoir me rattraper et donner le meilleur de moi-même pour lui offrir l’avenir qu’elle mérite.
Sa voix, telle une douce musique, me ramène progressivement à la réalité. Les applaudissements retentissent autour de moi. Je lève les yeux, juste à temps pour voir Jody adresser un sourire à l'assemblée avant de descendre de l'estrade. Son regard croise le mien. Ses yeux bleu océan m'emprisonnent une fois de plus. Me joignant au tumulte des applaudissements, je maintiens notre contact visuel. Elle m'adresse un sourire. Je lui réponds d'un signe de tête en direction de l'une des portes pour lui donner rendez-vous dans le jardin d’ici quelques minutes, le temps qu'elle et moi puissions nous extirper de là. Elle acquiesce juste avant d'être déconcentrée par l'autre jeune fille. Je m'empresse de me lever. Lord Reece me lance un regard scrutateur que j’ignore, n’ayant qu’une hâte : retrouver sa petite fille.
Je me fraie un passage entre les visiteurs, le cœur battant. Certaines personnes, notamment des dames de la haute société, tentent de me retenir en vain. Je leur réponds courtoisement et continue mon chemin jusqu'à la porte, dont je franchis enfin le pas. Je la laisse se refermer derrière moi, soulagé. Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. L'air frais de cette première journée de décembre infiltre mes poumons de manière revigorante.
— Milord ?
Je rouvre soudainement les yeux, surpris par la voix de Jody que je n'ai pas entendu arriver. Je me tourne vers elle, visiblement déjà prête à partir pour notre excursion de l'après-midi.
— Vous avez fait vite.
— Oui. Miss Haswell avait tout préparé pour que je puisse partir le plus rapidement possible une fois mon discours terminé, ce qui a bien évidemment mis Angela hors d'elle, m'explique-t-elle en grimaçant.
Angela. Voici donc le prénom de l'autre jeune fille. Oui ça me revient maintenant. C'est même assez ironique qu'elle porte un tel prénom, d'autant plus lorsque l'on connaît sa personnalité. Quand je pense à toutes les histoires que Jody m'a racontées à son sujet, je ne peux qu'être ravi à l'idée qu'elles ne seront plus amenées à se fréquenter.
— Ne vous tracassez pas avec cela, elle est simplement jalouse.
— Oui je le sais bien. Elle l’a toujours été. (Elle soupire. Je lui offre un bras autour duquel elle passe volontiers sa main.) Enfin. Qu’avez-vous prévu pour cet après-midi, exactement ?
— Absolument rien ! Je suis à votre entière disposition.
Je baisse mon visage vers le sien, perdu en pleine réflexion.
— Eh bien... (Elle s’arrêt subitement, le visage lumineux.) Je sais ! (Ses lèvres s’étirent en un sourire radieux, tandis qu’elle ajoute comme une évidence :) La boutique de jouets.
Je ne peux m'empêcher de rire discrètement, amusé par sa réaction.
Je ne peux m’empêcher de rire discrètement, amusé par sa réaction. La boutique de jouets pour acheter un petit quelque chose pour chacun des pensionnaires de la Children's House. J'aurais dû m'en douter.
— Très bien, mais qu'en est-il des affaires de première nécessité ? je lui demande, décidé à la taquiner un peu.
Elle hausse les épaules. Le regard rivé droit devant elle, tandis que nous reprenons notre marche.
— Je pourrai toujours me les acheter plus tard.
Plus tard ? Non, hors de question. Tiens ! Je sais.
— Voici ce que nous allons faire. Nous allons d’abord passer à la boutique de jouets, où vous achèterez tout ce que vous souhaitez offrir à vos camarades, puis nous irons chez Madame Walpole pour acheter ce dont vous allez avoir besoin dans les jours qui viennent, quitte à ce que ce soit moi qui m’occupe de la note.
— Milord...
Je baisse les yeux vers elle :
— J'insiste Jody. Les jouets à condition que vous me laissiez régler le reste.
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