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2003 Mots
2. Ce fut jadis chez Loukomski, un sculpteur polonais, que Louise avait rencontré Alexandre Aftalion, le père de Nicolas. Depuis que Bilia, de son vrai nom Billet, avait affirmé que le sculpteur était un génie, elle s’était déjà rendue deux fois chez ce Loukomski. Il recevait alors les gens les plus divers dans son atelier de la rue d’Alésia. C’était une vaste pièce dont la toiture de verre était masquée par des toiles gonflées de poussière. Des bas-reliefs représentant des scènes allégoriques, des bustes dont les visages grimaçaient, des statues dont les chevelures volaient au vent, dont les vêtements de plâtre se soulevaient ainsi que des écharpes, car c’était sa spécialité que d’entourer ses œuvres d’un vent v*****t, encombraient l’atelier. Dans la soupente, comme sur une scène drapée de velours noir, un harmonium faisait entendre des chants d’église. Loukomski se plaisait à raconter son histoire. Comme Caruso, comme Inaudi, il avait été berger. Un jour, un banquier anglais de passage avait remarqué les bibelots qu’il sculptait dans du bois et l’avait acheté à ses parents. Depuis, il lui versait chaque mois une mensualité à la condition que le droit de choisir dans les œuvres du sculpteur lui fût réservé. Loukomski affirmait ne pouvoir travailler que dans une sorte d’extase. Se vêtir de broderies étincelantes lui était nécessaire. Parfois il faisait des courses ainsi accoutré, suivi par tous les gamins du voisinage à qui, tous les dix mètres, il lançait quelques sous. Une idée lui passait-elle par la tête qu’il la mettait immédiatement à exécution. Un jour, il se peignait le corps tout entier avec de la dorure et travaillait ainsi. Un autre, il recevait des camarades en leur enjoignant de se taire et, tout à coup, il leur criait : « Allez… allez… hurlez… hurlez… c’est une arène ici… Regardez César… » Et il montrait l’harmonium. Ce n’était pas seulement quand il était entouré d’amis qu’il agissait ainsi. Seul, il se livrait aux mêmes écarts. La nuit il s’imposait de rester des heures dans une attitude de profonde méditation, bien qu’ainsi il s’ennuyât à mourir. Aussi, quand par hasard un camarade quelconque le surprenait dans cette posture, ne se sentait-il plus de joie. En se levant, il disait : « Adieu inspiration. Bonjour ami. » Et il se mettait à danser, à sauter, tellement il était heureux d’avoir été surpris en train de méditer et de pouvoir se délasser. Louise Perrier avait eu à ce moment vingt-deux ans. Son père dirigeait une importante fabrique d’articles de caoutchouc. Depuis la mode des talons tournants, il avait fait modifier ses machines et en fournissait à toute la France. Ses deux frères, Charles et Marc, étaient plus jeunes de sept et huit ans. Quant à sa sœur Thérèse, l’aînée, elle avait vingt-trois ans. Déjà plusieurs côtés de son caractère rendaient Louise différente des autres jeunes filles. Cependant que Thérèse faisait montre d’esprit pratique, elle, au contraire, se désintéressait de tout et vivait repliée sur elle-même. Pour un rien, elle éclatait de rire ou se mettait à sangloter. Nerveuse et autoritaire, elle ne pouvait supporter la moindre contrariété. Elle jouait un peu de piano mais d’une manière si saccadée que ses professeurs désespéraient de lui faire faire quelques progrès. Il y avait en elle quelque chose de pur et de farouche. Lorsqu’un homme la regardait avec un peu trop d’insistance, elle lui tournait brusquement le dos en haussant les épaules. Puis, quand les circonstances faisaient qu’elle avait à lui adresser la parole, elle ne se souvenait même plus de son geste. Jamais une plaisanterie ou un mot d’esprit ne la déridaient. Ce qui provoquait chez elle des éclats de rire était toujours inattendu. Sa mère assez commune, ses frères bruyants et batailleurs, sa sœur égoïste et coquette, ne manquaient jamais alors de déclencher les moqueries et de la froisser. Un jeu consistait à la maison, à rire à propos de rien. La famille Perrier habitait une propriété située boulevard Jourdan, toute proche de la porte d’Orléans et de l’usine de son père, qui se trouvait à Montrouge. Ce boulevard longeait les fortifications où les frères de Louise allaient jouer sur les talus et demander, à la porte des casernes, des biscuits de soldats. Celle-ci était d’une pudeur extraordinaire, et d’une timidité qui contrastaient avec le sans-gêne des siens. À la moindre observation, elle boudait durant des jours. C’était pour son père qu’elle avait le plus d’affection. Devant lui, son visage rayonnait. Elle devenait douce et prévenante. Pourtant il arrivait parfois qu’un geste ou qu’une parole la blessât. Une lueur passait alors dans ses yeux. Elle ne parlait plus et ne songeait qu’à gagner sa chambre. Mais l’amour qu’elle avait pour son père était le plus fort. Aussi, se dominant, restait-elle à son côté. Par certains traits, il ressemblait à sa fille. Depuis que l’ambition l’avait poussé à lancer en France le talon tournant dont il avait obtenu d’une maison allemande le brevet, il était devenu triste et inquiet. Il craignait continuellement que ce talon ne cessât de se vendre et de penser que sa propriété, les dots de ses filles, le bonheur des siens, reposaient sur un goût du public, le rendait malade. Il avait horreur des hommes et l’idée qu’il était à leur merci, qu’un caprice de leur part pouvait le ruiner, le tracassait sans cesse. À tout instant, il croyait remarquer des signes de lassitude dans sa clientèle. En rentrant chez lui, il souffrait que ses enfants innocents s’amusassent, que sa femme l’embrassât. Tout de suite après le dîner, il s’enfermait dans son bureau. Là, il vidait ses poches, ouvrait les fenêtres, cachait les dossiers, fermait la bibliothèque et les tiroirs, et portait les clefs sur la table du vestibule. De retour dans son bureau, il essayait alors d’oublier qui il était et de se mettre à la place du public. « Enfin, quand un objet me donne satisfaction, est-ce que je continue à l’acheter ou bien est-ce que je cesse ? Quand mon porte-plume réservoir sera usé, je m’en procurerai un autre. C’est évident. Mais pour les talons, est-ce la même chose ? J’en suis content, c’est entendu. Mais je ne suis pas habitué à eux. Je ne pense pas à les changer tout de suite. Puis j’oublie qu’ils existent. Au fond, ce n’est qu’une mode. » Ses affaires marchaient pourtant fort bien. À aucun signe, on ne pouvait prévoir une baisse quelconque. Mais la neurasthénie qui couvait en lui était la plus forte. Le spectacle du bonheur des siens lui devenait intolérable. Il avait continuellement l’impression de les tromper, de les berner, de leur réserver des malheurs. À cause du remords que cela lui causait, il ne put bientôt plus supporter leur vue. Quand il rentrait, il fallait qu’aucun domestique ne se trouvât sur son passage. Car seulement de les voir, il s’imaginait que le jour était proche où il ne pourrait plus régler leurs appointements. Il se faisait servir ses repas dans son bureau. Encore fallait-il que ce fût une femme de ménage que l’on payait tout de suite qui les apportât. La nuit, il ne dormait presque pas. Il arpentait son bureau de long en large. Parfois, il se rendait sur la pointe du pied dans les autres pièces, touchait tous les bibelots sur son passage. Quand il les soulevait à peine, il lui semblait, par un effort d’imagination, qu’il les emportait. Puis, devant la première grande glace, il s’arrêtait. Après s’être assuré que personne ne le guettait derrière une porte, il tirait une cigarette de son étui, la mettait au coin de sa bouche, enfonçait les mains dans les poches de son pantalon, courbait le dos, faisait un rictus et restait plusieurs minutes à se regarder dans cette pose d’apache. Le jour où Louise rencontra Alexandre chez Loukomski, une scène avait éclaté après le déjeuner entre son père et sa mère. Celle-ci lui avait reproché de rendre la vie intenable. Louise avait voulu prendre la défense de son père. Mais M me Perrier l’avait sèchement remise à sa place. « Tu es ma fille… tu n’as qu’à te taire... » Sur cette parole, Louise était sortie en claquant les portes. Dehors, ne sachant à quoi employer le temps, elle s’était soudain souvenue du sculpteur chez qui elle avait déjà rencontré de nombreuses gens et qui lui avait dit avec emphase : « Chez moi, c’est tous les jours comme cela ! » * * * L’enfance la plus misérable qui puisse être fut celle d’Alexandre Aftalion. Cela avait été dans une bourgade qui se trouvait à une centaine de kilomètres de Sofia qu’il était né. Quatre garçons et deux filles emplissaient déjà de cris la masure de ses parents. Seuls grandissaient les enfants à qui une constitution robuste permettait de supporter les privations et les rigueurs du climat. Sa mère, quelques semaines après la naissance de son fils, n’eut plus de lait. Des farines à l’eau, pleines de grumeaux, alimentèrent Alexandre. Elles cuisaient dans une casserole de fer, la même pour toutes les pâtées, enduite d’une croûte solide et sillonnée à l’extérieur de traînées sèches. Hiver comme été, Alexandre était vêtu d’une espèce de sac d’où, par des ouvertures, sortaient ses membres. Jusqu’à six mois, il pleura presque sans interruption. Mais personne ne s’en souciait si bien que, par entêtement, ses pleurs dégénéraient en accès colériques, puis en des convulsions qui duraient tant que ses forces ne le trahissaient point. À la fin, il s’évanouissait. Tout seul, soit sur la paille de l’étable, soit sur des hardes, il revenait à lui. Ses mains battaient l’air. Un léger tremblement l’agitait. Avec une expression d’étonnement, il cherchait au-dessus de lui un visage familier. Puis, brusquement, il poussait des cris de terreur. Ses doigts aux os encore tendres se crispaient. Comme chez les enfants qui ont grandi seuls, que personne n’a préservés des tics, auxquels on n’a pas répété sans cesse : « Ne fais pas de grimaces », un coin de sa bouche se tordait, rappelant d’un seul coup de quelle chair fragile il était fait. Des veines, dont la grosseur frappait dans un corps si neuf, sillonnaient son front. Et il retombait en convulsions. À la longue, comme on ne s’inquiétait pas de lui, ses crises s’espacèrent. Couché sur le dos, il regardait le ciel, durant des heures, de ses yeux tristes. Les mouches couraient sur sa peau sans qu’il pleurât. Le froid et la chaleur le laissaient indifférent. Ses traits fripés, ses gestes où n’entrait aucune grâce et qui s’achevaient comme ceux d’un homme, faisaient songer à quelque nain vieilli. Quand il pleurait, on eût dit des lamentations douces et monotones. Sans défense sur la terre, il semblait attendre une délivrance du ciel. Des chiens le léchaient, se couchaient le long de son corps ou sur sa poitrine. Il ne les craignait pas. Machinalement, il jouait avec eux et, quand leur poids le gênait dans sa respiration, se défendait, les repoussait sans crier, n’attendant un secours que de lui-même. Son premier sourire, personne ne le vit. Étendu sur un grabat, mangé de vermines, il s’était soulevé. Ses yeux s’étaient soudain portés vers une fenêtre où le ciel était bleu et un sourire, à peine perceptible, aussi léger qu’un souffle, avait erré sur son visage maigre et sale. Plus tard, on se butta contre lui partout. Il se déplaçait à quatre pattes, avec une agilité extraordinaire, allant ainsi aussi vite que s’il eût couru et ce ne fut que quelques années après qu’il se décida à marcher, non sans que, longtemps encore, au moindre fait imprévu, il ne se remît à terre. Il mangeait ce qu’il trouvait, suçait des pierres, buvait de l’eau croupie. Quand sa mère le surprenait, elle le frappait tellement que plusieurs fois elle le laissa sans connaissance sur le sol. À la suite de ces brutalités, des querelles furieuses éclataient entre ses parents. Les enfants se sauvaient. Durant des heures, la masure retentissait d’injures. Finalement on allongeait Alexandre sur une sorte de lit et son père lui jetait à la figure des terrines d’eau. * * *
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