Chapitre 3
Quelques jours plus tard, j’avais oublié cet incident lorsque, rentrant chez moi, je trouvai une grosse enveloppe sur ma table de cuisine, agrémentée de la belle écriture moulée d’Amandine:
« Il y a une dame qui a déposé ça pour vous ».
Intriguée, j’ouvris l’enveloppe et trouvai une lettre manuscrite:
Mademoiselle Lester,
Je m’excuse de vous avoir ennuyée l’autre jour avec ma triste histoire. Je me rends soudain compte du peu d’intérêt que cette affaire peut présenter pour une jeune fille d’aujourd’hui. Tout ceci est si personnel, si lointain…
Je dois maintenant retourner à mon domicile dans la région parisienne, mais auparavant je vais séjourner quelques jours dans ma maison de Belz.
Comme vous avez pu vous en apercevoir, ma santé est fort chancelante, mais je suis heureuse d’avoir pu rendre justice, autant que faire se pouvait, à mon malheureux fiancé, Robert Bosser, que je ne tarderai pas à rejoindre au cimetière de Douarnenez.
Vous avez été, dans cette affaire, la seule personne qui m’ait traitée avec humanité. D’autres, plus proches de moi, n’ont pas eu cette délicatesse.
Pour que vous compreniez mieux mon histoire, si toutefois ça vous intéresse, je vous lègue le dossier Bosser, charge à vous d’en faire ce que bon vous semblera.
En vous remerciant encore pour votre aimable sollicitude, je vous prie d’agréer, mademoiselle, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.
Claire Thaler
17, avenue du Grand Monarque,
Versailles.
Je retournai la feuille, c’était un papier épais, filigrané, un papier de luxe. Madame Thaler écrivait au stylo à plume, une écriture penchée en avant, une écriture de personne ayant fait des études chez les religieuses, par exemple. (Où je me souvenais avoir reçu des cours de calligraphie qui ne m’avaient guère profité.)
L’enveloppe était de la même origine que le feuillet, filigranée elle aussi.
Sauf examen de laboratoire plus approfondi, que je n’avais aucune raison de demander, il n’y avait rien d’autre à tirer de ces supports.
Je m’installai confortablement sur mon canapé et sortis les documents annoncés de l’enveloppe de papier kraft. Trois heures plus tard, lorsque Amandine vint voir si j’avais bien réchauffé la quiche au lard qu’elle m’avait préparée, j’étais encore plongée dans les documents légués par Claire Thaler.
•
Belz, Morbihan, aux bords de la rivière d’Étel, le 9 avril 1959, les bans annonçant le mariage de Claire Marvoyer étudiante, née le 10 mai 1938, et de Robert Bosser, agent d’affaires, né le 26 juillet 1927, viennent d’être publiés. Le mariage est fixé au 23 avril 1959.
Le 10 avril, le colonel Alexandre Marvoyer, père de la future mariée, reçoit une lettre anonyme révélant que Robert Bosser est un type peu recommandable, couvert de dettes et poursuivi pour escroqueries et abus de confiance.
Le colonel Marvoyer montre cette lettre à sa fille en lui demandant si sa décision de convoler avec Robert Bosser est toujours aussi ferme.
Claire Marvoyer montre à son tour cette lettre à Robert Bosser et exige des explications.
Robert Bosser, surpris et indigné, reconnaît aussitôt l’écriture d’une jeune fille qu’il emploie épisodiquement comme secrétaire et qui s’est éprise de lui. Dépitée de le voir se marier avec une autre, elle essaye par ce méprisable moyen de faire échouer cette union.
Concernant cette histoire de dettes, Bosser s’explique et rassure sa fiancée: une omission dans sa déclaration d’impôts lui a valu un redressement fiscal peu important et, pour s’en acquitter au plus tôt, il a emprunté de l’argent à une de ses clientes, madame Magouër, qui tient un café sur la ria d’Étel.
Rien de grave, donc. Il rendra l’argent sous six mois et l’affaire sera réglée. Voilà Claire rassurée. Elle confirme donc à son père son intention d’épouser Robert Bosser.
Assez curieusement, compte tenu de sa forte personnalité, confortée par le sentiment d’être en sa maison maître de droit divin, le pater familias s’incline et laisse les choses suivre leur cours. Les bans sont publiés, le prêtre prévenu.
Tout va donc pour le mieux pour les tourtereaux. Le mariage est fixé au jeudi 23 avril. Le samedi 11 avril, Robert Bosser se rend à Vannes pour régler une affaire importante. (Il n’en dira pas plus à sa fiancée).
Cependant, il ne rentre ni le mardi, ni le mercredi. Le jeudi 16 avril, elle reçoit un télégramme signé Robert Bosser: « Accident survenu — annuler mariage ».
Effondrée, elle laisse à son père le soin de téléphoner à la gendarmerie de Vannes qui lui apprend qu’aucun accident impliquant un nommé Bosser n’a été signalé. Le colonel triomphe: il l’avait bien dit, ce Bosser n’est qu’un aventurier, un type peu recommandable et il est heureux que sa fille ait décidé d’annuler son mariage.
Le 20 avril, Robert Bosser appelle sa fiancée au téléphone. Toute à sa colère, Claire ne remarque pas qu’il n’a pas sa voix habituelle. Il parle avec difficultés. Elle met ça sur le compte de son embarras pour tenter d’expliquer une situation embrouillée de laquelle il ne sait comment se dépêtrer.
Claire ne le laisse pas parler: elle le rembarre violemment.
Plus question de mariage! Robert Bosser tente de plaider sa cause, d’infléchir cette décision, mais ulcérée par ce qu’elle considère comme une trahison, Claire ne le laisse pas placer un mot. La cause est entendue, elle ne veut plus jamais entendre parler de lui.
Il ne rappellera pas. Ou alors, s’il le fait, les communications seront interceptées et Claire ne le saura jamais.
Si le colonel Marvoyer cache mal sa satisfaction il n’en est pas de même pour sa fille. Elle plonge alors dans une morosité qui inquiète son entourage. Son père ne connaît qu’un remède à cette langueur: le mariage, mais pas avec Bosser, évidemment! Un mariage de raison, avec un homme mûr, pourvu d’une situation solide, viendra vite à bout des états d’âme de Claire.
À cet effet, il invite aux Charmettes un ex-médecin militaire retourné à la vie civile, Philippe Landry, quarante-deux ans, célibataire.
Et, avant qu’elle ait eu le temps de réfléchir, Claire Marvoyer se retrouve liée « pour le meilleur et pour le pire », à Philippe Landry.
Elle a rapidement un fils, Bernard et, apparemment, la jeune femme a tout pour être heureuse. Cependant, tout n’est pas si rose qu’il y paraît: la romantique Claire est tombée sur un clone de son père: autoritaire, cassant, dévot jusqu’à l’intégrisme, aussi dépourvu d’humour qu’un ayatollah, et pingre de surcroît.
Elle a eu tout du pire et rien du meilleur. Heureusement il y a son fils, pour qui elle supporte tout. Mais, lorsque le garçon a quatorze ans, il s’avère qu’il est plus attiré par les jeux de filles et par le théâtre de Labiche que par les campagnes de Napoléon. Il ose déclarer qu’il ne sera pas militaire, comme la tradition familiale l’exige, mais comédien.
C’est un tremblement de terre de grande magnitude qui s’abat sur la famille Landry. Pour contrer ce qu’il appelle « les déviances perverses de son fils », le docteur Landry le fait quitter son lycée où il obtenait pourtant de brillants résultats, pour le mettre en pension au Prytanée militaire.
Quelques semaines après son admission, le jeune homme décède d’un accident.
C’en est trop pour Claire. Ce garçon était le seul lien qui la retenait au logis. Elle claque la porte et reprend sa liberté.
Un caractère, cette Claire Thaler! Un caractère qui s’est révélé trop tard, mais qui, en cette sinistre occasion, ressurgit avec véhémence.
Au fait, pourquoi Thaler? me demandai-je soudain. D’où venait ce nom? Se serait-elle remariée après avoir quitté son médecin?
Je pris mon téléphone et appelai madame Thaler à son hôtel à Plomeur. Une employée me passa sa chambre. Je commençai à m’excuser de la déranger à une heure aussi tardive, mais elle me dit de sa voix posée:
— Oh! vous savez, je ne dormais pas.
— Je vous appelle, dis-je, parce que je suis en train de lire le dossier que vous m’avez confié et que je me pose une question: pourquoi vous appelez-vous Thaler?
— Pardon?
Elle parut tout d’abord surprise par ma question, puis elle s’exclama:
— Ah, je vois…
— Il se trouve, dis-je, que votre nom de jeune fille est Marvoyer, que votre nom de dame est Landry, et que maintenant vous vous appelez Thaler. Avez-vous été mariée une seconde fois?
— Non, dit-elle vivement, mais je ne voulais à aucun prix conserver le nom d’un homme qui m’avait rendue si malheureuse.
— Dans ce cas on reprend son nom de jeune fille, dis-je.
— En effet, mais lorsque j’ai appris les machinations que mon père avait mises en œuvre pour faire échouer mon mariage avec Robert Bosser, allant jusqu’à provoquer un accident qui lui a coûté la vie, je l’ai maudit.
Il y eut un temps de silence et elle ajouta d’une voix dure:
— Et lorsque mon mari a provoqué la mort de mon fils, je l’ai maudit aussi et j’ai décidé que je ne porterais pas plus le nom de Marvoyer que celui de Landry.
— Je vois…
Ce que je ne voyais pas, c’est comment le docteur Landry aurait pu provoquer la mort de son fils. Le dossier portait la mention « accident ».
Elle redit sèchement:
— Mon fils est mort!
Son timbre de voix me fit sentir que ce n’était pas le moment d’entrer dans les détails.
— J’ai vu ça dans le dossier, dis-je. Je ne voulais pas faire ressurgir ce douloureux souvenir.
À nouveau cette voix calme et posée qui détachait bien les mots:
— Je vous en prie, vous n’avez rien fait ressurgir. Il n’est pas d’heure sans que je pense à Bernard et à Robert. Deux hommes trop bons, victimes de deux salauds!
Elle avait dit ça avec une rage mal contenue.
— Vous n’avez donc plus de famille?
— Non!
Une nouvelle réponse très sèche.
— Votre frère?
— Je n’ai plus de frère.
— Il vit toujours, pourtant.
— Pour moi, il est mort depuis longtemps. Précisément depuis le jour où j’ai découvert ce qu’il avait fait pour perdre Robert Bosser à mes yeux. Mais vous verrez tout ça dans le dossier.
Comme elle ne semblait pas vouloir s’étendre, je changeai de sujet de conversation
— Pourquoi ce nom, Thaler?
— Aucune raison.
J’étais sceptique:
— Vraiment?
— Vraiment!
Il y eut un silence et elle demanda:
— Ça vous étonne?
Je laissai passer un autre silence:
— Un peu.
Elle attendit pour répondre, puis elle dit lentement:
— Si je vous disais comment je l’ai choisi, vous ne me croiriez pas.
— Essayez toujours…
— J’ai pris un dictionnaire, dit-elle, j’ai fermé les yeux, je l’ai ouvert et j’ai posé un doigt sur la page. J’ai regardé, j’avais pointé le mot « thaler ».
Le procédé me laissa sans voix.
— Un thaler, dit-elle, c’est une ancienne monnaie prussienne en argent.
— Je sais, dis-je. (J’avais sur les genoux le dictionnaire et je venais de vérifier, tout en me disant qu’elle avait eu la main heureuse: un demi centimètre plus haut elle pointait le mot « thalassothérapie ». Et s’appeler madame Thalassothérapie, franchement, ça ne fait pas sérieux.) Je gardai ma réflexion pour moi, je n’étais pas sûre que l’ascendance Marvoyer additionnée de vingt années de vie commune avec le docteur Landry l’ait inclinée à goûter des plaisanteries de garçon de bain.
Je n’avais guère plus à lui demander pour le moment. Je m’excusai de nouveau et elle me donna un nouveau numéro de téléphone, dans le Morbihan, où elle devait séjourner avant de retourner dans la région parisienne.
Je repris le dossier, songeuse. Au fil des pièces que madame Thaler avait accumulées avec une patience toute bénédictine, se dessinait la machination que le colonel avait élaborée avec la minutie d’une stratégie de bataille pour que sa fille n’aille pas se mésallier avec ce comptable au rabais.
Ça sentait la chausse-trappe bien tendue. Cet art de l’embuscade ne doit pas être enseigné à l’École de Guerre mais les Chouans qui avaient longtemps régné sur le bocage y étaient passés maîtres.
Le centre de cette sombre affaire se trouvait dans le Morbihan et un nom revenait avec une belle constance: celui d’Antoinette Magouër, dite Toinette, tenancière du Café de la Cale dans un des petits ports de la ria.
Un personnage, à ce qu’il semblait… Avant de venir reprendre le bistrot de sa mère, Antoinette Magouër avait été mannequin à Paris et, dans le dossier, il y avait des photos d’une jeune femme épanouie, de celles qui donnent aux vieux messieurs des bouffées de nostalgie et qui les font se retourner en sifflant entre leurs dents: « Mâtin, la belle plante! »
Au Café de la Cale — selon les dires de Claire Thaler — se réunissait une clientèle de vieux débauchés auxquels Antoinette Magouër se plaisait à faire tirer la langue. Mais — toujours selon Claire Thaler — « la » Magouër n’avait d’yeux que pour le beau Robert Bosser à qui elle confiait le soin de sa comptabilité.
Las! Il ne semblait pas que le comptable en question répondît à ses attentes. Apparemment, il n’était pas du genre à collectionner les aventures féminines et préférait dépenser son énergie en activités sportives, le pilotage à l’aéro-club le plus proche, la plongée sous-marine… Un vrai sportif!
C’était d’ailleurs un gaillard qui attirait l’œil. Il me fit penser à Fortin, les épaules larges, la taille étroite, des cuisses comme des troncs d’arbre et les bras à l’avenant.
Je ne sais pas si je vous l’ai dit, mais c’est loin de représenter mon idéal masculin. Lilian, l’homme de ma vie, n’est pas un freluquet, mais il n’a rien d’une bête de concours.
En tout cas, ça semblait être le type d’homme qui plaisait à Claire Marvoyer car lorsqu’elle se trouva en présence de Bosser, ça fit « tilt » ! Ce qu’on appelle le coup de foudre. Je suppose que, s’il l’avait pu, le colonel n’aurait pas hésité à régler l’affaire en usant de la manière forte, mais, comme disait La Fontaine, « le gaillard était de taille à se défendre hardiment! »
Le colonel Marvoyer (il y avait également sa photographie au dossier) paraissait taillé pour jouer les centaures : des jambes courtes et arquées, un torse fait pour porter le dolman, un crâne à shako et un superbe profil de bretteur avec un tour d’œil qui le faisait ressembler à l’acteur Noël Roquevert (Tiens, encore un douarneniste!) qui devait valoir une botte secrète lorsqu’il croisait le fer.
Mais il ne s’agissait pas de tirer l’épée, ça ne se fait plus, et dans le corps à corps, Bosser l’eût cassé en deux d’une seule main.
Il fallait ruser, ce que Bosser, jeune, naïf, trop gentil et trop sûr de sa force, ne savait pas faire.