Droit comme un pin-2

2024 Mots
Cette sortie en forêt, avec le fusil en bandoulière et le chien qui trottinait, tenait plus de la balade que de la partie de chasse. D’ailleurs, personne n’avait encore vu de bécasses. Zita s’était mise à l’arrêt devant un faisan, magnifique rescapé de l’ouverture de la chasse, mais, aujourd’hui, il était interdit de le tuer et Clément s’en tenait rigoureusement au règlement. Sans s’en rendre compte, il avait parcouru pas loin d’une dizaine de kilomètres, empruntant un itinéraire bien rodé qui le ramenait au pied de sa demeure. S’il n’avait pas tiré un seul coup de fusil, il avait tout de même cueilli quelques cèpes ! Avant de passer en cuisine, il devait attraper cinq ou six poulets et les isoler pour le marché de samedi. Il en avait déjà cinq en commande, mais il en prévoyait toujours un de plus. Il y avait souvent un acquéreur à la recherche d’une volaille. Lorsque, enfin, il eut rentré son bois – il se chauffait avec la cuisinière et la cheminée d’un autre âge –, la nuit était tombée. Il alluma la radio pour écouter les informations. De Gaulle avait été désavoué, et Pompidou, fraîchement élu, se rodait au pouvoir. Sans faire de politique, Clément aimait se tenir au courant. Il avait l’impression que la société prenait un tournant. Malgré les allégations des uns et des autres, il fallait admettre que, petit à petit, l’argent prenait le pas sur l’homme. Or, dans sa conception, il estimait que l’on devait privilégier l’homme, que l’argent devait être le fruit du travail et pas celui de la spéculation. Ceux qui ne le connaissaient pas ne pouvaient pas imaginer qu’il était capable de ce type de réflexions. Il n’avait pas fait d’études. Mais il était doté d’un réel bon sens. Une remarque désobligeante avait fusé un jour à son adresse. Il se trouvait au comptoir d’un café et elle venait d’un autre client. Un camarade de classe qui le connaissait bien avait pris sa défense : « Méfie-toi de Clément, ne le prends pas pour un idiot. Ce n’est pas parce que tu gagnes davantage que tu es plus intelligent que lui… » Rien d’intéressant ce soir aux informations, si ce n’était que Chaban avait du mal à imposer sa nouvelle société. Clément laissa la radio en bruit de fond ; les chanteurs étaient les mêmes que ceux qui s’étaient révélés au début de la décennie. Le jeune homme retardait l’ouverture de cette fameuse boîte à biscuits qu’il avait déposée sur la table. Elle risquait bien de décider de son avenir. Il se servit un verre de vin alors qu’il ne buvait d’habitude que le dimanche. Autrefois, la métairie fournissait suffisamment de vin pour l’année. Il se souvenait qu’avant son départ à l’armée, la bouteille trônait à tous les repas sur la table. Pas trop fort, et parfois un peu aigre, on y rajoutait toujours de l’eau. Cette époque était terminée. D’ailleurs, tout s’était arrêté pour Clément lorsqu’il avait pris le train pour la première fois à Morcenx, afin de faire ses classes à Limoges et de rejoindre le contingent en Algérie. Avant son départ, il avait flirté avec quelques jeunes filles qui ne l’avaient pas attendu. Il avait ensuite connu des moments durant lesquels il s’était retrouvé en bagarre avec sa conscience. Le temps avait passé ; l’apaisement était venu peu à peu, mais jamais l’oubli. Depuis son retour d’Algérie, il errait à la recherche de cette liberté et de cette insouciance disparues. La forêt lui avait permis de recouvrer son équilibre, mais jamais son insouciance qui était restée là-bas, dans un coin du bled… Pourquoi fallait-il faire la guerre pour obtenir la paix ? Une question à laquelle il était incapable de répondre et il n’était probablement pas le seul. Et aujourd’hui, d’une autre manière certes, il devait se battre encore pour survivre. Qu’allait-il devenir ? La boîte devant lui détenait une partie de la réponse. Heureuse surprise, il y avait des billets, beaucoup de billets, entassés là depuis longtemps. Certains étaient quasiment neufs, probablement issus d’un échange lors du passage aux nouveaux francs en 1960. Allait-il compter ? D’un premier coup d’œil, il était pratiquement certain de pouvoir assurer le règlement des obsèques de Justine sans retard. Il s’en occuperait dès le lendemain. Tout aussi urgent était de mettre en sécurité cet argent qui ne pouvait pas rester dans la maison. C’était la troisième fois qu’il comptait et recomptait, il n’en croyait pas ses yeux. Il songea à Perrette de La Fontaine. Ne pas rêver, ne pas faire de projets faramineux, mais ce serait bien le comble s’il ne pouvait s’offrir une petite Renault 4 d’occasion. Oh ! Pas tout de suite, les gens trouveraient à redire. Il attendrait, il n’était pas à quelques mois près. Une voiture l’aiderait pour la vente de ses volailles ; il pourrait les livrer plus aisément, aller chercher le grain et les poussins, qu’il achetait au lendemain de leur naissance, aller à la chasse sans être contraint de faire une longue marche pour se rendre à l’endroit qu’il désirait… Sacrée Justine ! Elle avait bien caché son jeu. Elle rognait sur tout, tout était trop cher, et, pendant ce temps, elle entassait les billets sans se rendre compte que l’inflation lui mangeait ses économies. Clément allait mettre tout cela à la Caisse d’épargne. Il y avait d’ailleurs un compte depuis le remariage de sa mère. Mémé Justine avait refusé l’aide de son ex-belle-fille pour élever Clément. Alors, pour soulager sa conscience, Marcelle avait ouvert un compte à son fils et l’avait peu ou prou alimenté, jusqu’à sa majorité. Le jeune homme n’y avait pas touché, il n’en connaissait même pas le solde à ce jour. Comme la grand-mère gardait toujours ses papiers bien classés, il n’eut aucun mal à retrouver le carnet qui indiquait que le capital n’avait pas été revalorisé – avec les intérêts – depuis dix ans. La somme demeurait tout de même coquette. Clément allait être dans l’obligation aujourd’hui d’assumer toutes ces tâches dont la grand-mère s’acquittait seule, quoique, les derniers temps, elle avait eu recours aux bonnes lumières de son petit-fils. *** Noël était arrivé subitement et sans apporter de grands changements dans la vie de Clément. Il avait fini de vendre ses ortolans bien gras, nourris au millet dans leur cage obscure. Pour ces oiseaux, il avait des clients attitrés qu’il ne pouvait pas toujours satisfaire. Cette année avait été si exceptionnelle qu’un nouvel amateur en la personne du boucher-charcutier du village s’était manifesté. Il l’avait interpellé directement dans la rue : — Dis-moi, Clément, j’ai entendu dire que tu avais fait de bonnes prises. Je n’ai jamais sacrifié au rite des ortolans. Il ne t’en resterait pas quelques-uns ? — Si c’est pour toi, c’est d’accord. Si c’est pour les revendre, c’est non… L’affaire avait été conclue. Mais, en plus des ortolans, le boucher lui avait proposé de lui acheter entre quinze et vingt poulets, vivants, par semaine. — J’irai les chercher le jeudi soir. Tu penses que tu peux assurer ? Une aubaine pour Clément ! Un écoulement régulier, et surtout plus le souci de sacrifier ses bêtes et de les préparer. Certes, il les vendrait alors moins cher, mais il se rattraperait sur la quantité. Clément commença à s’équiper en conséquence pour séparer les poulets en fonction de leur âge. En même temps, cette organisation éviterait les maladies. Une chose était certaine : il ne ferait jamais de l’élevage intensif. Mais il dut tout arrêter brusquement entre Noël et le jour de l’An. Le moment choisi par un agent immobilier pour venir planter une pancarte sur l’airial et une autre au bord de la route. Il lui fit bien sentir qu’il devait quitter les lieux, le propriétaire ayant décidé de vendre. En plein désarroi, Clément se rendit chez son bailleur, qui n’avait pas daigné assister aux obsèques de Justine. — Ah ! Mon pauvre Clément, c’est bien triste, ce qui t’arrive… — Alors, vous avez décidé de vendre ? — Mais que veux-tu que je fasse, mon pauvre garçon ? Tu ne vas pas rester là tout seul dans une maison qui est prête à s’écrouler, je le sais bien… Il ne savait rien du tout ! Le jeune homme affirma qu’il commençait à rénover, qu’il lui réglerait le loyer s’il le fallait. Il ajouta que lui, devait cependant lui payer les heures de jardinage, d’élagage, de coupe du bois et de travail en forêt, sans être certain que ce marché lui fût favorable… Cet homme avait toujours craint le grand-père. Sans en connaître la véritable raison, Clément savait que ce n’était pas sa seule bonté qui l’avait incité à laisser Justine dans ses murs jusqu’à sa disparition. Et si d’aventure le grand-père était allé raconter à son épouse pourquoi il le tenait ? Clément osa : — Si le vieux était là, il vous ferait changer d’avis ! Brusquement, le propriétaire se radoucit. — On ne va pas se fâcher, Clément… C’est vrai, nous étions amis avec Maurice. Tu sais, je n’ai pas encore vendu, mais, dès que c’est fait, promets-moi de quitter les lieux. Cela n’aidait aucunement le garçon ; son projet tombait à l’eau, à moins qu’il ne trouvât une ferme qui présentât les mêmes caractéristiques. Ici, au cœur de la forêt, loin de toute habitation, son élevage n’aurait gêné personne. Clément s’en ouvrit au boucher, surtout pour lui signifier qu’il ne pourrait pas honorer le marché qu’ils avaient conclu. Le commerçant était désolé. Il aimait bien ce garçon. Toujours droit, il n’avait qu’une parole. Même s’il semblait parfois quelque peu prisonnier de ses idées, elles n’étaient en rien arriérées. Il avait saisi le caractère de Clément, un homme indépendant qui se pliait difficilement à l’autorité. — Je vais en parler autour de moi, Clément. De plus, j’ai rendez-vous avec le maire pour une affaire. Je vais lui en toucher deux mots. Ce serait bien le hasard si on ne trouvait pas quelque chose. Clément remercia et repartit quelque peu rasséréné. Pourtant, il avait appris à ne compter que sur lui. Et voilà que le commerçant proposait de l’aider alors qu’il trouverait aisément un autre fournisseur. À moins que ce ne fût que des paroles en l’air, rien ne justifiait ce soutien. Noël, le jour de l’An et toutes ces fêtes imposées par le calendrier ne signifiaient rien pour Clément. En cette fin d’année, il se sentait encore plus seul que d’habitude. Il était toujours en bagarre avec le système : il en voulait aux hommes politiques, aux curés, aux journalistes. Justine était toujours là pour l’apaiser. Après l’Algérie, Mai 68 l’avait aigri encore plus. Que cherchaient ces jeunes en conflit avec la société ? Il leur suffisait de travailler pour réussir dans la vie. Sa génération avait eu moins de chance : contraints à faire une guerre qui ne disait pas son nom, à risquer leur vie à tout moment, eux auraient eu des motifs pour se rebeller. Ne voyait-on pas déjà certains meneurs montrer leur nez dans cette politique qu’ils dénonçaient haut et fort ? Clément savait bien que l’on ne changerait pas les hommes ; il y avait peu de chefs désintéressés… Y en avait-il d’ailleurs tout bonnement ? Les citoyens se soumettaient, suivaient comme des moutons ceux qu’ils pensaient être leurs guides. Jusque-là, Clément s’était débattu pour ne pas faire partie du troupeau, mais il savait bien que son combat était voué à l’échec. Heureusement, il y avait la chasse, et, lorsqu’il partait en compagnie de sa chienne, il oubliait tout. La bécasse avait abondé en cette fin d’année. Il vendait ainsi tout son gibier, ce qui lui permettait de tenir en attendant de trouver une solution pérenne à son avenir. Il était décrié par quelques chasseurs, mais la plupart le comprenaient. En revanche, nul ne s’expliquait l’obstination de Clément à refuser de travailler à l’usine. Il s’y ferait certainement facilement embaucher. Le village en comptait plusieurs qui employaient près de deux cent cinquante personnes, sans compter que, pas très loin, la centrale électrique de Morcenx tout comme la papeterie à Mimizan recrutaient en permanence. Aux yeux de tous, le jeune homme passait pour un sauvage que l’on évitait de rencontrer et avec qui on ne bavardait pas. Même au bistrot où il s’était arrêté boire un verre après avoir livré ses dernières bécasses de l’année, les clients n’engageaient pas la conversation. Il était déjà intervenu avec des répliques cinglantes qui laissaient les interlocuteurs sans voix. Seul le patron avait cerné la personnalité du garçon, et là, à quelques heures du réveillon, il sentait que le jeune homme n’allait pas bien. — Tu me parais inquiet, Clément. Quelque chose ne va pas ? — Le propriétaire me fiche dehors ; je ne sais pas ce que je vais faire. — Comme tout le monde, Clément, rentrer dans le rang… — Impossible ! Il ne se voyait pas servir une machine, devenir esclave de sa cadence. — Si tu connais une ferme isolée à louer, je suis preneur. — Cela aussi, tu le sais, Clément… Des terres abandonnées, des maisons vides, ce n’est pas ce qui manque. Les propriétaires vont planter des pins sur les terres et attendre que les Parisiens achètent leurs masures du siècle dernier. Il était vrai que les bâtisses faites de bois et de torchis, soumises aux intempéries et à l’humidité, avaient fait leur temps. On construisait avec des briques creuses. Le bois était réservé à la seule charpente. Une fois n’étant pas coutume, ce soir-là, Clément eut envie de s’attarder, et il ne refusa pas le verre que lui offrit le bistroquet.
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