Chapitre 3
Lilian regardait discrètement le visage de madame Aubenard pendant qu’elle conduisait. Un visage aux traits réguliers avec un nez un peu fort, une bouche un peu trop grande, des cheveux châtains mi-longs coupés avec art, des yeux noisette qui fixaient la route.
Ses mains fortes, aux ongles courts, tenaient fermement le volant. Sa bouche charnue était marquée d’un pli d’amertume qui tirait les commissures de ses lèvres vers le bas.
Elle portait une veste de tweed déstructurée, avec des empiècements de cuir aux coudes, un pantalon de bonne coupe et des boots fauve cirées avec soin.
Un ensemble qui aurait tout aussi bien convenu à un homme, pensa Lilian. Son air sérieux, concentré, la faisait paraître plus âgée qu’elle devait l’être, mais à y regarder de plus près, on devinait qu’elle n’avait pas quarante ans.
La Golf emprunta un chemin privé creusé d’ornières et bordé de murets moussus. De grands arbres formaient une voûte si dense qu’on avait l’impression de pénétrer dans un tunnel. Sous le soleil ce passage devait être ravissant, mais par ce temps gris il était plutôt sinistre. La voiture cahota pendant une centaine de mètres puis déboucha sur un terre-plein sablé et s’arrêta devant une vieille maison pleine de charme qui regardait les berges du lac.
— Nous y voilà, dit madame Aubenard en serrant le frein à main.
Lilian siffla entre ses dents en regardant autour de lui.
La propriété n’était guère soignée, mais visiblement elle était encore en chantier ; dès que la pelouse qui descendait jusqu’à l’eau serait tondue, et après quelques sérieux travaux de jardinage, elle retrouverait de sa splendeur.
Au bord de l’eau une plate-forme de grosses planches s’avançait sur des pilotis, supportant une cabane de dosses de pin clouées à clin, couverte de tôles ondulées rouillées.
En dépit de l’état d’abandon des lieux, ou peut-être à cause de cela, il émanait de l’ensemble un charme mystérieux et une quiétude indéfinissable.
L’œil d’architecte de Lilian remarqua immédiatement tout le parti qu’il y avait à tirer de ce site exceptionnel.
Il hocha la tête en signe d’admiration et murmura pour lui-même :
— C’est magnifique…
En lisière de la forêt toute proche, presque invisibles sous les arbres qui les surplombaient, une bonne douzaine de maisons naines, toutes en pierre, regardaient elles aussi le lac.
Quelques-unes avaient été entièrement refaites, d’autres n’avaient plus de toit et semblaient en cours de restauration.
— Autrefois il y avait ici des forges, expliqua madame Aubenard. Le bois fournissait le combustible et l’eau ne manquait pas. Ces petites maisons abritaient les familles des forgerons.
— C’est abandonné depuis longtemps ?
— Près d’un siècle. Le bâtiment principal a été rasé après la guerre, seules sont restées les maisons, et encore, réduites à l’état de murs. Pendant la guerre c’était une base de la Résistance et les nazis ont tout brûlé après avoir massacré les habitants.
— C’est donc resté à l’abandon pendant tout ce temps ?
— Oui, pendant un demi-siècle personne ne s’est approché de ces ruines qui étaient couvertes de ronces. Depuis les massacres de la dernière guerre, les villageois considéraient que c’était un endroit maudit que l’on évitait avec soin. Et puis Olivier…
— Monsieur Lanveaux ?
— Oui, Olivier Lanveaux…
Elle eut l’air un peu embarrassée et précisa :
— Olivier a hérité de ces ruines. Pas tout seul, il y avait une dizaine d’ayants droit, des cousins dont il ne connaissait même pas l’existence qui héritaient au même titre que lui. Ils devaient donc se partager ce champ de ruines et de ronces. La plupart se sont désistés, Olivier a racheté leurs droits car il a tout de suite vu le parti qu’on pouvait tirer de cette situation.
— Il est donc maintenant le seul propriétaire des lieux.
— En fait, pour d’obscures raisons juridiques, la propriété est à mon nom, dit Claire Aubenard.
Elle eut une moue d’ignorance :
— C’est le notaire qui nous a expliqué qu’il valait mieux faire ainsi.
Lilian hocha la tête en homme qui comprend. Ces raisons ne lui apparaissaient pas clairement, mais d’une part les hommes de loi savent parfois emprunter des chemins singulièrement tortueux pour épargner certains impôts à leurs clients, et d’autre part, ce n’était pas son affaire.
— Ces histoires d’héritage sont parfois d’une grande complexité, dit Claire Aubenard. Surtout quand les gens sont de mauvaise foi.
— Ce qui a été le cas ?
— Oui. Un des héritiers, le premier à avoir vendu sa part, a regretté sa décision lorsqu’il a vu à quoi ressemblait le terrain débarrassé de ses broussailles. Car lorsqu’Olivier l’a fait nettoyer de ces ronces qui avaient tout envahi, on s’est aperçu que l’endroit valait vraiment le coup. Le cousin a donc regretté et il s’est efforcé de récupérer sa part d’héritage.
— Il était bien tard, s’il l’avait vendue…
Madame Aubenard hocha la tête affirmativement avec un sourire triste.
— Évidemment ! D’autant que l’acte a été enregistré tout à fait officiellement, par-devant notaire et la soulte payée le jour même par chèque bancaire.
Ces histoires d’héritage campagnard commençaient à lasser Lilian. Il supposait que, pour ne pas alarmer les autres héritiers, Olivier Lanveaux avait fait racheter les parts par son amie. Enfin, c’était leur cuisine. Pour le moment, il se sentait fatigué, il souhaitait téléphoner, prendre une douche et se restaurer.
Madame Aubenard le mena jusqu’à la maisonnette la plus proche qui était pourvue de tout le confort et même d’un téléphone.
— Quand pourrai-je voir monsieur Lanveaux ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, éluda son hôtesse, il rentre parfois tard le soir.
Lilian essaya d’en savoir plus en demandant :
— Il a dû s’absenter d’urgence ?
Madame Aubenard ne s’y laissa pas prendre.
— En effet, répondit-elle laconiquement.
Et elle s’empressa d’ajouter, comme pour masquer son embarras :
— Vous trouverez du thé et du café dans le placard, ainsi que du pain grillé et de la confiture. Je vous laisse.
Sur ces mots, elle sortit sans plus attendre.
Lilian secoua la tête d’un air incrédule en regardant la porte se refermer.
— Elle ne sait pas… Et elle me laisse… Drôle de comportement !
Il secoua de nouveau la tête comme s’il renonçait à comprendre en remplissant la bouilloire électrique d’eau. Il la brancha et décrocha le téléphone.
•
Dans son appartement de la venelle du Pain-Cuit, Mary Lester (dont la patience n’est pas la vertu cardinale) commençait à tourner en rond en attendant l’arrivée de son ami de cœur, le beau Lilian Rimbermin.
Lorsque le téléphone sonna, elle se précipita et reconnaissant la voix de Lilian, s’écria :
— Lilian ! Mais où es-tu ? Je t’attends depuis trois heures !
Il lui expliqua qu’il avait eu un accrochage et qu’il ne pourrait donc pas être à Quimper dans la soirée comme cela avait été convenu.
— Tu aurais pu téléphoner !
— Si j’avais eu mon téléphone, oui.
— Tu as oublié ton téléphone ?
— Euh… Non. Enfin oui…
— C’est oui ou c’est non ?
Il leva les yeux au ciel : toujours cette fichue manie de Mary Lester d’aller droit au but.
— C’est un peu compliqué… Il ne marche pas, voilà !
— Ta batterie est à plat ?
Il se sentit de nouveau infiniment las. Il n’avait pas envie de raconter ses déboires au téléphone.
— Non, c’est moi qui suis à plat !
Il l’entendit grommeler :
— Qu’est-ce qu’il me raconte, celui-là ? Quand auras-tu ta voiture ?
— Je ne sais pas. Il faudra bien deux, ou plutôt trois jours…
— Trois jours ! Mais on devait aller faire du bateau…
Il sentit la déception dans sa voix.
— Je le sais bien, mais ce sont des circonstances indépendantes de ma volonté.
Il y eut un silence pesant alors il proposa :
— On pourra tout aussi bien aller à La Trinité avec la Twingo.
Elle demanda :
— Tu veux que je vienne te chercher ?
— Ça m’arrangerait bien, accepta-t-il, mais ça serait encore mieux si tu prenais ta valise et si tu venais me tenir compagnie à Saint-Gwénécan.
— C’est où, ça , Saint-Gwénécan ?
— Sur les bords du lac de Guerlédan.
— Guerlédan ?
— Oui, entre Rostrenen et Loudéac, près de Mûr-de-Bretagne.
— Ah…
Lilian ne sentit guère d’enthousiasme dans le ton de Mary. Il essaya de la convaincre :
— Tu verras, c’est ravissant, il y a un motel au bord de l’eau…
— Un motel ?
— C’est ainsi que ça s’appelle, le motel des Forges.
— Le motel des Forges ? C’est dans une zone industrielle ?
Il rit :
— Es-tu bête ! Mais non, et ça n’a rien à voir non plus avec les baraquements préfabriqués qu’on voit au bord des autoroutes dans les films américains.
— Ce n’est pas l’Auberge Rouge, au moins ?
Que s’imaginait-elle, cette Mary Lester ? Que son ami avait échoué dans quelque bouge du centre Bretagne où les taverniers égorgeaient les voyageurs pour les détrousser ?
— Non, et ce n’est pas Bagdad Café non plus.
— Tu me rassures !
— En plus, la patronne est charmante…
— Ah… et le patron ?
— Pas vu. J’avais rendez-vous avec lui, mais il n’est pas là.
— Si bien que tu es seul avec une femme charmante ? J’arrive !
Lilian ironisa :
— Ta confiance m’honore !
— Hé hé, le coup de la panne, on me l’a déjà fait !
Il protesta :
— C’est pas une panne, c’est un accident !
— Ouais, fit-elle, accident de voiture, panne de téléphone…
Il précisa :
— Non, accident de téléphone aussi !
— Tiens, c’est nouveau, ça ! Un accident de téléphone, et voilà mon pauvre Lilian désemparé dans un motel dont la patronne est charmante, et, par hasard, seule ! Ça commence à faire beaucoup, mon petit bonhomme ! Humph… Si tu dois faire affaire avec cette dame, ne perds pas de temps, je suis là dans deux heures !
— C’est fou ce que tu es romantique ! soupira-t-il.
Mais elle avait déjà raccroché. Alors il s’allongea confortablement sur le lit, les pieds sur un oreiller, en légère surélévation, et il s’endormit presque immédiatement.