Et je venais le voir quand j’avais des informations sur la disparition de mon frère. J’enquêtais sans relâche depuis des mois, et enfin, ma première piste concrète s’était dessinée.
— Je crois que je sais où il se trouve, annonçai-je en ôtant mes lunettes.
Je battis des paupières pour m’habituer à la clarté soudaine et sursautai en découvrant Naoki déjà à mes côtés, accroupi.
Lui non plus, il n’avait jamais cessé d’enquêter. Mais sa hiérarchie lui avait ordonné d’arrêter dès qu’il leur avait demandé plus de ressources. Aussi était-il obligé d’enquêter seul, avec la plus grande discrétion.
C’était d’ailleurs la première fois que je le voyais aller à l’encontre d’ordres directs, depuis que je le connaissais.
Nous avions grandi ensemble, lui, Hiro et moi. Nos chemins s’étaient séparés lorsque j’avais choisi la voie de la criminalité pour payer mon loyer et qu’eux deux étaient entrés dans la police.
Mon frère n’avait jamais compris, contrairement à Naoki, que, pour moi, il n’y avait que deux possibilités d’avenir : la délinquance, ou les maisons de passe... Les jeunes filles évoluant dans la pauvreté ne pouvaient pas trouver d’emplois convenables. Personne ne souhaitait engager ces sales petites vermines que nous représentions.
Voler, c’était gagner ma vie, de quelque façon que ce soit, et en montant les minuscules échelons de la société des poubelles où je resterais toute ma vie, j’avais pu trouver cet emploi de mécanicienne. Aussi, j’essayais de ne pas trop me reprocher mon style de vie passé, malgré le fait que cela me déchirait le cœur de voir le mépris dans le regard de mon frère.
— Où est-il ? gronda Naoki.
— D’après mes sources, il se trouve dans les cachots du Palais. Tu connais ?
— Un peu.
— Cela se trouve en plein cœur de Brooklyn. Le War-Scal du district est un homme cruel qui a commencé une petite collection d’êtres humains, d’après ce que l’on m’a dit.
— Des humains ?
— De la viande, pour être exacte, qu’il donne à ses loups.
— Je ne comprends rien, Ayako ! Qu’est-ce que cela a à voir avec Hiro, de toute façon ?
— Rien, justement. L’Alpha, comme il se fait appeler, enlève des gens au hasard, point final. Ses créatures sont le résultat d’expériences qu’il a menées des mois durant, faisant fusionner des animaux avec des machines. Ses loups sont des créatures monstrueuses, qui dévorent les humains et ont la puissance de machines. Et nous devons absolument aller chercher Hiro avant qu’il ne soit trop tard. Mon indic m’a dit...
— Il t’a menti, Ayako.
— Quoi ?
Naoki passa la main dans mes cheveux noirs, tressés sur le côté. Pour une fois, je n’eus pas envie de le repousser ou de l’insulter.
J’avais l’impression d’être à nouveau cette petite fille perdue, dans un monde où son frère qui la détestait la laissait définitivement seule. Il savait quelque chose qu’il ne me disait pas et, malgré toutes les certitudes que j’avais eues, ce matin au réveil, et qui m’avaient rendu le sourire, me persuadant que j’allais retrouver Hiro dès aujourd’hui, je fus déçue.
La bulle de mon optimisme explosa en même temps que son regard noir se fit plus sombre encore que l’encre des lettres qu’il m’écrivait tous les mois et auxquelles je ne répondais jamais.
— Dis-moi ce que tu sais, lui ordonnai-je.
— Ce que je sais est beaucoup trop lourd à porter pour toi, Aya. Voilà pourquoi je t’enjoins de renoncer à tes recherches, depuis quelque temps. La vérité, c’est que l’Alpha n’enlève pas d’humains pour nourrir ses loups, mais pour poursuivre ses expériences.
Mon sang se transforma en cendres dans mes veines, tant la douleur de cette annonce était violente.
— Et tu le sais depuis combien de temps ? lui demandai-je à voix basse, pour éviter de lui hurler dessus et de rameuter tous les agents du bâtiment.
— Depuis exactement vingt-trois jours.
Je me levai de ma chaise et me mis à lui taper dessus. Mes poings heurtaient tantôt sa chair musclée, tantôt le métal de sa prothèse. Cela me faisait si mal que des larmes roulèrent sur mes joues. Il ne m’arrêta pas. Pas même lorsque je l’acculai contre le mur et que je le giflai.
— Tu m’as trahie ! crachai-je.
Encore une fois...
— J’avais confiance en toi ! Je pensais que nous étions une équipe et, à cause de toi, j’ai perdu trois semaines pour le retrouver ! À cause de toi, il est peut-être déjà passé entre les mains de l’Alpha !
— C’est déjà fait, Aya. Je suis désolé.
— Menteur ! Menteur...
— Je suis désolé, dit-il à nouveau.
Ses mains se posèrent, l’une froide comme la glace, l’autre brûlante, sur mes épaules nues.
Je le repoussai avec virulence.
— Je ne savais pas comment te le dire. J’ai pensé mille fois qu’il me serait plus facile de te l’écrire, Aya. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à le faire. Ton amour pour Hiro défie toute logique, tant sa haine à ton égard est déroutante, et je t’assure que je l’ai détesté durant longtemps de te traiter comme il le fait. Je t’ai menti, car je voulais te protéger. Je voulais simplement t’épargner de connaître son destin, parce que je sais qu’il pèsera lourd sur ton âme, comme il le fait sur la mienne.
— Pourquoi n’es-tu pas parti à sa recherche, Naoki ?
— Parce que je ne savais pas où il se trouvait, avant que tu ne viennes ici et que tu me parles du Palais. L’Alpha possède le plus vaste territoire de New York. Crois-moi, je n’ai pas abandonné totalement mes recherches. Je suis juste...
— Je me moque de tes excuses, dis-je en pointant un doigt accusateur dans sa direction. Vous l’avez tous abandonné, mais moi, je pars à sa recherche dès maintenant !
— C’est de la folie !
Naoki m’attrapa par le bras pour me retenir lorsque je sortis sur le balcon.
— Lui t’a abandonnée, Ayako. Ton dévouement ferait honneur à n’importe quel homme sur cette terre. Le sais-tu, au moins ?
— Je m’en moque. Il est et restera mon frère, la seule personne au monde qui a un jour tenu à moi.
— Tu te trompes. Si seulement tu me laissais entrer à nouveau dans ta vie, dit-il d’un ton très doux.
Je baissai les yeux sur mes mains sales et écorchées et la honte me fit rougir. Comment pouvait-il seulement penser que j’étais assez bien pour lui ? Il m’avait fait comprendre cette cruelle vérité avec une telle férocité que j’en serais marquée à vie.
— Je suis une fille des bas-fonds et toi, tu es un homme qui a su se sortir de la misère. Ne vois-tu pas ce fossé qui nous sépare ? Il fait la taille de l’univers.
— Tout comme mon amour pour toi, Ayako, avoua-t-il, mais j’étais bien incapable de le croire. Je te l’ai écrit dans un millier de lettres. Il était temps de te le dire en face.
Nos différences étaient tellement criantes que j’arrivais à peine à soutenir son regard. Il était beau, je n’étais rien. Il était soigné, je baignais dans la crasse à longueur de journée, allongée sous mes SkyTrains pour les réparer.
Il était né d’un couple japonais uni, j’étais la progéniture d’une Japonaise et d’un Anglais, tous deux exécutés pour s’être aimés.
— Je ne suis pas faite pour tout cela, dis-je simplement. Pour l’amour. Personne ne m’aime. Et je ne veux aimer personne en retour.
Je lui tournai le dos, puis me jetai dans le vide du balcon.
— Ayako ! hurla Naoki par-dessus bord, la main tendue vers moi, dans l’espoir de me rattraper.
Il pouvait toujours rêver.
2
Heureusement que j’avais enfilé mes gants en cuir avant de sauter. Je pouvais sentir la brûlure due à la corde à travers le matériau, de qualité, certes, mais qui fut tout de même très abîmé par ma descente. Je les jetai au hasard dans une poubelle, dès mon arrivée au sol, puis je remis mes jupons en place, histoire de ne pas me faire arrêter pour exhibitionnisme.
Quand je sortis de la ruelle, Naoki m’attendait de pied ferme, les bras croisés sur son torse magistral. Sa main de métal étincelait. Il devait la polir régulièrement et faire huiler les rouages, pour qu’elle ne se grippe pas.
C’était un travail difficile qu’il me demandait le plus souvent de réaliser, quand il passait à l’atelier des Transports en Commun. Je prenais alors sa main sur mes cuisses et je m’appliquais à nettoyer et à lustrer le mécanisme, de ses doigts jusqu’à sa poitrine où la plaque de métal était fixée. Le voir à demi nu devant moi était toujours un grand moment de gêne. Il me rendait tellement nerveuse. J’étais une poussière, à côté de lui. Il était un diamant à l’état brut.
— Il y a longtemps que tu n’es pas passé me voir, dis-je en entendant le grincement aigu, quand il me tendit la main.
Bien malgré moi, je la saisis. Sa froideur était un rappel à l’ordre. J’avais une mission à accomplir.
— Laisse-moi t’accompagner, Aya.
— Non.
— Je ne t’ai demandé la permission que par politesse, tu le sais, j’espère ? Je vais te suivre, te poursuivre et te sauver à mon tour quand les méchants t’acculeront dans leur Palais. Parce que, si tu y vas sans plan d’action, alors c’est ce qui arrivera à coup sûr.
— Parce que toi, tu as un plan, peut-être, monsieur le Menteur ?
— Non, mais je suis sûr qu’en nous posant un instant, nous pourrons avoir une idée plus brillante que de nous jeter dans la gueule des loups mécaniques.
— Très bien, capitulai-je en levant les bras en l’air. Allons chez moi.
Naoki sourit. Je n’aimais pas du tout cela.
— C’est bien la première fois qu’une demoiselle m’invite chez elle. Je suis curieux de voir ton intérieur. Je suis sûr qu’il est aussi délicat que toi.
J’avais envie de lui dire d’aller brûler en Enfer, mais c’était justement une insulte bien trop délicate pour lui.
— Je te préviens, je n’habite pas dans un cocon soyeux et bien entretenu comme toi. J’espère que tu n’as pas peur des souris ou des cafards.
— Je ne vis pas dans un cocon de pureté, contrairement à ce que tu as l’air de croire, Ayako. Je suis toujours le même gamin qui sautait dans la boue et qui mangeait des pommes gâtées, parce que c’était meilleur que les cailloux. Ne me prends pas de haut ainsi, s’il te plaît. Ce n’est pas parce que je porte l’uniforme que j’ai changé.
— Non. Tu as changé parce que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Et tu as eu raison. Je jalouse ton succès, parfois, quand je me couche et que le chat de mes voisins me saute dessus pour dévorer la vermine qui infeste mon logement.
— Tu as un travail honnête, tu n’as pas à avoir honte. Je sais que tu as arrêté de voler à la minute même où tu as été employée par la ville. Tu es une personne honnête, même si tu t’en es sortie uniquement grâce à quelques larcins.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Parce que ton frère était censé veiller sur toi et qu’il ne l’a jamais fait. Je m’en suis occupé à sa place.
Je tournai vivement la tête vers lui, suspicieuse.
— Est-ce que c’est toi qui déposais de la nourriture et de l’argent dans ma boîte aux lettres ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua-t-il, le visage parfaitement serein.
Sa main mécanique trouva la mienne. Durant un instant, je pensai à la lui retirer, mais l’acier froid me plaisait. Il me rappelait le boulot ; et mon emploi était toute ma vie.
Nous traversâmes China Town en sens inverse. Cette fois, tout le monde s’éloignait sur notre passage et je ne m’en portais que mieux. Plus besoin de me coller contre les passants pour me fondre dans la masse. Mon masque fixé sur mes yeux me garantissait l’anonymat et l’assurance de Naoki faisait le reste. Enfin, c’était surtout son uniforme et ses armes qu’il exhibait avec fierté qui nous valaient ce tapis rouge, mais cela m’allait tout de même.
— Tu n’as pas quitté notre ancien quartier, lança-t-il platement, le chef adjoint, quand nous arrivâmes près de chez moi.
— Comme si tu ne le savais pas déjà !
— Parcourir ces rues à tes côtés me rappelle tellement de souvenirs.
— Vraiment ? Comme la fois où tu m’as embrassée sur les lèvres, avant de me pousser dans une flaque d’eau répugnante en ricanant ? m’emportai-je, humiliée.
Ce souvenir était toujours aussi douloureux.
C’est à ce moment que je récupérai la main qu’il serrait délicatement dans la sienne, puis croisai les bras. Mon bustier aux élégants motifs de cuivre ne pouvait masquer les rougeurs sur ma poitrine. J’avais tellement honte d’avoir cru, un instant, que Naoki était un ami. En vérité, me rappeler ce passage de notre enfance n’était pénible que parce qu’il gravait en moi ce jour funeste où j’avais compris que cet homme était inaccessible. Qu’il était tellement mieux que moi ; mieux que tout ce que je ne serais jamais.
Je m’en rappelais avec une telle clarté. J’avais été fière, sur l’instant, d’être la première personne à qui il avait annoncé la réussite de ses examens. Il était devenu officiellement un cadet. Son haut de forme vissé sur la tête m’avait plu et son sourire m’avait rendue toute chose.
La suite était nettement moins agréable. Le goût de ses lèvres sucrées contre les miennes me plairait à tout jamais et ne pourrait être effacé par l’humiliation qu’il m’avait fait subir ensuite, malgré tous mes efforts pour l’oublier.