Sans qu’il y prenne garde, il s’était introduit en elle, au sein de ses pensées emplies de confusion, désordonnées tels des électrons au-delà du seuil de leur cercle basique.
« Je n’ai jamais rencontré ta véritable mère, Kathleen, mais je ressens ce deuil comme s’il avait été mien, comme si plus que ma mère, l’on venait de me spolier ou me déposséder d’un être plus grand encore. » Voilà ce que lui murmurait Louan à un niveau de conscience qu’il ne maîtrisait pas.
Décontenancée, la jeune femme écoutait les mots du cœur de l’homme qui saignait autant que le sien et partageait sa souffrance ; une souffrance dont elle ne connaissait rien encore quelques instants plus tôt. Ses larmes se firent silencieuses puis se brisèrent sous le regard étonnant, pour finalement se tarir. C’est d’un sourire pâle qu’elle accueillit ce regard auquel elle avait tenté de se soustraire, et releva vers lui ses yeux humides et tristes.
– Kathleen ? chuchota le prince abasourdi. Nous as-tu pardonné ? Veux-tu que je te raccompagne ?
– Non, marmonna-t-elle, je préfère que Laïenden me révèle ce que je ne sais pas encore, et j’ai peut-être aussi quelques vérités à lui apprendre.
– Es-tu sûre ? interrogeaient silencieusement les yeux de Louan. Elle hocha la tête sans s’étonner de la communication psychique et se recula, au grand dam du prince qui se découvrit comme esseulé soudain de ne plus la sentir à ses côtés.
Effrayé, Laïenden les observait, décelant l’amour déjà flagrant que nourrissaient ces deux êtres innocents, si semblables aux reflets d’un autre. Pourtant, quand le regard de la jeune femme vint caresser le sien, il lui sourit à l’instar d’un père. Puis il la vit se rétracter et ses traits se crisper.
– Et les deux autres ?
– Les deux autres ?
Elle s’impatienta. La croyaient-ils stupide ?
– Ils étaient trois. Celui que vous me dites avoir interrogé est mort. Mais ses comparses ?
Ils maintinrent tout d’abord un silence circonspect.
Puis Louan avoua :
– L’un d’eux s’est tué avant que nous ne… que nos hommes puissent intervenir. L’autre n’a pas non plus résisté à l’interrogatoire.
Choquée, elle se tint coite. Ce n’avait été qu’un maraudage sans conséquence, pourtant les trois pillards avaient trépassé du fait des actes barbares perpétrés à leur encontre, tout du moins pour deux d’entre eux. Pour l’autre… Des actes de mort… Elle inspira. Elle détestait la violence sous toutes ses formes. La jeune femme étudia les expressions ennuyées des deux Xénobians qui affrontaient son regard sans piper. En elle, quelque chose s’effaça, la délestant de sa tension soudaine.
– Je n’ai jamais connu mon père, commença-t-elle à l’intention de l’officier xénobian, comme si de rien n’était. Et du bout des lèvres : Ma m…, ma… tante… vous a-t-elle renseignés ?
Kathleen s’avérait incapable d’assimiler la nouvelle si incroyable, si étrange ; inattendue.
– Hélas non. Elle était trop effrayée et peinée du chagrin que nous allions vous causer. Mais de votre père, elle n’a jamais rien su ; j’ai sondé son esprit en vain. Elle m’a également imploré de lui permettre de venir vous rejoindre, mais j’ai dû refuser pour sa propre sécurité. Une Stelhene à bord, me suffit amplement.
– Et le medenh ? interrogea Kathleen qui ne prit pas la peine de réagir à l’humour du Premier lieutenant.
– Vous réfléchissez vite, Ambassadrice. Mais, non… ; pas de trace ; disparu. Aucun indice de votre naissance, vraiment ; aucune maternité, rien. À croire que votre mère vous a mise au monde, seule, ou dans l’un de ces centres illégaux où vont les parias de nos civilisations. Non, pour une raison ou une autre, votre mère en a voulu ainsi.
– Que suggérez-vous alors ? Comment en savoir davantage sur mon hérédité et puis, quelle importance d’ailleurs ?
– Peut-être aucune. Louan va suivre sa propre enquête.
– Louan ?
– Moi, Kathleen, précisa le prince doucement. Seuls, Laïenden et quelques amis m’appellent de mon vrai nom.
– J’espère que ce n’était pas un secret jalousement gardé.
Laïenden se racla la gorge, embarrassé.
– Non ; pas vraiment.
Son psychisme, à cet instant, sondait frénétiquement le passé de la jeune femme, investiguant une voie vers les souvenirs. Il étudia son visage tourmenté ; elle s’était renfermée sur elle-même. Pourtant, comme si elle devinait son examen, elle releva les yeux, et avec une réserve timorée, tenta d’exprimer ou plutôt d’éclairer la situation à l’aune de ses réflexions :
– Ce que je suppute, c’est le lien entre les expériences que je mène, et l’aide que j’apporte à votre race. Ceux qui se sont hasardés à me supprimer doivent nourrir une appréhension certaine de ce que nous réussissions là où ils n’ont connu que l’échec. Ils doivent craindre que nous parvenions, de ce fait, à éliminer nombre d’obstacles à une éventuelle hégémonie commerciale et technologique de vous autres, Xénobians ; plus rien ne pourrait vous arrêter en tant qu’espèce ni endiguer l’invasion qu’ils subodorent. Ils sont avertis de nos percées dans la recherche d’une solution contre les mutations et comptaient sûrement se les approprier, et s’en servir contre vous. À diverses reprises, au cours de la dernière année, la sécurité de TeraLab a dû être renforcée. Notre laëbanh, ainsi que quelques autres, ont été visités à notre insu ; fort heureusement sans grands effets. À présent que je travaille pour vous, je présume que les mêmes individus craignent d’autant pour leurs projets.
– Quels noms, mettez-vous derrière ces « individus », Madame ? répliqua le prince, échaudé par les propos de la jeune femme. N’avait-il pas perçu un soupçon de morgue dans les mots qu’elle n’avait pas ménagés ? Vous employez des termes bien cruels pour nous décrire : hégémonie, invasion…, quoi d’autre encore ? Ne faites-vous que travailler pour nous ? Dans quel camp exactement vous situez-vous ?
C’était une agression pure et simple, surtout après le moment magique qu’ils avaient partagé. Il avait repris le vouvoiement. Sur la défensive, la jeune femme ne répondit pas. Son expression resta indéchiffrable. N’avait-elle pas mérité cette attaque ?
– Louan ! protesta Laïenden.
– Laisse ! grogna ce dernier, insensible en apparence, tandis qu’il se rétractait sur lui-même.
– Vos appartements vous plaisent-ils ? Êtes-vous bien installée ? s’enquit Laïenden, visiblement désireux de changer le cours de la conversation.
Embarrassée, Kathleen entra néanmoins dans le jeu :
– C’est parfait, Laïenden. Merci. Je suis également extrêmement heureuse que vous ayez mis le laëbanh à ma disposition.
Elle se tourna vers le prince, sans paraître remarquer son attitude revêche.
– Je vous en remercie, Prince, réitéra-t-elle sincère.
Elle leur expliqua le pas qu’ils avaient franchi, Etanh et elle, en isolant le « mutagène ».
– J’ai pensé qu’il serait intéressant d’extraire ce gène de deux corps, l’un mâle, l’autre femelle, d’une part par le biais de deux spécimens de votre race, et d’autre part, entre un Xénobian et une Stelhene, puis d’instiguer la rencontre de ces gènes in vitro. Nous pourrions par la suite élargir le champ de l’expérience aux autres races.
Ils étaient sidérés.
– C’est une excellente idée, Kathleen, s’exclama Louan satisfait du pouvoir de raisonnement de son ambassadrice au point d’en oublier sa rancune. Nos experts se sont orientés dans cette direction, à plusieurs reprises dans le passé, mais il n’existait pas alors d’ouvertures comme à présent.
– Il me faudrait prélever des échantillons de sang, et…, j’aimerais en avoir un du vôtre, Prince, osa-t-elle. J’utiliserai de même un échantillon du mien.
Un silence pesant lui répondit. Se pouvait-il qu’elle se doute de quelque chose ? pensaient les deux hommes, consternés.
– Cela vous ennuie-t-il ? insista timidement la jeune femme.
– Non, Kathleen. Simplement, gardez pour vous la composition de mon sang. Comme vous le savez peut-être, notre ADN est très complexe, et à quelques exceptions près, plus riche en potentialités que celui des autres races dans les Trois Marches. Néanmoins, cet atout a sa contrepartie, et rares parmi les miens, sont ceux présentant une quelconque compatibilité avec ceux de notre race. Et quand il s’agit à l’instar de moi-même, d’un mutant… « élaboré », se moqua-t-il ouvertement, les choses se compliquent encore, aucun duplicata n’est possible et la complexité de notre chaîne génomique s’accentue au-delà de l’observation sciolaëbiï ; la biologie de mon sang est unique. Par contre, chacun de mes sujets sur Xénobia peut me fournir tout le sang nécessaire en cas d’urgence, un peu comme certains receveurs universels de ceux de l’ancienne Terre ayant migré vers votre monde ; je crois que certains de ceux-là ont, encore aujourd’hui, conservé les traces de ces gènes ancestraux indispensables à cette fonction très particulière. Aussi, bien que je ne le devrais pas, je vais donc vous autoriser à vous pencher sur cette formule, mais j’y ajoute une condition absolue : personne d’autre ne s’y consacrera à part vous, pas même votre collègue ; pas même l’un des nôtres. Ai-je votre accord ?
– Oui, Prince ; je suis honorée de ce privilège. Il… Il y a aussi une chose dont j’ai omis de vous parler. Un carnet de mes notes sur les expériences en cours, auquel nous tenions particulièrement, Etanh et moi, m’a été dérobé tout récemment. Je suis en train de le retranscrire. Ce qui me fâche, c’est que ma fabuleuse mémoire me fait faux bond ces derniers temps et certaines formules ne veulent pas me revenir. Quant à Etanh, il compte en permanence sur moi et mon aptitude à tout enregistrer infailliblement dans un coin de mon esprit. Aussi n’a-t-il jamais fait l’effort de mettre par écrit ses propres observations. Je vais devoir reprendre certaines expérimentations et perdre ainsi un temps précieux.
– Quand ce carnet a-t-il disparu ? l’interrogea Laïenden qui désirait faire diversion et devinait aisément le bouleversement de son protégé.
Le fait que ce carnet ait été volé était en soi ennuyant, mais plus inquiétant encore l’étaient les pertes de mémoire de cette Stelhene, songeait-il.
Kathleen hésita.
– Après le colloque ; très peu de temps après, selon moi.
– Avez-vous une idée de qui pourrait vous l’avoir subtilisé ?
– Oui…, je suppose, des agents…
– De l’Herein, insinua-t-il sans qu’elle relève.
Louan avait pâli en l’écoutant évoquer ses troubles mnémoniques récents. Il considéra l’information, considéra le contexte. Était-elle contaminée ? Et qui aurait eu intérêt à récupérer ledit carnet ? Après le colloque… Il doutait que ce fût l’œuvre d’un agent de l’Herein ; il pariait davantage sur la diligence d’un indicateur au sein du dernier symposium. L’un de leurs invités aurait-il intégré l’une des forces occultes de second rang ? Une conjuration était-elle à redouter, en cet instant ? Il y en avait tant de probables ! Une brève seconde, l’image de Volo, surgit dans l’esprit de Louan. L’homme avait-il un rapport avec le problème présent ? Il en doutait, et en dépit d’une évidente animosité entre eux, Volo était xénobian ; il n’aurait certes pas avantage à aller à l’encontre de l’intérêt de leur monde et se lier de mèche avec un Stelhen harpien. Alors quoi ? La Ligue et ses excroissances ? Le syndicat des Négociants dont l’emprise ne cessait de se resserrer sur la gestion intermarches du commerce, ou encore le syndicat des Inhdusts qui s’était désolidarisé du noyau dur de la Ligue ? C’était également sans compter sur l’empreinte opiniâtre des firmes sciolaëbiï. À moins, bien entendu, qu’une autre force en jeu sur Xénobia œuvra en secret de l’intérieur contre sa propre régence. Supposition qu’il lui faudrait rapidement approfondir. Dans tous les cas, l’homme n’avait pas participé au colloque, mais aux réunions le précédant.
L’esprit à vif du prince se recentra sur le problème initial : son ambassadrice et les implications premières de ses informations. La peur refit surface. Ne pouvant en supporter davantage, Louan s’excusa vaguement et sortit précipitamment pour arpenter fiévreusement un long couloir désert. Il était un monstre, une sangsue accrochée au seul être-femme qu’il eût jamais vraiment considéré. Il le savait ; en ce qui le concernait, lui, elle était l’élue de son existence. Pour une raison mystérieuse, elle avait gagné son amour. Elle allait mourir ! Oh ! Par les dieux, il s’y refusait ! De toute manière, il avait prévu de partir pour un peu moins d’un cycle. Devait-il l’enlever à l’intérieur même de son vaisseau et l’emporter avec lui, comme on emporte sa muse ? Non, elle devait s’adonner à ces odieux essais qui n’aboutiraient très certainement pas, ou seulement trop tard ; trop tard pour eux deux. Des sanglots rauques lui échappèrent tout à coup dont la force brutale l’anéantit ; il frappa d’un poing v*****t sur la paroi près de lui. Après cette absence, il reviendrait et ne la quitterait plus un seul instant. S’efforçant de se reprendre, le prince les rejoignit. Sur le seuil de l’accès à sa suite, il se tint immobile à les épier. Laïenden et Kathleen qui conversaient sur la meilleure tactique à suivre pour l’avancée des recherches ne s’aperçurent pas aussitôt de son retour. Louan put à loisir scruter ces deux êtres qu’il affectionnait. Que pourrait être leur histoire si on leur en laissait le temps ? Ils levèrent la tête et le prince se découvrit.
– J’ai besoin de m’entraîner, Laïenden. J’amène Kathleen avec moi. Puis s’adressant à celle-ci : Ça te dit, Kathleen ? Rien que nous observer ce soir. Demain, seulement, tu participeras.
La jeune femme nota le retour au tutoiement et le changement d’humeur ; elle eut à peine le temps d’acquiescer qu’il faisait déjà quelques pas dans sa direction et lui prenait la main avec l’une des siennes toujours gantées. Ce garde-fou suffirait amplement ; il en avait assez de ces subterfuges. Il l’emmena d’autorité dans son antre comme elle l’avait nommé. Laïenden, devinant que son prince était à bout, ne fit aucune remarque. Simplement, il les suivit.
– Que désirez-vous, ce soir, Prince Kearinh ?
– Du combat. Je veux le maximum de robs d’assaut. Sollicite cinq de nos guerriers les plus adroits. Je m’échaufferai pendant ce temps.
Laïenden avait compris. Son prince exigeait de l’action ; il allait en avoir. En souriant, il s’enferma dans le local dans lequel, par le biais d’un large écran de bionite translucide, on distinguait tout de ce qui se tramait de l’autre côté. Il vit Kathleen s’installer dans un coin d’ombre de la salle pour mieux guetter ce qui allait se dérouler sous ses yeux.