Jody
Le ménage fini, Angela et moi allons rapidement faire un brin de toilette et revêtir nos tenues du dimanche, avant de rejoindre les plus petites en rang devant les lits. Ma camarade et moi faisons bien attention au moindre petit détail. Nez mouchés, vêtements propres mis correctement sans un pli, cheveux coiffés. Parfait. Tout est en ordre. Angela et moi échangeons un signe de tête approbateur.
— Allez mesdemoiselles, en rang !
Les petites nous écoutent sans broncher. Comme d’habitude, Angela se place en chef de rang, moi à la fin pour garder un œil discret sur les petites têtes devant moi. Le signal retentit. Le brouhaha étouffé des voix me parvient depuis l’extérieur.
— Allons-y ! ordonne Angela.
Elle ouvre la marche, la tête haute, le regard droit devant. Les petites et moi l'imitons tant bien que mal, malgré le mélange d'excitation et de nervosité que nous procurent toujours ces dimanches-là. Même si cela n'est pas arrivé depuis des années, il est possible que d'ici ce soir certaines choses changent du tout au tout pour nous. Peut-être que certaines des petites devant moi auront un nouveau foyer, peut-être qu'Angela, Tom, Charlie ou moi se verra attribuer une pension mensuelle ainsi que des études tout frais payées à l'université, même si depuis le temps cela relèverait du miracle.
Aussi bienveillantes que soient les personnes qui nous rendent visite et financent l'orphelinat dans lequel nous vivons, peu d'entre elles seraient prêtes à recueillir de pauvres orphelins et encore moins financer les études d'enfants de la honte, comme moi.
— Jody ?
Je sursaute et relève la tête. Mon regard se pose sur Miss Amélia, dont les yeux brillent d’une lueur bienveillante malgré son visage sévère.
— Oui, Miss Haswell ?
— Veux-tu bien me suivre dans mon bureau, s'il te plaît ?
Je la regarde confuse, avant de jeter un coup d'œil furtif en direction d'Angela. Cette dernière pousse un soupir silencieux et lève les yeux au ciel, tout en acquiesçant d'un signe de tête discret. Je suis la directrice de notre orphelinat, jusqu'à l'aile Est. Mon cerveau se met à cogiter à toutes les raisons possibles et imaginables qui pourraient expliquer une telle convocation. Elle ouvre la porte et s'écarte un peu afin de me laisser passer.
Je la remercie d'un sourire timide, puis entre dans la pièce rapidement accueillie par la chaleur du feu qui crépite dans l'antre de la cheminée. Mon regard passe des flammes brûlantes aux trois fauteuils placés tout près, dont l'un est occupé par un homme âgé visiblement perdu dans ses pensées. Je le regarde curieuse et intriguée.
— Lord Reece ?
Le vieil homme cligne des yeux et tourne la tête dans notre direction, subitement rappelé à la réalité par la voix de Miss Amélia. Son regard d'un bleu océan jongle rapidement entre nous deux avant de s'arrêter sur moi. Nous nous observons en silence. Une drôle de sensation me parcourt de la tête aux pieds tandis que je reconnais petit à petit cet homme que je n'ai pas vu depuis au moins cinq bonnes années, et qui n'est autre que mon grand-père paternel, soit le père de l'homme qui a abandonné ma mère enceinte de moi.
L'ombre d'un sourire effleure le coin de ses lèvres.
— Viens ici mon enfant.
Je m'exécute sans broncher. Il attrape ma main, me fait faire un tour sur moi-même, puis m'aide à m'asseoir dans le fauteuil à ses côtés.
— Comme tu as grandi, dit-il chaleureusement, une ravissante jeune fille.
— Merci Monsieur.
— Tu peux m'appeler grand-père, il n'y a aucun souci à cela. (Grand-père ? Je ne crois pas non. Monsieur fera parfaitement l’affaire.) Je sais que ma visite doit te paraître surprenante… (Sans rire.) Mais je tenais à t’annoncer en personne que ta situation est sur le point de changer.
Je le fixe, confuse. La porte du bureau de Miss Amélia s'ouvre subitement l'interrompant en pleine phrase.
— Lord Reece, Mademoiselle Beauchamp.
Je sursaute, surprise et tourne la tête. Un doux frisson me parcourt de la tête aux pieds à la vue de Loras dans l'embrasure de la porte. La directrice lui jeter un coup d'œil furtif avant de se remettre à ses papiers comme si de rien n'était. J'étais tellement absorbée par le vieil homme en face de moi que je n'ai même pas prêté attention au fait qu'elle s'était installée à son bureau.
— Lord Pembleton, le salue mon grand-père, vous tombez bien.
— Lui avez-vous parlé de notre ami le bienfaiteur ?
— Non, j’allais y venir.
Loras acquiesce d'un signe de tête tout en fermant la porte derrière lui. Son regard croise furtivement le mien avant de se poser à nouveau sur mon grand-père.
— Je vous en prie, joignez-vous à nous.
— Avec plaisir.
Mes yeux ne le lâchent pas d'une seconde tandis qu'il prend place dans le fauteuil en face des nôtres.
— Tenez, lisez-ça.
Il me tend un papier soigneusement plié, rangé jusqu'alors dans sa poche. Je l'attrape le cœur battant et la main tremblante. Sa peau douce et tiède effleure la mienne me faisant frémir.
— Qu’est-ce que c’est ? je demande perplexe.
— Lisez, vous verrez.
Je jette un coup d'œil furtif en direction de mon grand-père qui me répond d'un signe de tête, puis en direction de Loras dont le regard lui d'une lueur bienveillante et encourageante. Ses lèvres s'étirent en un sourire discret auquel je réponds avant de baisser le regard vers le papier dans mes mains. Prenant une petite inspiration, je le déroule sur mes genoux. Il ne me faut que quelques secondes pour me rendre compte qu'il ne s'agit ni plus ni moins que d'une lettre. Une lettre,qui plus est, m'est destinée.
Je laisse mes yeux en parcourir les lignes à plusieurs reprises, comme pour s'assurer que les mots qui y sont inscrits noir sur blanc sont bel et bien là, et qu'il ne s'agit pas d'un simple tour de mon imagination. Un bienfaiteur. Un bienfaiteur qui, visiblement satisfait par mon dossier scolaire, a pris la décision non seulement de m'aider et de financer mes études au Girton College pour femmes, mais aussi de me verser un revenu mensuel de façon à s'assurer à ce que je ne manque de rien.
— Impossible, je souffle à voix basse.
Je relève la tête regardant alternativement Loras et mon grand-père.
— Vous êtes sûrs que ce monsieur ne s'est pas trompé de personne ? je leur demande.
Loras est le premier à réagir :
— La lettre était bien à votre nom, non ?
Certes, mais cela n'en rend pas la chose moins surprenante. Je veux dire, si l'on compare mon dossier avec ceux de Charlie, Tom ou même, et cela me coûte de le reconnaître, Angela, mon dossier est correct, mais les leurs sont excellents.
— Alors c'est bien vous qui partirez avec moi ce soir, conclut Loras.
Ce soir… ? Je le fixe un peu hébétée. Ce soir. Je pars ce soir. Avec Loras. Rien que cette idée suffit à me faire frémir d’excitation et d’appréhension. Fini l’hospice pour les enfants.
— Vous m’accompagnerez au Girton College ? je lui demande.
Il acquiesce, son regard ancré au mien.
— J’ai été chargé de m’occuper de vous par votre bienfaiteur jusqu’à votre intégration à l’université, m’explique-t-il. Il est vrai que vous allez avoir un peu de retard à rattraper étant donné que les cours ont déjà commencé, mais nous sommes tous persuadés que vous vous en sortirez à merveille. (Je ne peux réprimer un rire nerveux en entendant ces mots. Il se penche vers moi, sérieux.) Tout va bien se passer.
— Si vous le dîtes.
Je baisse furtivement les yeux sur le courrier toujours entre mes mains, puis les relève vers lui.
— Votre ami prévoit-il de révéler son identité ?
— Oui. Lors du Cotillon de Noël organisé par la famille royale.
— Je n’en ai pas été informé, intervient mon grand-père visiblement surpris.
— Décision de dernière minute.
— Je vois…
J’observe furtivement mon grand-père qui me répond d’un sourire, malgré la lueur inquiète qui illumine son regard.
— Veuillez m'excuser.
Il se lève de son fauteuil, tout en extirpant une pipe de la poche de son luxueux manteau, et s’approche de l’une des fenêtres qu’il entrouvre afin de laisser rentrer l’air extérieur.
— Avez-vous d’autres questions ? me demande Loras.
D'autres questions ? Bien sûr. Des dizaines et encore. Je pose la première qui me vienne.
— Quand vous dîtes Cotillon de Noël…
— Je veux dire que vous allez être présentée à la Cour.
— En tant que Débutante, je déduis légèrement hésitante.
— Oui, c’est bien cela.
— Pourtant, d'après le peu de connaissances que j’ai en la matière, il me semblait que le Bal des Débutantes n’était pas supposé avoir lieu en dehors de la Saison Sociale de juillet à septembre.
— C’est exact, mais votre bienfaiteur s’est arrangé pour que votre entrée en société puisse être avancée de quelques mois.
— Très prévenant de sa part, je remarque un sourire discret aux lèvres.
— Effectivement. D’ailleurs…
Loras se lève de son fauteuil et s'approche de moi. Je relève la tête, mon regard ancré au sien d'un bleu océan. Il attrape ma main et y dépose une bourse pleine d'argent qu'il vient tout juste de sortir de sa poche.
— Il m'a chargé de vous remettre ceci et de m'assurer à ce que vous vous procuriez toutes les affaires de première nécessité d'ici la fin de la journée.
Un doux frisson me parcourt le corps tandis que je me perds dans un mélange de sensations, captivée par ses yeux sa voix rauque, mais douce, et sa main dans la mienne Ses lèvres s'étirent en un sourire charmeur.
— En d'autres mots...
Ses doigts se referment autour de ma main sur laquelle ils tirent avec douceur, m'aidant à me relever. Je peux sentir mon cœur s'emballer dans ma poitrine, mon corps tout près du sien. Son souffle tiède vient effleurer ma peau. Il resserre légèrement son emprise sur ma main, comme dans un refus de la laisser s’échapper. Mes joues s'enflamment. Mon être entier tremble sur le point de chavirer.
— Vous et moi allons passer l'après-midi ensemble.
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