Deuxième partie-4

2023 Mots
– Toi, oui, dit la Peyrade. Avec une tête et des manies littéraires qui, du reste, sont souvent pleines d’esprit et de bon sens, tu as un cœur d’or ; avec toi, les relations sont sûres et tu sais ce que tu veux ; mais Brigitte, tu verras, quand tu lui parleras d’avancer le moment du mariage, quelle résistance elle fera à cet arrangement ! – Moi, je crois que Brigitte t’a toujours voulu et te veut encore pour gendre, si je puis m’exprimer ainsi ; mais, quand elle ne le voudrait pas, je te prie de croire que, dans les choses importantes, je sais faire triompher ma volonté. Seulement, précisons bien ce que tu désires ; ensuite, nous partirons du pied gauche, et tu verras que tout ira bien. – Je veux, dit la Peyrade, mettre la dernière main à ta brochure, car, avant toute chose, je m’occupe de toi. – Certainement, dit Thuillier, il ne s’agit pas d’échouer au port. – Eh bien, pars de cette idée que je suis annihilé, abruti par la perspective de ce mariage qui reste en l’air, et, vois-tu, tu ne tireras pas de moi une page que, d’une façon ou de l’autre, la question ne soit résolue. – Enfin, dit Thuillier, comment la poses-tu, la question ? – Naturellement, si l’arrêt de Céleste doit tourner contre moi, je dois désirer une solution très prochaine. Si je suis condamné à faire un mariage de raison, au moins ne faut-il pas manquer l’occasion dont je t’ai parlé. – Soit ; mais quel délai entends-tu nous donner ? – Il me semble qu’en quinze jours une fille peut savoir ce qu’elle veut. – Sans aucun doute, dit Thuillier, mais je répugne à laisser Céleste prononcer sans appel. – Moi, j’accepte la chance ; je sortirai de l’incertitude, ce qui est pour moi le premier point, et puis, entre nous, je ne suis pas si aventureux que j’en ai l’air ; ce n’est pas en quinze jours qu’un fils de Phellion, c’est-à-dire l’entêtement incarné dans la sottise, en aura fini avec ses hésitations philosophiques, et certainement Céleste ne l’acceptera pas pour mari qu’il n’ait donné des gages de sa conversion. – Ça, c’est probable. Mais, si Céleste allait traînasser, si elle ne voulait pas accepter l’alternative ? – Ceci vous regarde, dit le Provençal, le ne sais pas comment, à Paris, vous entendez la famille ; mais je sais que, dans notre comtat d’Avignon, il est sans exemple qu’on ait jamais fait à une petite fille une liberté pareille. Si toi, ta sœur, en supposant qu’elle joue franc-jeu, et un père et une mère, vous ne parvenez pas à faire vouloir à une enfant que vous dotez quelque chose d’aussi simple et d’aussi raisonnable que de choisir en toute liberté entre deux prétendants, alors serviteur ! Il faut tout bonnement écrire sur la porte de la maison que Céleste est reine et souveraine. – Nous n’en sommes pas tout à fait là, dit Thuillier d’un air capable. – Quant à toi, mon vieux, repartit la Peyrade, je t’ajourne, après la décision de Céleste ; heureux ou malheureux, je me mettrai à l’œuvre, et en trois jours tout sera prêt. – Enfin, reprit Thuillier, on sait ce que tu as dans l’âme ; je vais en causer avec Brigitte. – C’est assez triste, ta conclusion, dit la Peyrade, mais malheureusement c’est comme ça. – Comment ! que veux-tu dire ? – J’aimerais mieux, tu l’imagines, t’entendre me répondre que la chose est faite ; mais les vieux plis ne s’effacent pas. – Ah ça ! tu crois donc que je suis un homme sans volonté, sans initiative ? – Non ! mais je voudrais bien être dans un petit coin pour voir comment tu aborderas la question avec ta sœur. – Parbleu ! je l’aborderai franchement, et un Je veux bien sec sera au bout de toutes les objections. – Ah ! mon pauvre garçon, dit la Peyrade en lui frappant sur l’épaule, depuis Chrysale des Femmes savantes, qu’on en a vu de ces foudres de guerre qui baissent pavillon devant des volontés féminines habituées à les dominer ! – C’est ce que nous verrons ! dit Thuillier en faisant une sortie théâtrale. L’ardeur de voir paraître sa brochure et l’habile doute jeté sur l’inflexibilité de sa volonté en avaient fait un furieux, un tigre ; il sortait dans une disposition, si on lui résistait, à tout mettre dans sa maison à feu et à sang. De retour chez lui, Thuillier posa aussitôt la question à Brigitte. Celle-ci, avec sa crudité de bon sens et d’égoïsme, fit remarquer qu’en devançant ainsi l’époque précédemment fixée pour le mariage de la Peyrade on faisait la faute de se désarmer ; on ne serait plus sûr, le moment de l’élection arrivé, que l’avocat mît tout son zèle à en préparer le succès ; ce serait, dit la vieille fille, comme pour la croix. – Il y a une différence, répondit Thuillier, la croix ne dépend pas directement de la Peyrade, tandis que l’influence qu’il a su se donner dans le douzième arrondissement, il en disposera à sa volonté. – Et si sa volonté, repartit Brigitte, était, quand nous l’aurons remplumé, de travailler pour son compte, un ambitieux comme lui ! Ce danger ne laissa pas de frapper le futur candidat, qui cependant crut trouver quelques garanties dans la moralité de la Peyrade. – On n’est pas un homme délicat, repartit Brigitte, quand on met aux gens le marché à la main, et cette manière de nous faire danser comme des griffons devant un morceau de sucre pour avoir la fin de ta brochure ne me plaît pas du tout. Est-ce qu’en te faisant aider par Phellion, tu ne pourrais pas te passer de lui ? Ou bien, j’y pense, madame de Godollo, qui connaît tant de monde dans la politique, te trouverait peut-être un journaliste ; on dit que c’est tous des bas percés : pour une vingtaine d’écus, on en verrait la farce. – Et le secret, répondit Thuillier, serait entre les mains de deux ou trois personnes ? Non ! j’ai absolument besoin de la Peyrade ; il le sent, et nous fait ses conditions. Mais, en résumé, nous lui avons promis Célestine, et ce n’est qu’une avance d’un an tout au plus ; que dis-je ? une avance de quelques mois, de quelques semaines peut-être ; le roi vous casse une Chambre au moment où personne ne s’y attend. – Mais si Céleste ne voulait pas de lui ? objecta Brigitte. – Céleste ! Céleste ! répondit Thuillier, il faudra bien qu’elle fasse ce que l’on voudra. On devait penser à cela quand on a pris l’engagement avec la Peyrade, car enfin il y a une parole donnée ; d’ailleurs, puisqu’on permet à cette petite fille de choisir entre lui et Phellion ! – De manière, répondit la sceptique mademoiselle Thuillier, que, si Céleste se prononçait en faveur de Félix, tu croirais, toi, encore au dévouement de la Peyrade ? – Que veux-tu que j’y fasse ? Ce sont là ses conditions. D’ailleurs, le compère a tout calculé, il sait bien que jamais Félix ne se décidera à apporter à Céleste un billet de confession, et que sans cela la petite masque ne l’acceptera jamais pour mari. Le jeu de la Peyrade est donc très habile. – Trop habile, dit Brigitte ; du reste, arrange ça comme tu voudras ; moi, je ne m’en mêle pas ; toutes ces finasseries-là ne sont pas de mon goût. Thuillier vit madame Colleville et lui intima d’avoir à prévenir Céleste des projets que l’on avait sur elle. Céleste n’avait jamais été autorisée officiellement dans ses sentiments pour Félix Phellion. Flavie, au contraire, à une autre époque, lui avait expressément défendu de donner au jeune professeur aucune espérance ; mais, comme du côté de madame Thuillier, sa marraine, qui seule recevait ses confidences, elle se sentait assez soutenue dans son inclination, elle se laissait aller doucement à sa pente sans beaucoup se préoccuper des obstacles que pouvait un jour rencontrer son choix. Lors donc qu’il lui fut ordonné d’avoir à se décider entre Félix et la Peyrade, la naïve enfant fut uniquement frappée d’un des deux termes de l’alternative, et elle se figura qu’elle faisait un bénéfice notable par cet arrangement qui la rendait maîtresse de disposer de sa personne, ainsi que son cœur le lui disait. Mais la Peyrade ne s’était pas trompé dans son calcul quand il avait compté que, d’une part, l’intolérance religieuse de la jeune fille, d’autre part, l’inflexibilité philosophique de Phellion fils, créeraient à leur rapprochement un obstacle invincible. Le soir même du jour où Flavie avait été chargée de communiquer à Céleste les volontés souveraines de Thuillier, les Phellion vinrent passer la soirée chez Brigitte, et un engagement très vif eut lieu entre les deux jeunes gens, Mademoiselle Colleville n’aurait pas eu besoin que sa mère lui insinuât qu’il serait souverainement inconvenant de faire intervenir comme argument dans sa controverse avec Félix l’approbation conditionnelle donnée à leurs sentiments. Céleste avait à la fois trop de délicatesse et trop d’ardeur religieuse pour vouloir obtenir la conversion de celui qu’elle aimait d’autre chose que de sa conviction. Leur soirée se passa donc tout entière en débats théologiques, et l’amour est un si étrange protée, et il peut prendre tant de formes imprévues, que, habillé ce jour-là en robe noire et en bonnet carré, il n’avait pas du tout la mauvaise grâce que l’on pourrait imaginer. Mais Phellion fils fut, dans cette rencontre, dont il ignorait la solennité, du dernier des malencontreux. Outre qu’il ne concéda rien, il prit des airs de discussion légers et ironiques, et finit par si bien mettre la pauvre Céleste hors d’elle-même, qu’elle lui signifia une rupture définitive et lui défendit de reparaître devant elle. C’était bien le cas pour un amoureux plus expérimenté que le jeune savant de revoir Céleste le lendemain même, car on n’est jamais plus près de s’entendre dans les choses de cœur qu’au moment où l’on vient de se déclarer la nécessité d’une séparation éternelle. Mais cette loi n’est pas une règle de logarithme, et Félix Phellion, incapable de la deviner, se crut très sérieusement et très positivement proscrit ; de telle sorte que, pendant les quinze jours donnés à la jeune fille pour délibérer, comme dit le Code en matière de succession bénéficiaire, attendu jour à jour et minute à minute par Céleste, qui, du reste, ne pensait pas plus à la Peyrade que s’il eût été tout à fait étranger dans la question, le déplorable garçon n’eut pas même l’idée la plus lointaine de rompre son ban. Heureusement pour ce stupide amoureux, veillait une fée bienfaisante, et, la veille du jour où Céleste allait avoir à déclarer son choix, voici ce qui se passa : C’était un dimanche, le jour que les Thuillier continuaient d’affecter à leurs réceptions périodiques. Convaincue que le coulage, dit vulgairement panier, est la ruine des fortunes les mieux établies, madame Phellion était dans l’usage d’aller de sa personne faire les achats chez ses fournisseurs. De temps immémorial, dans la maison Phellion, le dimanche était jour de pot-au-feu ; et la femme du grand citoyen, dans ce costume à dessein négligé dont s’affublent les ménagères quand elles vont aux provisions, revenait tout prosaïquement de la boucherie, suivie de sa cuisinière, qui portait dans son panier un magnifique morceau de gîte à la noix. Déjà deux fois, elle avait sonné à sa porte, et un terrible orage s’amassait sur la tête du petit domestique, qui, par sa lenteur à venir ouvrir, faisait à sa maîtresse une situation beaucoup moins tolérable que celle de Louis XIV, lequel avait seulement failli attendre. Dans sa fiévreuse impatience, madame Phellion venait de donner à la sonnette une troisième et terrible impulsion. Qu’on juge de sa confusion et de son émoi quand à ce moment, d’un petit coupé venu avec fracas s’abattre à la porte de sa maison, elle voit descendre une femme, et quand, dans cette visiteuse si intempestive et si matinale, elle reconnaît l’élégante comtesse Torna de Godollo ! Devenue rouge-pourpre, l’infortunée bourgeoise perdit la tête, et, noyée dans ses excuses, elle allait par quelque gaucherie suprême compliquer sa position, déjà si fausse ; heureusement, attiré par le bruit incessant de la sonnette, Phellion, vêtu d’une robe de chambre et coiffe d’une calotte grecque, était sorti de son cabinet pour voir ce qui se passait. Après une phrase qui, par sa pompeuse allure, compensait largement le négligé du costume qu’elle était destinée à excuser, le grand citoyen, avec cette sérénité qui ne l’abandonnait jamais, offrit galamment la main à l’étrangère, et, après l’avoir installée au salon : – Peut-on, sans indiscrétion, dit-il, demander à madame la comtesse ce qui nous procure l’avantage inespéré de sa visite ? – J’ai désiré, répondit la Hongroise, causer avec madame Phellion d’un intérêt qui doit vivement la préoccuper. Je n’ai pas l’occasion de la voir sans témoins ; alors, quoi qu’à peine connue d’elle, je me suis permis de venir la relancer jusqu’ici. – Comment donc ! madame, c’est un honneur insigne pour notre pauvre demeure… Mais que devient donc madame Phellion ? ajouta avec impatience le digne homme en se dirigeant vers la porte. – Non, je vous en conjure, dit la comtesse, veuillez ne pas la déranger. Je suis venue maladroitement me jeter au milieu de ses soins de maison. Brigitte commence à très bien faire mon éducation, et je sais le respect qu’on doit avoir pour les soucis d’une ménagère. D’ailleurs, je ne suis pas fort à plaindre, j’ai le dédommagement de votre présence, sur laquelle je n’avais pas compté.
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