Chapitre 2
Le garage situé en retrait de la nationale paraissait plutôt important pour un bled comme Saint-Gwénécan. Il arborait le losange Renault et une voiture flambant neuf était en exposition dans la vitrine.
Trois pompes à essence s’abritaient sous un auvent sur une piste cimentée. L’Audi fut déposée à l’atelier où s’affairaient quelques mécaniciens en tenues grises et le patron, un gros type au visage rougeaud, l’examina en hochant la tête.
— Il y a du boulot ! dit-il enfin.
Et il ajouta d’un air dégoûté :
— Évidemment, vous voulez un devis.
— Je suppose que c’est nécessaire. Mais avant toute chose, je vais aviser mon assureur, et il me donnera la marche à suivre. Combien de temps serai-je immobilisé ?
Le patron du garage grommela quelque chose qui ressemblait à : « faut voir… Il y a du boulot. Et si les pièces ne sont pas disponibles à Saint-Brieuc, faudra les faire venir de Brest, et alors… » Il leva les épaules pour signifier que dans ce cas il ne répondait plus de rien.
Lilian était las, il ne voulait pas discuter. Il souffla, découragé :
— Faites pour le mieux !
La perspective de devoir trouver quelque transport en commun pour gagner sa destination l’accablait.
Il demanda :
— Vous pourriez me louer une voiture ?
Le garagiste le regarda, stupéfait :
— Je ne suis pas loueur de voiture, moi !
— Il n’y en a pas ici ? Ah… Où pourrais-je trouver une voiture de location ?
Le garagiste eut une moue d’ignorance :
— Je pense qu’il faudrait aller à Saint-Brieuc ou peut-être à Guingamp.
— Et comment j’y vais, moi, à Guingamp ou à Saint-Brieuc ? demanda l'accidenté avec humeur. À pied ?
Le visage du garagiste laissait voir qu’il n’en savait rien et que ce n’était pas son problème.
— Faut pas vous énerver, monsieur, dit-il d’un air peiné, je vends des bagnoles, j’en répare aussi, mais je n’en loue pas.
Lilian regretta de s’être emporté.
— Excusez-moi, je suis tellement contrarié… Je devais aller à Quimper…
— À Quimper ?
Le bonhomme avait l’air réellement surpris qu’on puisse vouloir aller à Quimper.
— Enfin, il y a bien un service de cars ? insista Lilian.
— Pour aller à Quimper ? redemanda le gros homme comme si Lilian lui avait parlé d’aller sur la lune, c’est pas tout près, Quimper ! Je m’suis jamais posé la question ! Les cars, ici, c’est pour le ramassage scolaire et pour les excursions du troisième âge.
Son front plissé disait l’effort qu’il faisait pour essayer d’imaginer comment on pouvait aller à Quimper quand on n’avait pas de voiture.
Lilian changea son fusil d’épaule :
— Bon, vous ne louez pas de voiture, il n’y a pas de transports en commun, est-ce que je vais aussi devoir coucher dehors ?
Le patron se récria :
— Il n’est pas question de ça, monsieur !
Il s'essuyait les mains avec un chiffon maculé de cambouis.
— Ce ne sont pas les hôtels qui manquent en bord du lac !
— Voilà une bonne nouvelle ! fit Lilian sarcastique.
Le patron doucha son optimisme :
—… Mais en cette saison ils sont fermés !
— Tous ?
— Enfin, presque tous… Je crois…
Il eut une moue d’ignorance et montra de la tête la cage vitrée de la station-service où une jeune fille en blouse grise classait des fiches :
— Mais il y en a peut-être un d’ouvert, après tout. Demandez donc à la petite, elle vous dira ça !
Lilian le remercia, sortit son sac de voyage du coffre de l’Audi et la serviette qui contenait son ordinateur portable.
Un des ouvriers qui avait entendu la conversation s’approcha :
— Si vous cherchez un hôtel ouvert, il y a là madame Aubenard qui fait le plein.
Lilian regarda vers la station et reconnut la jeune femme qui avait témoigné en sa faveur.
— Cette dame tient donc un hôtel ?
En prononçant ces mots il entrevit alors une lueur d’espoir dans un monde de brutes. La seule personne qui ne lui avait pas marqué d’hostilité était là, et elle pourrait peut-être l’héberger. Il vit en elle l’image de la Providence !
Le patron secoua la tête avec mépris :
— Si on veut… C’est une sorte d’hôtel au bord du lac, ils appellent ça le motel des Forges.
Il regarda Lilian avec une moue :
— Un motel, j’vous demande un peu… Peuvent pas dire un hôtel ou une auberge, comme tout le monde ? C’est pour faire américain, sans doute.
Comme il avait parlé d’un ton peu engageant, Lilian demanda :
— Ce n’est pas bien ?
— Ça peut plaire, dit le garagiste en levant les yeux au ciel, sous-entendant que ce n’était pas lui, en tout cas, qui irait dormir là-dedans.
Intrigué, Lilian insista :
— Il y a quelque chose qui ne va pas dans ce motel ?
— J’ai pas dit ça, protesta le patron, mais cette femme et son ami viennent de s’installer et…
Il paraissait à bout d’arguments alors il conclut brutalement en haussant les épaules :
— Je n’ai pas de conseil à vous donner, vous êtes libre d’aller loger où vous voulez !
« Encore heureux ! » pensa Lilian en empoignant sa valise.
Puis, jetant un « merci » sonore, il se dirigea vers les pompes à essence. La jeune femme ramassait sa monnaie lorsque Lilian s’approcha de lui :
— Madame Aubenard ?
Elle se retourna et lui adressa un bref sourire qui égaya un instant un visage aux traits réguliers mais marqué d’une sorte de tristesse diffuse teintée de lassitude.
— Ah, re-bonjour ! dit-elle.
— On m’a dit que vous tenez un motel.
Elle opina de la tête :
— En effet.
— Comme vous le savez, me voilà immobilisé, dit Lilian. Pourriez-vous me loger pour la nuit ?
— Sans problème. Je vous emmène ?
— Ce n’est pas de refus. J’avoue que cette scène m’a épuisé. J’ai d’abord fait Paris-Rennes, puis comme j’avais un rendez-vous j’ai pris la route du centre pour aller à Quimper. Je devais voir un client et…
La femme le regarda plus attentivement :
— Seriez-vous monsieur Rimbermin ?
— Oui, dit Lilian surpris, on se connaît ?
— Vous aviez rendez-vous avec Olivier Lanveaux…
— En effet…
— J’avais décommandé ce rendez-vous.
— Vous aviez décommandé…
— Oui, je suis la compagne de monsieur Lanveaux.
— Ah, vous m’en direz tant ! Et quand avez-vous décommandé ?
— Ce midi. Je vous ai adressé un sms. Vous ne l’avez pas reçu ?
— Non, lorsque je roule, avec la musique, je n’entends pas toujours mon téléphone.
— Eh bien, vérifiez !
— Je serais bien en peine, l’autre abruti m’a démoli mon portable.
Lilian s’aperçut que la fille de la caisse paraissait fort intéressée et tendait l’oreille ; les ouvriers du garage avaient également cessé de travailler pour regarder ce qui se passait.
Les distractions devaient être rares pour qu’un événement aussi banal qu’un accrochage entre deux voitures pût attirer ainsi l’attention.
— Si vous le souhaitez, vous pourrez téléphoner du motel, dit madame Aubenard. Mais je vous assure que j’avais décommandé…
Lilian n’avait aucune raison de ne pas la croire. Il haussa les épaules en souriant :
— Quelle importance maintenant ?
Madame Aubenard lui rendit son sourire.
— En effet…
Elle ouvrit le coffre de la Golf et Lilian y déposa sa valise. Puis il s’installa sur le siège passager et la femme démarra.