Tétranébreuses-1

2008 Mots
TétranébreusesT1 – Agnès Sorel Thriller historique ISBN : 978-2-35962-874-6 Collection Rouge : 2108-6273 Dépôt légal octobre 2016 © couverture Ex Aequo © 2016 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite. Éditions Ex Aequo 6 rue des Sybilles 88370 Plombières les bains www.editions-exaequo.fr PROLOGUE 10 février 1420 — Forêt du Bois des Haies Elle n’a rien mangé depuis l’avant-veille. Elle a faim, tellement faim. Il faut qu’elle sorte de sa cabane, il faut qu’elle se rende à l’abbaye pour demander de l’aide. Les moines sont les seuls qui ne l’ont pas rejetée. Elle est si faible qu’elle peine à se lever. Elle a si froid qu’elle s’enveloppe dans la couverture trouée qui recouvre sa paillasse. Des mois qu’elle vit là dans les profondeurs de la forêt des Ardennes, vieille femme abandonnée de Dieu et des hommes. Accusée d’être à moitié sorcière. Soupçonnée d’avoir survécu grâce à ses sortilèges. Plus de famille, plus d’animaux, elle a tout perdu quand sa misérable ferme a disparu dans les flots furieux de la rivière. Elle avance à grand-peine sur le sol enneigé, coupe par l’étang gelé, mais la glace se fendille, cède dans un craquement lugubre. Elle coule à pic, aspirée par l’eau glacée. À l’instant, la vieille, si vieille âme s’échappe du corps de la noyée. À l’instant, la vieille, si vieille âme se glisse dans le corps de la presque née. *** 10 février 1420 — Château de Maignelay Elle n’a rien mangé depuis l’avant-veille. Elle a soif, tellement soif. Il faut que l’enfant sorte de ses entrailles. Il faut qu’elle se libère du poids qui lui pèse au bas du ventre. Une nuit, un jour et encore une nuit qu’elle souffre comme une damnée. Ce n’est pas la première fois qu’elle accouche, mais c’est la première fois qu’elle sent la mort rôder. Elle se redresse, ne veut pas se laisser emmener, ne veut pas la laisser gagner. Tout à coup, un hurlement déchire le silence, un hurlement de bête qui glace le sang des servantes, muettes d’effroi. Héloïse de Maignelay rassemble ses dernières forces et pousse, pousse si fort que la tête de l’enfançon apparaît enfin entre ses cuisses. D’un geste sûr, la matrone attrape le petit corps violacé et gluant. L’instant d’avant, la vieille, si vieille âme s’est échappée du corps de la noyée. L’instant d’avant, la vieille, si vieille âme s’est glissée dans le corps de la presque-née. À l’instant, Colombe aspire l’air du dehors. À l’instant, Colombe fait entendre sa voix. 1 La vieille, si vieille âme est fatiguée. Depuis le fond des âges, elle a dû changer si souvent d’enveloppe charnelle ! 11 mars 1422 — Château de Maignelay Héloïse regarde sa fille jouer à ses pieds. Elle sourit en la voyant courir sur le tapis de haute laine qui la protège du froid carrelage. Malgré le tronc entier qui brûle dans la cheminée, malgré les tapisseries qui recouvrent les murs, malgré les volets fermés, Héloïse grelotte. Elle entoure son ventre rond de ses deux mains comme pour le protéger. Un nouvel enfant naîtra au printemps et celui-là aussi, elle veut le garder. Avant l’arrivée de Colombe, elle a perdu trois petits, tous emportés par une fièvre maligne pendant leur première année. Elle a pensé qu’elle était maudite, elle a cru qu’on lui avait jeté un sort. Elle a fini par céder aux suppliques de son époux, elle a bu les étranges décoctions préparées par Bertrande, la fidèle nourrice qui l’a élevé. Elle a aussi prié avec tant de ferveur que Dieu l’a entendue, lui apportant une fillette en pleine santé. Elle sait qu’à trente ans passés, l’enfantelet qui bouge au fond d’elle sera peut-être le dernier qu’elle portera. Elle espère qu’il ressemblera à sa sœur, qu’il aura ses cheveux bouclés, ses yeux gris et son grand rire frais. Elle ne sort plus guère de sa chambre, seulement préoccupée de préserver cette vie qui palpite. Elle s’assied, enveloppe ses épaules d’une douce couverture d’agneau et invite Colombe à la rejoindre sur le lit. *** 15 mai 1430 — Château de Coudun Dans le parc baigné de lumière, trois jeunes demoiselles en robe de brocatelle blanche sont assises à l’ombre d’un lilas fleuri. On les prendrait pour des fées tant elles sont jolies. La chevelure de la plus grande lui tombe jusqu’aux pieds en vagues ondulées. Les cheveux blonds de la seconde sont si fins qu’on les dirait de soie. La troisième a relevé les siens en un chignon aussi flamboyant que le soleil au coucher. Colombe, Agnès et Antoinette sont inséparables. Depuis huit jours qu’elles sont réunies au château de Jean Sorel, père d’Agnès, seigneur de Coudun, les trois cousines ne se quittent plus. Elles ont à peu près le même âge, dix ans pour Colombe, huit pour Agnès et Antoinette. Elles partagent les mêmes jeux. Elles se racontent les mêmes histoires. Leur conversation animée parvient aux oreilles de Catherine, la mère d’Agnès, tandis qu’elle leur apporte du lait d’amande bien frais : — Savez-vous que Jehanne guerroie tout près d’ici ? s’exclame Colombe d’une voix remplie d’admiration. — Vraiment ? interroge Agnès, les yeux brillants — Pour moi, cette fille ressemble trop à un garçon, ajoute Antoinette en faisant la moue. — Comment peux-tu être aussi méchante ? reprend Colombe indignée. Après avoir rencontré le dauphin à Chinon, après avoir chassé les Anglais d’Orléans, elle a fini par le convaincre de la suivre à Reims où elle… —… l’a fait sacrer l’été dernier. Oui, Colombe, je partage ton enthousiasme. C’est grâce au courage de cette jeune bergère que nous avons enfin un roi, conclut Catherine de Maignelay en distribuant les gobelets. Mais, dis-moi, belle enfant, je te trouve bien savante pour une petite fille ? — Mon père ne cesse de nous conter les exploits de Jehanne. Chaque soir, juste avant le coucher, il nous réunit Enguerrand et moi pour nous parler d’elle. — Oh, comme ce doit être ennuyeux, rétorque Antoinette, toujours aussi boudeuse. — Tais-toi donc, jeune écervelée, tu ne vois pas plus loin que le bout de ton joli nez ! Quant à toi Colombe, je te félicite de faire aussi grand cas des leçons de mon frère. Je sais comme il peut s’enflammer quand une cause lui paraît juste ! s’exclame la mère d’Agnès en riant. *** 25 mai 1430 — Château de Coudun Guillaume de Maignelay galope à travers la plaine picarde. Il éperonne sa jument baie, celle qui l’accompagne par monts et par vaux, par tous les temps. Elle lui est presque aussi précieuse qu’Héloïse et leurs deux petits. Il parcourt à grand train les quelques lieues qui séparent sa demeure du château de Coudun. Dès qu’elle entend la voix forte de son frère résonner dans la cour, Catherine se précipite à sa rencontre ; — Pourquoi tant de hâte, mon frère ? N’était-ce pas dimanche seulement que vous deviez venir chercher Colombe ? Serait-il arrivé malheur à votre chère épouse ou à votre mignon Enguerrand ? — Non, non, rassurez-vous, Catherine, rien de tout cela, mais j’ai appris ce matin une terrible nouvelle dont je voulais vous informer dans l’heure. Ce faisant, il suit sa sœur dans la vaste salle du château. Il y fait frais et l’air y embaume : le sol est jonché d’herbes nouvellement coupées où se mêlent menthe, verveine, jasmin et pétales de roses. — Eh bien, Guillaume, que se passe-t-il ? Vous semblez tout retourné, remarque Jean Sorel en accueillant son beau-frère. — Il est vrai, je l’avoue, je ne m’appartiens plus. Jehanne la Lorraine, celle dont la foi a redonné courage au dauphin Charles, celle qui a su par la grâce de notre Seigneur lui rendre confiance pour qu’il accepte de prendre son rang, celle qui enfin a fait de lui notre roi… — Dites, Guillaume, dites ! — Par un funeste coup du sort, la Pucelle a été capturée par les Bourguignons au siège de Compiègne, voilà deux jours. — Comment cela est-il donc possible ? s’écrie Catherine éperdue. — Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ? insiste son époux. — Sans nul doute. La nouvelle s’est répandue à la vitesse de l’éclair et l’un des combattants de l’armée royale, ami de longue date, m’a dépêché un messager. — Il ne faudrait pas que les Bourguignons la livrent à leurs alliés anglais, s’inquiète Catherine. — Que nenni, cela ne sera point. Jehanne saura trouver la force de résister. Dieu ne l’abandonnera pas après ce qu’elle a fait, déclare Jean Sorel avec conviction. 2 La vieille, si vieille âme est apaisée. Elle se réchauffe au corps et au cœur de Colombe si vivante ! 17 août 1434 — Château de Maignelay L’air est toujours aussi lourd, le grand vent de la nuit n’a pas suffi à chasser les noirs nuages qui obscurcissent le ciel. De la fenêtre de sa chambre, Héloïse de Maignelay aperçoit sa fille esquisser un pas de danse dans le potager en contrebas. D’un geste vif, celle-ci se saisit des mains d’Agnès puis d’Antoinette et en riant, les entraîne dans une ronde légère. Héloïse se réjouit que les trois cousines éprouvent toujours autant de joie à se retrouver. Elle se réjouit plus encore d’avoir mis au monde cette superbe enfant tant belle que généreuse. Au milieu du petit groupe, on ne voit qu’elle. Svelte et de bonne taille, elle porte une robe améthyste de drap fin, gainant son buste. Ses cheveux si blonds, si chauds, tombent en cascades dorées sur ses épaules. Son cou si long lui donne un port de reine. Ses yeux si gris étincellent de bienveillante curiosité et sa bouche si rouge sait toujours trouver les paroles qui apaisent et consolent. Héloïse cependant a le cœur gros. Elle n’ignore pas que ces instants joyeux sont désormais comptés et ne seront bientôt plus qu’un heureux souvenir. Chacune va partir vers son destin. Agnès et Antoinette rejoindront dans quelque temps la suite d’Isabelle de Lorraine, duchesse d’Anjou. Quant à Colombe, leur aînée de deux ans, elle sera mariée au début de l’été prochain, selon le bon vouloir de Guillaume. Héloïse, malgré la profonde estime dans laquelle elle tient son époux, n’approuve pas sa décision qu’elle juge trop hâtive. Belle comme elle est, Colombe pourrait prétendre aux meilleurs partis. Pourquoi donc la précipiter si vite dans le lit d’un seigneur de petite noblesse qui n’a pour lui que sa jeunesse ? Sans que les jouvenceaux ne se soient jamais rencontrés, ainsi en ont décidé leurs pères, compagnons d’armes et de batailles. Héloïse ressent une sourde inquiétude. Depuis qu’un terrible jour de mai 1431, Jehanne a été brûlée vive à Rouen, Guillaume n’a plus qu’une idée en tête : venger la Pucelle en reprenant la cité honnie à ses bourreaux. Il veut aller voir le roi, il veut le convaincre de lancer son armée contre les Anglais, il veut… Il se hâte pour régler ses affaires comme s’il devait mourir demain. Héloïse tâche de se raisonner. Rien n’est encore accompli et il lui reste son cher Enguerrand. Néanmoins, aussi dévouée qu’elle soit à son fils, jamais il ne prendra dans son cœur la place de sa fille adorée. *** 20 octobre 1434 – En Picardie Une brume automnale enveloppe les arbres dénudés. Le tapis de feuilles mortes crisse sous les roues de la voiture qui emporte la jeune fille vers le château de celui qui sera bientôt son fiancé. Au sortir du sous-bois, elle entend résonner les sabots de la jument de son père sur les cailloux du chemin. Il les escorte, devant, loin devant. Il a gardé de ses années de combats un impérieux besoin d’air et de vent. Il va, il vient, ouvre la marche, chevauche un moment à côté du chariot qui transporte les lourds coffres de vêtements, de fourrures et de bijoux, puis repart au galop. Colombe aurait aimé poser mille questions à sa mère, mais Héloïse de Maignelay, enveloppée dans une pelisse fourrée de loup gris, s’est endormie, apaisée. Guillaume s’est rendu à sa supplique. En mari bienveillant et en père aimant, transgressant les règles établies, il a accepté que les futurs promis se rencontrent avant les fiançailles. L’idée que sa fillotte puisse rejeter celui qu’il a élu pour elle lui est insupportable. Malgré l’incessant grincement des essieux qui couvre sa voix, Colombe s’adresse alors à Bertrande assise en face d’elle : — Toi qui connais mon père depuis si longtemps pour l’avoir élevé avant moi, crois-tu qu’il ait fait pour moi le bon choix ? — Tu peux lui faire confiance, ma jolie, foi de nourrice ! Marmot, il a tété mon sein et bon lait ne saurait mentir, affirme avec force celle qui, mieux que toute autre, s’y entend à rassurer la jeune fille. Et puis, ajoute-t-elle plus bas, n’oublie pas ce que je t’ai appris. Tu connais le secret pour éveiller l’amour d’un époux. Colombe enserre de ses doigts fins la main rugueuse, avant d’ajouter : — Il est vrai, il est vrai que tu m’as appris bien des choses… Le regard perdu, elle songe aux leçons qu’elle a reçues de cette grande gaillarde qui ne craint ni Dieu ni Diable. Elle l’a observée pendant des jours et des jours cueillir, sécher, piler, mélanger les plantes des prés et des bois. Désormais, elles partagent une incroyable richesse : elles détiennent la même connaissance des vertus des feuilles, des fleurs, des fruits, des graines et des racines.
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