Colombe sourit. Bertrande a raison. L’avenir ne peut lui réserver que d’heureuses surprises !
3
La vieille, si vieille âme est heureuse.
Il y a longtemps, si longtemps qu’elle n’avait rien fêté.
6 janvier 1435 — Château de Maignelay
À l’horizon de la vaste plaine, nul n’ignore plus qu’en ce jour béni d’un doux hiver seront célébrées les fiançailles de Louis, fils de Philippe, Seigneur de Rochebois, avec Colombe, fille de Guillaume, Seigneur de Maignelay, le maître des lieux. L’imposant château dresse fièrement vers le ciel ses huit tours majestueuses ornées à profusion d’étendards et oriflammes glorifiant la vaillance et le courage des deux compagnons d’armes, dont l’amitié se trouvera scellée à jamais par l’annonce de l’union prochaine des deux jouvenceaux.
Une foule chamarrée et bruyante franchit le pont-levis en un va-et-vient incessant par-delà les larges fossés où l’on déverse d’abondance pétales de rose et fleur de lys. On y croise des paysans venus de toute la contrée, les bras chargés de volailles, légumes et fromages. De lourds chariots transportant les tonneaux de vin et les sacs de farine. Et les chasseurs aux gibecières pleines à craquer. Puis des jongleurs, des musiciens avec vielle, lyre, luth par-dessus leur besace ; des acrobates aussi, et des dresseurs d’ours qui animeront les entremets, lors du banquet qui viendra clore les pourparlers à l’issue desquels les conditions du mariage seront fixées.
Dans la grande salle du château, on dresse les tables. Dans le fond, dos à la cheminée monumentale, face à la porte principale, la table d’honneur, celle où prendront place les fiancés et leurs parents. De chaque côté, en vis-à-vis, une multitude de tréteaux soutient de longues planches recouvertes de nappes blanches, bordées de bancs où s’assiéront les convives, installés comme il convient selon leur rang. On dispose écuelles et tranchoirs, destinés à recevoir les soupes et les rôts. Et les salières, cuillères, couteaux, hanaps.
Les cuisines, au sous-sol de la bâtisse, bruissent d’une agitation fébrile. Maitres queux, sauciers, potagers et rôtisseurs s’affairent à préparer le plus somptueux des festins. L’écuyer tranchant affûte les lames qui couperont les viandes, l’échanson choisit les vins avec soin. Il fait macérer depuis plusieurs jours dans du vin rouge bien sucré au miel, de la cannelle, de la muscade, du gingembre et de la cardamome agrémentés d’un soupçon de poivre gris : l’hypocras accompagnera les charcutailles, pâtés et salades du premier service et les douceurs de la desserte.
Seule à l’écart du tapage des préparatifs de la cérémonie, Colombe de Maignelay écoute le silence, à peine troublé des quelques clameurs qui montent, assourdies, de la basse-cour qu’elle domine. Elle s’est réfugiée là-haut, tout en haut du donjon. Où personne ne songera à la quérir. Où les yeux rivés sur la plaine blanchie par l’hiver qui s’étale à ses pieds, elle observe le train d’équipage qui roule vers le château et dont elle reconnaît les armoiries. Ainsi donc, son destin est en marche, un destin tracé pour elle par son père.
Une voix qui semble venue du fond des âges, mais familière pourtant, lui murmure que là n’est pas son lot. Colombe voudrait la faire taire, mais la voix enfle, se fait insistante. En un geste d’impuissance, la jeune fille s’élance dans le sombre escalier et dévale les marches en courant. Elle ne veut plus rien entendre. Il en est ainsi, elle en fera selon la volonté de son père.
Arrivée au bas des marches, la voix se fait soudain claire et légère. Surprise, Colombe lève les yeux, esquisse un sourire, soulagée. Agnès, en grande exaltation, vient à sa rencontre, l’air faussement courroucé :
— Colombe, ma mie, où étais-tu ? Que nous fais-tu languir ? N’as-tu donc point souvenance du grand jour qu’est le jour d’hui ?
— Si fait, tendre amie… Te voilà apprêtée en bel affublement et grande beauté, ajoute-t-elle admirative à l’endroit de sa cousine dont la robe de soie pourpre souligne la blondeur, le teint pâle et la perfection des traits.
— On en dira autant de toi quand tu seras parée de tes atours. Dépêche-toi !
L’œil malicieux, Agnès ne peut s’empêcher d’ajouter :
— J’ai entrevu ton promis. Il a ma foi belle figure et bonne prestance. Je conçois qu’il ait l’heur de te plaire !
Une robe de fin velours vert bordée d’hermine blanche met en valeur sa taille élancée. Son abondante chevelure dorée rassemblée et tressée, entremêlée de perles, est recouverte d’un voile de batiste agrémenté de fils d’or. À son passage, les conversations s’arrêtent, tous les regards se tournent vers elle, dont l’exceptionnelle beauté rayonne par-delà les épaisses murailles du château. Colombe s’avance dans la chapelle embaumée de roses et de lys vers celui qu’elle retrouve pour confirmer devant Dieu la promesse annoncée par son père de le prendre pour époux avant l’été prochain.
***
10 janvier 1435 — Château de Maignelay
Les festivités accomplies, Louis est retourné guerroyer sous la bannière du roi Charles pour délivrer Paris. Il combat aux côtés de son père Philippe et de Guillaume, le père de sa promise dont il porte désormais les couleurs, pour assiéger la ville et la reprendre à l’ennemi anglais. Tous trois prient Dieu qu’il leur accorde la grâce de voir la cité libérée avant le début des moissons. Les jouvenceaux seraient alors unis à la Saint Jean, en grande liesse et moult festoiement.
Au premier regard échangé avec celui que son père a choisi pour elle, Colombe a su que son cœur désormais ne battrait que pour lui. D’aimable visage et haute stature dans un pourpoint de satin ivoire, aguerri aux armes, enclin à la poésie, il est courtois avec les dames et bien qu’elles ne l’aient que peu approché, les cousines ne tarissent pas d’éloges sur le beau damoiseau.
Colombe a obtenu le consentement d’Héloïse pour garder auprès d’elle Antoinette et Agnès quelques jours encore, en grand besoin qu’elle éprouve d’évoquer avec elles l’existence qu’elle mènera tantôt aux côtés de son preux chevalier. Bien que séduite par Louis, il lui faut exprimer son inquiétude face à la nouvelle vie qui s’ouvre à elle, en une contrée inconnue, avec un homme dont elle ignore tout en dehors de sa charmante apparence. L’après-midi se passe en confidences graves ou légères, entrecoupées d’exclamations joyeuses et de rires malicieux propres aux jeunes filles :
— Tu auras l’heur de t’ébattre en la couche d’un bel époux, lance Agnès, le regard gourmand.
— Gageons qu’il te trouve fort à son goût ! Il n’avait d’yeux que pour tes doux appâts, renchérit Antoinette.
— Votre compagnie m’est plaisante, répond Colombe et j’aurai grand-peine à vous quitter, mes mies.
— Nous le devons pourtant. Lors de tes épousailles, nous serons toutes deux à la Cour d’Anjou, demoiselles d’honneur de la duchesse Isabelle. À elle de parfaire l’éducation qui sied à notre rang, ajoute Antoinette un brin perfide.
Colombe n’a cure de sa moquerie. Elle connaît Antoinette. Elle n’est point méchante, elle souffre juste de la relation privilégiée qui unit ses deux cousines, dans laquelle elle peine à trouver sa place : Colombe est audacieuse, cultivée et de grande influence sur Agnès qui éprouve pour elle admiration et totale confiance.
Le prochain départ d’Antoinette pour la Cour d’Anjou seule avec Agnès lui sera une revanche et Colombe ne saurait lui en vouloir.
Comme chaque soir à la tombée du jour, après avoir quitté ses amies, cette dernière s’envole rapide et légère vers le donjon pour guetter en vain, par-delà la vaste plaine, le messager qui lui apportera les nouvelles des combattants.
4
La vieille, si vieille âme est tourmentée.
Elle voit venir sombre désolation.
11 mai 1435 — Château de Maignelay
Comme chaque soir, Colombe est montée au donjon. Penchée au créneau elle guette, ses yeux fouillent l’horizon dans la nuit qui descend avec l’espoir d’une torche, d’une lumière qui chevaucherait vers elle.
D’un coup, son cœur se met à battre à tout rompre. Là-bas, au loin, une lueur apparaît qui grossit au rythme du galop de la monture que son cavalier talonne avec force. Il hurle des ordres aux gardes, les chaines du pont-levis grincent, mais Colombe ne les entend pas. Elle dévale l’escalier à toutes jambes. Enfin, enfin des nouvelles de son père. De son promis, peut-être aussi ?
Lorsqu’elle arrive dans la grande salle, Héloïse est déjà là, en grand émoi, prête à écouter le récit du messager qu’elle fait asseoir auprès d’elle.
— Dame Héloïse, j’apporte pour vous message de grande urgence et importance. Messire Guillaume…
— Qu’en est-il de mon époux ? s’exclame Héloïse pâle et tremblante. A-t-il péri au combat ?
— Non point. Voici ce qu’il advint : une unité de plus d’un millier d’hommes fut envoyée à Gerberoy non loin d’ici, sur ordre du roi, pour en reprendre les fortifications. Messire Guillaume était l’un deux.
— Eh bien ? Qu’arriva-t-il ? Fut-il blessé d’un mauvais coup reçu ?
— Point non plus. Messire Guillaume souffre d’un mal de fièvre et langueur. Bien que fort affaibli, il désire rentrer en son château recevoir les soins d’une Dame Bertrande qu’il tient en grande estime.
À la vue de son maître, Bertrande donne ordre de dresser une couche dans une petite chambre à l’écart du logis seigneurial. Nul ne peut pénétrer dans la pièce à l’exception de la nourrice qui prépare potions et cataplasmes. Elle a fait tendre les murs d’une étoffe rouge censée refouler la maladie et clouer des planches de bois sur la fenêtre pour plonger la chambre dans l’obscurité favorable à la guérison. Elle reste seule au chevet de Guillaume, ne s’absentant que pour prendre quelque repos.
Un matin, Héloïse n’y tenant plus, désireuse de voir par elle-même de quel mal souffre son époux, brave l’interdiction et pénètre dans la chambre. Elle ne peut retenir un cri d’effroi qui retentit à travers les murs du château. Guillaume est méconnaissable. Son visage, son corps sont couverts de pustules qui suintent et le défigurent. Malgré l’horreur qu’elle ressent, elle approche son visage de celui de son mari et dépose un b****r sur ses lèvres. Il tente de murmurer quelque chose, mais ses paroles restent inaudibles. Elle saisit sa main et la serre longuement contre son cœur.
Alertée par le cri de sa mère, Colombe accourt et pénètre à son tour dans la pièce. Héloïse tente de l’éloigner, mais il est trop tard, la jeune fille est auprès de son père. Elle retient son hurlement et pose à son tour un b****r sur le front brûlant. Lorsque la fidèle nourrice remonte de la cuisine où elle préparait les remèdes du malade, elle trouve les deux femmes en pleurs, agenouillées près du lit. Guillaume de Maignelay a rendu l’âme.
Sans respit, des messagers sont dépêchés au loin pour porter la nouvelle tandis que les crieurs publics vêtus de noir parcourent la contrée en agitant leurs clochettes :
— Oyez, oyez, braves gens, notre seigneur Guillaume n’est plus. Priez pour lui.
Pieuse et digne, Héloïse, le cœur serré, écoute Bertrande lui expliquer la raison de sa prudente fermeté :
— Chère dame Héloïse, notre bien-aimé sieur Guillaume est parti d’un mal, cause de moult morts et souffrances qui se répand promptement alentour. Il se nomme vérole et beaucoup seront atteints si nous n’y prenons garde.
— Je sais désormais pourquoi tu le tins enfermé en cette chambre close. Je fus bien imprudente de m’y rendre. Je suivrai désormais tes conseils.
Renonçant à faire embaumer le corps de son défunt époux comme il en est coutume dans la noblesse, Héloïse ordonne la fabrication d’une effigie à son image retraçant la beauté de son visage et la fierté de son allure. L’effigie du mort sera disposée sous un dais de satin au-dessus du cercueil plombé dissimulé sous une étoffe de velours pourpre, prête à recevoir les honneurs dus à sa gloire et à son rang. Les cérémonies se multiplient, la foule afflue pour rendre hommage au preux combattant de tant de batailles, au seigneur juste et bon que chacun respectait.
Levée à l’aube, couchée au mitan de la nuit, Héloïse s’affaiblit. Elle veut d’abord croire que l’origine de sa grande fatigue est due au désespoir et à l‘agitation extrême des journées de funérailles.
Cependant, la fièvre gagne et la terrasse. Colombe alarmée attrape la main brûlante de sa mère, sent les frissons la parcourir tout entière. Elle fait mander Bertrande qui emmène derechef la malade reposer en la chambre obscure encore tendue de rouge.
— N’aie crainte, Colombe, je veillerai sur elle comme j’ai veillé sur ton père. J’ai acquis à prix d’or un objet fort rare venu d’Orient qui fait, dit-on, merveille pour soigner la vérole.
— Qu’est-ce donc ? Crois-tu que…
Déjà Bertrande boute la jeune fille hors la pièce dont elle ferme la porte à clé et s’en va préparer le remède censé guérir celle qui git dolente sur la couche en toile de lin.
Elle extirpe avec mille précautions d’un coffret de bois précieux la pierre de fiel dont elle râpe finement la surface au-dessus d’un gobelet de vin blanc où elle a pilé de la fiente de chèvre. Elle range ensuite soigneusement l’étrange objet dont les savants d’Orient vantent les vertus. Ils prétendent que cette pierre rare qu’on trouve dans l’estomac de certains animaux et qu’on nomme « bézoard » permet de guérir le terrible mal.
« Si telle est toutefois la volonté de Dieu », murmure Bertrande qui entrouvre les lèvres de la malade pour lui faire absorber le breuvage. Las, malgré les soins prodigués et les mixtures avalées à grand-peine, Héloïse trépasse au soir du cinquième jour.