Chapitre 2
Douces et dangereuses tentations
Elle le suivait dans les coursives du vaisseau. Il marchait vite, et elle devait faire un gros effort pour rester à sa hauteur. Au rythme où ils allaient, elle n’eut guère le temps de mieux reconnaître les lieux qu’un peu plus tôt dans la journée ni de mieux s’orienter. Ils entrèrent dans un salon où se trouvaient réunis quelques digiplastes qui se levèrent promptement à leur arrivée. Kathleen Mârychl leur fut présentée comme l’ambassadrice officielle du peuple xénobian et fut littéralement bombardée de questions sur des thèmes divers dont le plus récurrent demeurait, cependant, celui de son départ précipité, voire de son prétendu enlèvement.
Tout au long de l’interview, sous l’œil vigilant des agents de sécurité attachés à leur personne, Louan se tint au côté de sa médiatrice, prêt à l’épauler à la moindre sollicitation, à l’exception des moments où elle dut se camper, roide et seule, sous les lumières des holospots, le prince bannissant pour lui-même toute utilisation de cette technologie. À sa façon brillante, la jeune femme retourna la situation sans que chacun le réalise à un quelconque moment. Elle avait une manière à elle de dire les choses légèrement sans donner tort, accordant son attention à tous, plaisantant même, ou les raillant, sans qu’ils y voient la moindre attaque personnelle. Les problèmes paraissaient se résoudre comme s’ils n’avaient jamais existé. Quand on lui servit une coupe de laäffendwin, l’alcool xénobian par excellence dont elle avait appris à se méfier lors de précédentes solennités diplomatiques sur Teralhen, elle y trempa tout juste ses lèvres pour ne pas paraître impolie et le but à petites gorgées tranquilles, tandis que les digiplastes officiels l’avalaient aussi aisément que du xanthos. Lorsque ceux-là eurent quitté les lieux, le prince la fit raccompagner sans prendre le temps d’un débriefing, prétextant un autre rendez-vous.
Revenue dans son logïi, la jeune femme alla s’installer sur une chaise de repos, dans le jardin de la serre, et commença à consigner ce dont elle se souvenait des informations contenues dans son carnet perdu. Heureusement que ses notes pour les plus essentielles aient été partiellement cryptées. Au moins, celui qui tomberait dessus ne pourrait pas les utiliser. À son grand désarroi, elle réalisa de nouveau combien sa mémoire lui faisait défaut ces temps-ci. Il y avait encore un dynn, elle aurait pu retranscrire dans leur intégralité toutes ses observations et commentaires sans hésitation aucune et sans rien omettre, ne seraient qu’une virgule. Aujourd’hui, l’écolière médiocre tâtonnait à l’affût des souvenirs, en ânonnant les dernières expériences effectuées avec Etanh. Kathleen se surprenait à se confondre avec ce coéquipier inattentif et distrait incapable de retenir le moindre de ses écrits. Elle ne pouvait tout de même pas reporter la responsabilité de son état sur les actions mouvementées de ces derniers prymms, et pourtant la période coïncidait effectivement. Quand Kathleen achoppa sur une formule difficilement accessible, elle posa le bloc-notes sur ses genoux et laissa son attention dériver çà et là dans le jardin intérieur. Las de l’effervescence du récent entretien, son regard erra sur les parterres de fleurs arbustives qui entrouvraient leurs corolles écarlates sur des étamines démesurées, autant de flèches dardées sur un invisible ennemi, avant de suivre l’enroulement des lianes bleues, veloutes végétales agrippées le long des troncs massifs dont la présence prodigieuse sur un vaisseau de guerre de ce gabarit ne pouvait qu’étonner. Un souvenir des Provinces secondaires, songea-t-elle avec une certaine distanciation. Elle avait dernièrement approfondi ses connaissances de Xénobia en se documentant sur les héritages physique et humain et les dynamiques à l’œuvre sur ce monde si particulier. Une humidité lourde saturait l’air, et peu à peu, Kathleen ferma les yeux et se laissa aller aux rêves devenus quotidiens. Tel un recueil de poèmes auquel on ne prêterait pas la moindre attention, son nouveau calepin tomba lentement de ses mains inertes.
Une ombre planait maintenant sur le coin de jardin en se posant tout particulièrement sur la gardienne endormie. Une ombre inquiétante qui s’insinuait dans le paysage végétal tel un faune soucieux de se glisser sans qu’on le surprenne, sur son terrain de jeu privilégié, en s’égayant des rayons de lumière baignant la belle ensommeillée.
Au terme d’une patiente attente, la rêveuse ouvrit des yeux embrumés. Elle avait dû s’assoupir ou manqué une séquence. Le masque mystérieux et vivant qui se penchait vers elle lui rappela l’étrangeté de sa position. Le prince ! Comment était-il entré sans qu’elle l’ait entendu approcher ? Elle avait un sens particulier pour ce genre de choses. Et il était si proche ! Un bref éclat au travers du masque de cuir et de métal, et qui se dilua dans ses grands yeux sombres et expressifs d’où sourdait une sorte de passion contenue. La Stelhene crut avoir imaginé la tension du Xénobian, mais l’indifférence trop évidente de ce dernier la rendit méfiante. Elle devait prendre garde à cet homme dont nul ne savait ce dont il était capable.
Malaisé de le cerner, songeait-elle. Les ombres s’étaient faites plus denses et voilaient la lumière artificielle. Des ombres autour d’eux… ; un mystère prenant.
– Viens ! l’invita-t-il sans que rien n’ait paru le troubler. Je t’emmène dîner à notre table, mais ne t’inquiète pas, tu ne seras pas seule avec moi ; mon Second partagera notre modeste repas.
Laïenden les attendait.
– Ah ! Vous voilà enfin !
– Kathleen dormait si bien que je n’osais la réveiller, plaisanta Louan.
En fait, il était resté longtemps à la contempler en se retenant de la toucher malgré son ardent désir. Il avait su maîtriser cette fougue qui le prenait quand il était en sa présence, mais pendant combien de temps encore parviendrait-il ainsi à se contrôler ?
Dans la suite du prince, ce dernier écarta une chaise pour son invitée qui s’y installa aussitôt tandis que lui-même faisait le tour de la table pour aller s’asseoir en face d’elle, près de son Premier lieutenant.
Le silence.
Un silence qui s’éternise, palpite au gré de l’humeur des hôtes. Quand le dîner fut servi, par deux domestiques habillés d’une sorte de sarrau dont elle devina que la matière, d’une matité identifiable, était conçue pour arrêter les rads, le lieutenant prit l’initiative de la conversation en attaquant par une série de questions à l’intention de leur invitée. Paradoxalement, Louan se taisait.
– Ambassadrice, il y a certains points de votre passé qui intéressent vivement les services secrets stelhens. Pourriez-vous nous rapporter ce que vous en savez et qui, peut-être, pourrait nous mettre sur la voie ?
Déroutée par l’entrée en matière, la jeune femme se plia volontiers à l’interrogatoire. Elle fit longuement le récit de sa vie, parlant de son enfance protégée dans l’Hidaïena, des échanges réguliers de sa mère et d’elle-même avec les Holdern, de son amitié partagée avec leur fils, de leurs démarches associatives auprès des communautés de mutants et humanoïdes déshérités, en marge des grandes sphères d’urbanisme, et enfin de sa venue dans la capitale pour parfaire ses connaissances grâce à l’intervention des Holdern. Elle expliqua à Laïenden le contenu de ses recherches ; elle ne s’adressait pratiquement pas au prince de l’autre côté de la table, qui ne faisait que les écouter sans réellement coopérer à leur conversation. Au début, Kathleen en conçut un certain mépris à son égard, puis comme son silence se prolongeait, la jeune femme se désintéressa tout à fait de l’homme qui ne paraissait pas même la remarquer. Elle répondit à Laïenden qui la relançait au sujet de sa contribution dans le contre-espionnage, mais ne put lui donner que quelques précisions, ne désirant pas aborder un thème par trop confidentiel. Ce que Laïenden comprit fort bien.
– L’un de ceux ayant participé au cambriolage de votre höm et que nous avions interceptés, nous a laissé entendre que vous n’étiez pas celle que vous paraissiez être, Ambassadrice. Il parlait par énigme. Et à mon grand regret, il a trépassé sans rien révéler d’autre.
Sans bien saisir où le lieutenant du prince prétendait en venir, la jeune femme se contenta d’un signe de dénégation avant de demander :
– Comment est-il mort ?
– D’une dose trop élevée de sérum. Cela arrive parfois, Ambassadrice. Cependant, cet interrogatoire soulève une problématique intéressante à laquelle vous pourrez sans doute apporter quelques éclaircissements : pour quelle raison ne portez-vous pas le nom de votre mère ?
– Mais c’est le cas ! s’offusqua Kathleen, éberluée et déstabilisée par la question abrupte et le ton bourru emprunté par le fidèle du prince.
– Non, Maëlen3. Votre mère se nommait Maaricianh Klark. Elle est décédée peu après votre naissance et vous a laissé à la garde de votre tante du nom de Mârychl.
En étudiant la réaction violente de la jeune femme, Laïenden rajouta :
– Votre tante ne vous a-t-elle donc jamais mise au courant ?
– Mais non ! Cette histoire est absurde ! s’exclama Kathleen, sur le qui-vive, et qui retenait des larmes à grand-peine. De qui tenez-vous cette information pour le moins grotesque ?
– De nos services de renseignements, et en la matière, il n’y en a aucun de plus performant. Avez-vous jamais su qui était votre père ? la questionna-t-il encore sans lui laisser le temps d’absorber la nouvelle qu’il venait de lui assener.
– Hélas, non, riposta-t-elle, maman est toujours demeurée discrète sur le sujet.
Puis avec emportement, sans se soucier d’éventuelles conséquences :
– J’espère qu’aucun mal n’a été infligé à ma mère, Laïenden ! Comme j’espère que vos manipulations tortueuses…
– Votre mère adoptive, précisa ce dernier, imperturbable, ou votre tante, si vous préférez.
– Non ! Ma mère ! Et je ne tiens pas à c…
Une émotion poignante s’emparait de Kathleen qui ne parvenait pas à la refouler devant ces deux étrangers qui la harcelaient, l’un par ses questions, l’autre par son silence tout aussi pesant.
Un poids trop grand pour elle qui s’abattait d’un seul coup et qu’elle répugnait de confronter, pas maintenant. Elle se leva aussi brusquement que maladroitement, et repoussa sa chaise.
Éprouvant son tourment de manière décuplée, se sentant coupable malgré lui, Louan réagit instinctivement. Il contourna la table et vint se tenir à ses côtés.
– Kathleen, nous ne voulions pas te prévenir ainsi, regretta-t-il ; je suis désolé.
C’était une demi-vérité, car Laïenden avait souhaité désarçonner leur invitée afin de tester sa réaction, et c’est Louan qui avait tenté de le contraindre à plus de délicatesse.
Il ne désirait qu’une chose : prendre sa médiatrice dans ses bras et la réconforter ; mais elle fut plus rapide et se rapprocha de lui, le surprenant et posant sa tête contre son épaule en un besoin animal qu’elle ne maîtrisait pas. Louan en eut un haut-le-corps involontaire sans toutefois se retirer. Le flot de sa chevelure d’or l’isolait de lui. Et puis, ils étaient chacun bardés de leur armure singulière. Il jeta un regard furieux à son assistant maladroit.
– Ma chérie, murmura-t-il tout bas, je t’en prie, pardonne-nous ?
La jeune femme ne répondit pas ; elle suffoquait. Ses mains couvraient son visage tandis qu’elle se laissait aller à de longs sanglots déchirants. Incapable du moindre mouvement, Louan restait là, sans bouger, aussi désespéré qu’elle l’était. Aussi désespéré de ne pouvoir la serrer contre lui et la faire pénétrer dans sa chair pour mieux la préserver ; lui, le grand prince, inopérant et démuni. À cet instant, il percevait son bouleversement intérieur comme s’il le vivait en direct. Tandis que son Second la questionnait tout à l’heure, Louan avait guetté chez elle la moindre fausse note, le plus petit décalage entre ses réponses orales et ce qui remontait de son esprit au même moment. Elle n’avait pas cherché à camoufler quoi que ce soit, excepté des informations concernant l’Herein.
Louan commença à lui parler doucement, la laissant se libérer tout son soul. Les bras du Xénobian pendaient le long de son corps, gauches, inutiles, tandis que son âme courait au-devant de la sienne comme son support, l’arbre solide et solitaire contre lequel elle s’appuyait. Même quand elle se reprit, il continua de lui chuchoter des mots d’une tendresse infinie qui achevèrent de l’apaiser. Il percevait l’abîme, lui qui n’avait presque pas connu sa propre mère, cette étrangère qui ne lui avait accordé que si peu de tendresse et si peu d’attention qu’il n’avait pas regretté sa défection. Il comprenait la peine de Kathleen, l’appréhendait de l’intérieur, en simultané. Son cœur s’ouvrait davantage pour cette femme qui lui avait donné sa confiance et qui s’épanchait sur son épaule, sans savoir qui il était vraiment ni quel danger il représentait. Ses pensées s’infléchirent vers sa propre carence originelle qu’il avait oblitérée bien des années auparavant. À cet instant, la similarité de leur existence convoquait en lui des résonances d’un passé regrettable dont il croyait avoir colmaté les moindres dérives. Il avait suffi de cette étrangère d’une espèce divergente pour l’amener à revivre la privation maternelle. Sa peine devenait la sienne, l’exact pendant d’une nature sensible et captivante. Les échos de sa perte suscitaient les échos de la sienne, même si l’absence d’une mère qu’elle n’avait pas connue ne s’exhumait qu’imperceptiblement et de manière subliminale. Le simple jeu du harcèlement de Laïenden avait fait remonter en surface, chez elle, un engramme mental dont elle ne pardonnerait pas le rappel. Comment néanmoins pouvait-il lui-même compatir devant cette absence, lui qui avait gommé toute incidence du passé dans son présent et avenir ? Comment aurait-il sérieusement pu la comprendre à cet instant ?