Alpha et Oméga (Lil Evans)-1
Lil Evans
Alpha
et
Omégas
1
Les rues de China Town au petit matin étaient très agitées. La pâleur du ciel nuageux tranchait avec les milliers de couleurs autour de moi. Les enseignes vertes, jaunes, rouges, aux écrits criards, voire flashy, auraient pu me provoquer une crise d’aveuglement passager si je ne portais pas mes lunettes. C’était en réalité un masque d’aviateur, aux verres teintés et qui protégeait une partie de mon visage.
Étant recherchée par la police, je ne pouvais faire autrement que de me cacher. Heureusement, j’étais employée comme réparatrice de SkyTrains ; cela me permettait de passer inaperçu. J’avais, sur l’avant-bras droit, la marque au fer rouge de l’un de ces engins volants énormes, signe de ma classe sociale très basse. De toute façon, le cambouis que j’avais sous les ongles était bien assez voyant comme cela.
Les SkyTrains avaient toujours été ma passion, depuis toute petite, quand mon frère Hiro m’en avait fabriqué une réplique miniature en bois comme cadeau d’anniversaire. Ces véhicules ressemblaient en tout point à des locomotives à vapeur, sauf qu’ils ne tractaient qu’un wagon. L’avant était utilisé par le conducteur, alors que la voiture hébergeait une petite quarantaine de passagers ; et des ailes mécaniques gigantesques se trouvaient à la place des roues.
L’invention de ces machines avait désengorgé les rues des voitures hybrides qui y roulaient à longueur de journée, de nuit.
Les passants marchaient à grands pas, sur les trottoirs, bousculant les quelques touristes qui osaient encore venir à New York, même s’il s’agissait, la plupart du temps, de vendeurs ambulants faisant du commerce de produits exotiques. Cette ville était un véritable berceau du crime organisé, gangrenée par la violence et les rivalités entre les différents War-Scals.
J’avais beau les détester, je faisais moi-même partie d’une de ces factions. C’était un mal nécessaire pour survivre dans les quartiers pauvres où j’habitais.
Les War-Scals, un terme signifiant « profiteurs de guerre » et plutôt poli par rapport à la réalité, étaient les Princes de chaque quartier de la ville. Ils y régnaient en versant le sang pour se divertir, comme pour se venger de toute personne qui oserait se mettre en travers de leur chemin.
Ils avaient envahi la ville après la guerre des polices qui avait éclaté un jour d’automne, deux ans plus tôt.
Les forces de l’ordre s’étaient rebellées contre un gouvernement trop laxiste qui les mettait en danger, à cause, notamment, des restrictions budgétaires. Les armes qu’on les autorisait à porter n’étaient pas assez performantes, les gilets de protection étaient fins comme des feuilles de soie. Ajoutez à cela les tensions avec les citoyens qui les prenaient pour cible, et la bombe avait explosé entre les mains de ce fichu Roi de New York. Cet homme était, officiellement, à la tête de la ville. Officieusement ? Il n’avait plus aucune autorité depuis longtemps.
Les factions qui s’étaient déployées pour grignoter du terrain avaient étendu leur domination, jusqu’à devenir plus puissantes que le Roi en personne. Il s’agissait de criminels prenant sous leur coupe des quartiers entiers pour en faire leurs territoires. Ils vivaient de l’argent qu’ils extorquaient aux habitants déjà pauvres de la ville et régnaient d’une main de maître grâce à la terreur qu’ils engendraient. Les exécutions sauvages dont ils se vantaient passaient sur tous les écrans de Times Square, le seul endroit où l’on pouvait encore regarder la télévision. Même si c’était, en général, de la propagande progouvernementale, des milliers d’habitants se regroupaient sur ce grand boulevard pour avoir la chance d’apercevoir une présentatrice gloussant devant la carte météo ou un chanteur faisant sa promotion.
Ce genre d’encart était rare, mais réjouissait le peuple. Contrairement aux exécutions, qui arrivaient sur les écrans géants sans prévenir et dévastaient hommes, femmes et enfants dont les proches avaient peut-être été capturés pour être pendus.
Je traversai la rue, au milieu du flot de piétons. Un automate en laiton s’occupait de faire la circulation, naviguant sur les courroies qui lui servaient à avancer. Ses bras, terminés par des dagues aiguisées, tailladaient le moindre retardataire osant traverser en dehors du temps imparti. Au milieu de son torse ouvert, une clepsydre contenant un liquide bleu se vidait lentement pour indiquer les secondes qu’il nous restait pour nous rendre de l’autre côté de la route.
La vie était dure, à New York. Pourtant, China Town était l’endroit le plus sécurisé, puisqu’il abritait le quartier général de la police, le dernier bastion des forces de l’ordre.
Au coin du trottoir, près du petit marchand de fruits et légumes dont l’étal était aussi coloré que son tablier arc-en-ciel, une femme âgée, aux cheveux argentés, se plaça devant moi pour m’arrêter.
— Une montre ? Des nouveaux papiers ? Pas cher, me dit-elle avec son accent asiatique prononcé.
Je secouai la tête et tentai de la contourner, mais elle insista.
— Peux tout avoir, mademoiselle. Dis-moi.
Excédée par son comportement, je rouspétai un bon coup et levai le bras pour lui montrer la cicatrice du SkyTrain sur ma peau. Elle cracha à mes pieds et je fis un bond en arrière pour éviter le projectile. Son dégoût à l’égard des pauvres m’aurait fait rire, si je n’avais pas été aussi pressée.
Généralement, ce genre d’attitude me faisait monter sur mes grands chevaux, mais les nouvelles que je venais de recevoir étaient trop importantes pour que je m’attarde ici.
Je remontai une rue un peu moins bondée.
D’énormes tuyaux sortaient de la route et déversaient une vapeur constante sur la ville. Ils ressemblaient à des serpents métalliques rapiécés, rouillés.
Les voitures hybrides, des monstres énormes tractés par des chevaux de trait, slalomaient autour de ces tuyaux, manquant parfois d’entrer en collision les uns avec les autres lorsque la fumée était trop épaisse et se répandait tel un brouillard solide.
Je ne prêtai aucune attention à l’homme qui me proposa, cette fois-ci, de lui acheter un peu d’alcool. Si vendre des marchandises volées dans les rues et dans le quartier de la police était osé, il fallait avouer que proposer de la vodka ou du saké demandait une sacrée dose de courage. Il aurait pu se faire exécuter par le leader d’une faction pour le simple fait de tenir la bouteille entre ses doigts.
Je relevai mes jupes encombrantes, dévoilant le bout de mes chaussures à talons. Je détestais me vêtir de cette façon, mais les femmes n’avaient aucun droit de dévoiler leurs jambes en public. La bienséance voulait que nous ayons tellement de couches de tissu sur les fesses que l’on pourrait se noyer dans cette masse en tombant à la renverse.
Après dix autres minutes de marche, j’arrivai enfin devant le lieu le plus sécurisé de China Town, là où se trouvait le commissariat. C’était un bâtiment assez haut, de style victorien, avec des tours et des petits balcons, et un côté moderne qui tranchait avec le tout.
Les colonnes de palladium, à l’entrée, étaient au nombre de douze, représentant les douze siècles d’existence de notre nation. Sur chacune d’elle était incrustée une araignée mécanique vigilante, énorme, dont les milliers d’yeux, tels des globes de diamant aux innombrables facettes, étaient de minuscules caméras qui surveillaient le commissariat, et le quartier tout entier.
Régulièrement, certaines de ces araignées se détachaient et parcouraient la ville avec rapidité. Elles recherchaient alors des fugitifs, des criminels en train de perpétrer un crime dénoncé par un passant consciencieux. Leurs pattes démesurées faisaient près de trois mètres de long. Pourtant, elles étaient légères et d’une agilité sans commune mesure. Leurs abdomens étaient constitués d’une cage aux barreaux épais, tandis que leurs chélicères se terminaient par deux crochets acérés, qui vous transperçaient le corps au moindre signe d’hostilité.
Même si j’étais recherchée, il me fallait absolument entrer dans ces lieux. Et je savais exactement comment m’y prendre.
Je contournai le bâtiment en prenant l’allée sur le côté, puis passai à l’arrière du commissariat. Là, aucune caméra n’avait été placée, car le balcon le plus haut se trouvait à près de dix mètres du sol.
Le petit cul-de-sac était désert. Normal, il servait de local à poubelles et l’odeur qui s’en dégageait était aussi ignoble que perturbante.
Durant un instant, la tête m’en tourna.
Je m’essuyai le front, mon cœur battant à toute allure. Je ne pouvais pas échouer dans ma mission du jour, qui consistait à entrer en contact avec le chef adjoint.
Je passai le plat de ma main sur les voiles veloutés de ma robe prune, puis je jetai un regard alentour, pour m’assurer que j’étais seule. Le sourire aux lèvres, j’enclenchai le mécanisme de ma ceinture, en appuyant sur le bouton, et cela me libéra de la lourdeur de ces couches de tissu superflues.
Je me retrouvai en pantalon en cuir très moulant, avec mon bustier en cuivre et les joues aussi rouges qu’une pivoine au printemps.
Je déposai délicatement mes robes sur la branche d’un arbre, pour qu’elles ne touchent pas le sol recouvert de déchets. À l’aide du lance-grappin que je récupérai au fond de ma besace, je visai le balcon juste au-dessus de moi. La détonation de mon arme fit le bruit d’un tir étouffé.
Je patientai un instant, sérieuse, prête à déguerpir si la moindre araignée m’arrivait dessus, mais je restai seule.
L’escalade jusque là haut délia mes muscles encore endormis. J’avais passé la nuit à faire des recherches, pour enfin trouver ce qui m’intéressait. La récompense de toutes ces heures passées à me faire poursuivre dans tous les quartiers de la ville en valait la peine.
Je me hissai sur le balcon et retombai sur mes pieds avec la grâce d’un félin de compétition. Aussitôt, la porte-fenêtre s’ouvrit et je sursautai en levant les yeux.
Il était là.
Bon, je le savais, puisque j’étais venue le voir.
Mais l’avoir en face de moi me faisait toujours un petit quelque chose. Un pincement au fond du cœur. Une chaleur au fond de la poitrine.
— Ayako, dit-il calmement.
L’entendre prononcer mon prénom avec une telle douceur était aussi douloureux qu’appréciable.
— Tu es venue te rendre ? plaisanta-t-il.
Il aurait pu m’arrêter, s’il l’avait voulu, et toucher la récompense de près de deux cent mille dollars pour ma capture. Au lieu de cela, il me tendit la main pour m’aider à me relever.
Je regardai mes doigts couverts de cambouis et d’huile de moteur, impossible à enlever même après m’être lavée une dizaine de fois, et je me relevai toute seule, honteuse.
Après tout, je ne voulais pas salir ses vêtements impeccables ou lui inspirer le dégoût.
Comme à son habitude, Naoki était vêtu un pantalon noir moulant ses jambes fines et musclées. Par-dessus une chemise blanche impeccable, il portait un veston rouge agrémenté de nombreuses broches pour souligner ses décorations. Une longue veste noire lui arrivait sous les mollets.
Un sabre étincelait à sa ceinture et un élégant pistolet était attaché à l’autre côté, reposant contre sa hanche, ce qui complétait sa tenue de Chef de la Police de New York. Naoki maîtrisait à la perfection chacune de ses armes, malgré l’état de son bras.
Sans pouvoir les en empêcher, mes yeux se baissèrent pour regarder ses mains. L’une d’elles était de chair et de sang, l’autre était un dispositif mécanique, qui remontait vers sa poitrine et lui permettait de vivre au quotidien comme s’il n’avait jamais eu cet accident.
— Entre. Fais comme chez toi, me dit Naoki, alors que j’étais déjà assise face à son bureau.
Ses longs cheveux noirs cascadèrent sur son visage quand il prit place à son tour. Sa peau dorée et ses yeux noirs, en amande, me faisaient horreur. Il était tellement parfait qu’il m’énervait constamment.
Même son prénom stupide me cassait les pieds ! Naoki signifiait arbre honnête. Comment est-ce qu’un arbre pouvait être honnête ? Ils ne parlent même pas. J’avais donc pris l’habitude de l’appeler « Vieille Branche », juste pour l’embêter.
D’accord, mon propre prénom signifiait belle fille de soie, alors que je n’étais rien de tout cela... Mais arbre honnête ? C’était vraiment affreux. Contrairement à tout le reste chez lui, par contre.
Naoki était de ces hommes parfaits sous tous rapports. Physique de rêve, mentalité impeccable et toujours à faire ce qui était juste et bien.
Ce qui nous rapprochait le plus était, bien sûr, mon frère Hiro.
Naoki avait perdu son bras lors des émeutes, il y avait de cela deux ans. Un War-Scal le lui avait tranché d’un coup d’épée affûtée comme une lame de rasoir, le laissant pour mort, à même le trottoir. Mon frère était dans la police, lui aussi. Je m’étais donc mise à sa recherche dès les premiers signes de violence, là dehors. Il me détestait, mais je voulais à tout prix savoir s’il allait bien. C’était une soirée pluvieuse, cette nuit où il avait été enlevé par une faction, sous les yeux de Naoki, qui agonisait.
Ne pouvant sauver mon frère, ce jour-là, j’étais venue en aide au chef adjoint, l’emmenant au poste infirmerie le plus proche de là où nous nous trouvions. Je lui avais permis de survivre, voilà pourquoi il ne m’arrêtait jamais, lorsque je venais le voir.