Droit comme un pin-3

2044 Mots
— C’est ma tournée, pour marquer le passage à la nouvelle année. La salle se vidait. Souvent, les hommes se faisaient attendre dans leurs chaumières ; pas ce soir. Les couples qui en avaient les moyens s’offriraient le restaurant, d’autres se retrouveraient dans des soirées organisées dans les salles des fêtes. Les plus démunis se contenteraient d’un réveillon à la maison, en famille ou entre amis. La Saint-Sylvestre n’était plus réservée aux riches, toutes les classes sociales pouvaient s’octroyer un peu de plaisir. Si Mai 68 avait contribué à augmenter le pouvoir d’achat, la hausse des prix n’avait pas encore complètement rogné l’avantage acquis, mais ce n’était plus qu’une question de temps. Clément serait un des rares à se contenter d’un repas frugal et à aller se coucher. Quelques isolés avaient acheté une télévision pour leur tenir compagnie, cet appareil qui commençait à envahir les foyers. Chez lui, rien… Il devait se secouer, ne pas se laisser aller à la nostalgie… Son avenir était sombre, oui…, et alors ? Il faisait ce qui lui plaisait, il était libre. Il se le répétait souvent tout en sachant que, lorsqu’on est privé de moyens, la liberté connaît rapidement des limites. Cette Renault 4, par exemple, l’avait fait rêver jusqu’à ces jours derniers. Là, c’en était terminé. Il fallait impérativement qu’il conservât son pécule s’il devait affronter le chômage et perdre sa maison. Dans ce petit village, la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre : Clément était à la porte. Bien entendu, le message avait été relayé bien fort et était parvenu aux oreilles de sa mère qui vivait aisément avec un mari occupant un poste de cadre dans un atelier des papeteries. Marcelle vint rendre visite à son fils le jour de l’An, peu avant midi. Le jeune homme se fit attendre ; il était parti à la chasse, plus par routine que par véritable envie. Toute la nuit, il avait ressassé sa situation, il avait mal dormi. Alors, ce matin, il n’était pas pressé de rentrer dans cette maison froide… Il fut surpris de trouver sa mère qui faisait les cent pas au soleil, de manière à se réchauffer. Que voulait-elle ? Cela faisait plus d’un mois que mémé Justine s’en était allée, et elle ne s’était toujours pas manifestée. — Tu as pris du gibier ? — Deux bécasses. C’est toujours ça. Pour lui, cela représentait cent francs, pas la panacée évidemment… — Tu veux venir déjeuner avec nous ? — Tu as ta famille ? Marcelle avait compris. « Sa famille », c’était celle de son mari, dont il s’excluait. — Tu ne crois pas qu’il y a des choses plus importantes à gérer ? — Quoi, par exemple ? — Tu vas te retrouver à la rue, et « ma famille », comme tu dis, mon mari en l’occurrence, peut t’épauler pour trouver un travail. — Pour me retenir prisonnier dans son usine infernale ! Très peu pour moi. — Mais bon sang, que vas-tu faire ? — Me débrouiller. J’ai l’habitude, non ? Me débrouiller seul… — Tu n’as pas compris qu’on peut t’aider, Clément, qu’on veut t’aider. Il suffit que tu donnes ton accord. — Non merci. C’est tout ce que tu voulais me dire ? Tu voulais te donner bonne conscience à cause de ce que les gens vont raconter ! Marcelle tourna les talons et grimpa dans sa voiture en grommelant : — Si tu changes d’avis, tu n’auras qu’à te déplacer. Clément ne changerait pas d’avis. C’était dit une fois pour toutes, il n’irait jamais travailler en usine. Il voyait autour de lui les ravages que provoquait l’argent, les couples qui se défaisaient, les filles qui préféraient fréquenter les garçons qui avaient, non pas un bon métier, mais un bon salaire. À bientôt trente et un ans, il savait que, à moins d’un miracle, jamais il ne se marierait, jamais il n’aurait d’enfants, aucune fille ne voulait ni ne voudrait de lui. Il regrettait quelque peu d’avoir bousculé sa mère. Mais il n’avait jamais pu oublier qu’elle s’était trop vite consolée de l’accident mortel dont son père avait été victime. *** Cette fois, Michèle n’en pouvait plus. Elle avait entassé pêle-mêle des vieux vêtements sur le sol du garage et s’était couchée dessus en chien de fusil comme pour se protéger encore des coups qu’elle venait de recevoir de la part de son mari. Il semblait s’être calmé après avoir tenté d’enfoncer la porte à grands coups d’épaule et de pied. Lui aussi avait dû se blesser, car, après un ultime assaut, elle n’avait plus rien entendu. Elle se laissa alors aller. Des larmes coulaient sur son visage tuméfié. Depuis longtemps, elle envisageait la séparation, mais Antoine la menaçait : « Si tu me quittes, je vous tue toutes les deux, la petite et toi. » Il considérait que Céline n’était pas sa fille et il le faisait payer lourdement à Michèle. La jeune femme savait qu’elle avait fait une erreur ; elle avait cru qu’Antoine buvait pour se donner une contenance, pour avoir le courage de l’aborder. Au demeurant, il était touchant de timidité et de tendresse. Mariée à vingt ans, Michèle n’avait connu aucun autre homme. Cela n’empêchait pas Antoine de se montrer toujours extrêmement jaloux. Ils travaillaient tous deux dans la même usine à bois, mais dans des ateliers différents. De temps à autre, Antoine quittait son poste pour venir la surveiller. Toujours souriante avec ses collègues, prête à plaisanter, Michèle ne se méfiait pas. Le soir, lorsque, après avoir bu plus que de raison, son mari rentrait à la maison, indifférent à la présence de Céline, les coups pleuvaient. Plusieurs fois, malgré un maquillage minutieux, Michèle n’avait pu effacer complètement les hématomes. Les justifications du genre « je me suis cognée à une porte » devenaient trop fréquentes et plus personne n’était dupe. Pour lui éviter des représailles, ses collègues avaient alors cessé de plaisanter avec elle, même de lui parler, et elle s’était retrouvée dans une solitude encore plus profonde. Désormais, elle accomplissait des gestes répétitifs à longueur de journée, l’esprit envahi par la crainte de rentrer chez elle. Or, il y a toujours des charognards à l’affût des bêtes blessées. Malgré sa solitude et son regard perdu, Michèle n’en était pas moins une très jolie femme. Brune, mince, de taille moyenne, elle promenait son corps avec élégance au milieu des machines qui vomissaient du bois à une cadence infernale. Même s’il n’était pas le seul homme de l’atelier, le contremaître y régnait comme un coq. Aux filles jalouses qui le voyaient tourner autour de Michèle, il répondait qu’il voulait la distraire et lui faire oublier ses problèmes. Cela n’empêchait pas certaines de faire des paris – « conclura-t-il ou pas ? » – et de jaser à tous vents. Les ragots se répandirent jusqu’au bistrot, la tension grimpa carrément entre Antoine et le contremaître. Il avait fallu les séparer ; le contremaître avait mésestimé la force d’Antoine qui paraissait malingre. Il aurait sans doute pris une correction si les clients et le patron, un ancien rugbyman, n’étaient intervenus. Le lendemain, le chef d’équipe déambulait dans l’atelier avec un œil au beurre noir parce qu’Antoine ne s’était pas privé de viser ce visage souriant. Quant à Michèle, sa pommette était enflée. Les commentaires étaient allés bon train : ils avaient dû se faire surprendre par Antoine. L’instituteur de Céline avait eu vent de la situation. Il avait fait le maximum pour aider la gamine à ne pas sombrer en classe alors qu’elle était une excellente élève. Il voulait qu’elle continuât sa scolarité, mais dans un établissement éloigné où elle serait en pension. Pour son entrée en sixième, il avait fait appel à une assistante sociale qui avait monté et obtenu un dossier de bourses. À l’écart de la scène familiale, Céline travaillerait enfin sereinement. Mais comment pourrait-elle partir en paix alors que des images tragiques hantaient ses pensées et ses nuits ? Elle avait souvent vu sa mère gisant inconsciente sur le carrelage tandis qu’Antoine s’acharnait encore sur ce corps sans défense. Elle se couchait alors tout contre Michèle, l’entourant de ses petits bras, et pleurait en silence. La scène avait l’air de dégriser l’ivrogne qui quittait alors la pièce… Jusqu’au jour où la fillette se rebella. Elle voulut faire la morale à son père. En réponse, elle reçut une gifle magistrale qui l’assomma à demi. Le lendemain, les marques avaient alerté l’instituteur qui lui avait demandé en aparté si c’était l’œuvre de son père. Elle avait hoché la tête. L’enseignant n’avait pas insisté, mais il s’était entretenu du sujet avec le maire et l’assistante sociale. Tous trois avaient décidé de garder le silence, mais, à la prochaine alerte, ils interviendraient. Il n’y eut pas de seconde fois parce que Céline avait compris. Le cas de Michèle était bien plus délicat. Tant qu’elle ne portait pas plainte, ils ne pouvaient rien entreprendre, mais tout le monde craignait le drame. Au début de leur union, Antoine n’était ni ivre ni agressif. Certes, il fréquentait le bistrot, mais il ne dépassait pas les limites. Puis arriva un jour où l’intégralité de son salaire passa dans la boisson. Michèle était alors contrainte de faire fonctionner le ménage avec son maigre salaire. Antoine n’était pas très exigeant sur la nourriture quand il avait bu, et les coups portaient moins fort, car elle arrivait à les esquiver. Pendant quelque temps, elle était parvenue à se refuser à lui : « On verra ça quand tu te seras fait soigner et que tu ne boiras plus. » Céline grandissait et son corps commençait à prendre des formes. Alors, un jour, puisqu’elle n’était pas sa fille et que sa mère se refusait à lui, Antoine avait tenté d’abuser d’elle. Heureusement, Michèle était arrivée à temps. Elle avait saisi un couteau de cuisine et elle l’avait planté jusqu’à la garde dans le bras qui retenait sa fille. « Cours, Céline, va chercher le médecin. Fais vite. » La fillette avait regardé sa mère, craignant pour elle, mais le sang qui giclait du bras l’avait incitée à se dépêcher. Le cabinet médical se trouvait à peine à trois cents mètres du domicile. Lorsque le praticien était arrivé, Antoine s’était évanoui, Michèle avait retiré le couteau et posé un garrot sur le bras. Le médecin avait félicité Michèle pour les premiers soins apportés. Il avait voulu savoir ce qui s’était passé. Les explications confuses avaient alerté le docteur qui avait sollicité l’autorisation d’examiner la fillette. La mère savait qu’il ne l’avait pas touchée : « Je suis arrivée à temps. » Antoine fut admis dans un hôpital psychiatrique et il commença une thérapie. Le médecin, le maire, l’assistante sociale avaient insisté pour entamer une procédure de divorce. « Vous comprenez qu’il peut recommencer avec la petite et que vous n’arriverez pas toujours à temps ! » Officiellement, Antoine s’était blessé en coupant du jambon, et personne n’avait contesté cette version. La crainte de Michèle avait été plus forte que la raison, et elle avait tellement attendu pour demander le divorce qu’Antoine était rentré de sa cure de désintoxication. Presque un miracle, elle ne l’avait pas reconnu. Elle l’avait cru guéri. Pendant quelques mois, il s’était comporté comme un homme normal, allant jusqu’à regretter son ancienne attitude. Le proverbe le dit… « Qui a bu boira. » Et ce fut ce qui arriva. Il avait suffi de quelques moqueries, de mises au défi, de paris idiots, et le vice revint au galop. Michèle l’avait menacé : « Si tu continues, je pars… » En réponse, il usa d’une telle violence physique que les voisins furent alertés. Ils avaient appelé le maire qui avait fait venir les gendarmes. Antoine fut à nouveau interné. Michèle avait réfléchi longtemps avant de porter plainte. Bien sûr qu’elle aspirait à vivre en paix, comme tout le monde, mais elle avait peur des représailles et elle ne voulait pas que son mari terminât en prison à cause d’elle. Et quelle honte pour Céline d’être la fille d’un détenu ! Certes, elle n’avait plus aucune affinité avec lui, elle se demandait même comment elle avait pu être assez idiote pour l’épouser, mais elle n’avait pas envie de le détruire. « Peut-être évitera-t-il la prison », lui avaient dit les gendarmes. Michèle avait fini par faire le pas… Une plainte fut déposée, le divorce fut prononcé. Antoine fut condamné avec sursis et fut interdit de séjour dans les Landes. Michèle était toujours aux aguets, craignant de le voir débarquer un jour, une nuit. N’y tenant plus, elle avait déménagé dans un petit appartement dont son employeur était propriétaire. Le contremaître avait appuyé sa demande pour l’attribution du logement. Du moins le prétendait-il… Il avait désormais le champ libre : Céline en pension, Michèle vivait seule durant toute la période scolaire. Elle avait quitté un tortionnaire pour en retrouver un autre, plus subtil celui-là. Yvan la harcelait et usait de chantage : c’était grâce à lui si elle avait obtenu l’appartement. « Et pour me sauter aussi ! Tu dois comprendre que j’ai besoin de respirer un peu. Les hommes, ras le bol… » Yvan serait patient, il redoublerait de gentillesse et d’attention. Un jour, il serait récompensé, car il savait s’y prendre avec les femmes. Michèle avait besoin de tendresse, il allait lui en donner. De son côté, la jeune employée ne se sentait aucune affinité pour cet homme marié, qui couchait avec toutes les filles de l’atelier qui se le disputaient, créant une ambiance malsaine à la limite de l’explosion. Le manège d’Yvan vis-à-vis de Michèle était si flagrant qu’un jour le directeur avait demandé à la rencontrer. « Madame, je vous prie d’arrêter de tenter de séduire M. Yvan. Cela nuit au rendement de l’atelier… »
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