Deuxième partie-5

2021 Mots
Avant que Phellion eût pu répondre à cette parole obligeante, madame Phellion parut : un bonnet à rubans avait remplacé le chapeau de marché, et un vaste châle dérobait les autres insuffisances de la toilette matinale. En voyant entrer sa femme, le grand citoyen voulut discrètement se retirer. – Monsieur Phellion, dit la comtesse, vous n’êtes pas de trop pour la conférence que j’ai désirée avec madame ; au contraire, votre judiciaire excellente ne peut que très utilement servir à éclairer une question où vous n’êtes pas moins intéressé que votre digne compagne ; il s’agit du mariage de monsieur votre fils. – Le mariage de mon fils ! dit madame Phellion d’un air d’étonnement ; mais je ne sache pas que rien de pareil soit en ce moment sur le tapis. – Le mariage de M. Félix avec Céleste, reprit la comtesse, est, je pense, un de vos désirs, sinon un de vos projets ? – Nous n’avons fait, madame, dit Phellion, aucune espèce de démarche extérieure pour cet objet. – Je ne le sais que trop, repartit la Hongroise, puisque au contraire chacun, dans votre famille, semble s’étudier à contrecarrer mes efforts ; mais enfin, ce qui est clair, malgré toute la réserve et, je trancherai le mot, malgré toute la maladresse apportée au maniement de cette affaire, c’est que les deux jeunes gens s’aiment, c’est qu’ils se trouveront tous deux fort à plaindre s’ils ne sont l’un à l’autre ; et parer à ce désastre, tel est le but de la démarche à laquelle je me suis décidée ce matin. – Nous ne pouvons, madame, dit Phellion, qu’être profondément touchés de l’intérêt que vous voulez bien montrer pour le bonheur de notre enfant ; mais, en vérité, cet intérêt… – À quelque chose de si inexplicable, interrompit vivement la comtesse, qu’il vous met un peu en défiance ? – Oh ! madame ! dit Phellion en s’inclinant d’un air de respectueuse dénégation. – Mon Dieu ! continua la Hongroise, l’explication de mon procédé est très simple. J’ai étudié Céleste, et, dans cette chère et naïve enfant, j’ai démêlé une valeur morale qui me ferait vivement regretter de la voir sacrifiée. – Il est certain, dit madame Phellion, que Céleste est un ange de douceur. – Quant à M. Félix, j’ose m’y intéresser, d’abord parce qu’il est, pour moi, le digne fils du plus vertueux des pères… – Madame, de grâce ! dit Phellion en saluant derechef. – Mais il se recommande aussi, pour moi, par cette gaucherie de l’amour vrai, qui éclate dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles. Nous autres femmes, nous trouvons un charme inexprimable à voir la passion sous une forme qui ne nous menace ni de déceptions ni de mécomptes. – Mon fils, en effet, n’est pas brillant, dit madame Phellion avec une pointe d’aigreur à peine saisissable. Ce n’est pas un jeune homme à la mode. – Mais il a les qualités les plus essentielles, reprit la comtesse, et un mérite qui s’ignore lui-même, ce qui est la dernière consécration de la supériorité intellectuelle. – En vérité, madame, dit Phellion, vous nous forcez d’entendre des chôoses !… – Qui ne sont pas au-delà de la vérité, interrompit la comtesse. Une autre raison qui me porte encore à me passionner pour le bonheur de ces jeunes gens, c’est que je ne me passionne d’aucune façon pour celui de M. de la Peyrade, qui est faux et avide. Sur la ruine de leurs espérances, cet homme cherche à bâtir tout le succès de sa captation. – Il est certain, dit Phellion, que M. de la Peyrade a des profondeurs ténébreuses où pénètre difficilement la lumière. – Et, comme j’ai eu le malheur d’avoir pour mari, continua madame de Godollo, un homme de ce caractère, la pensée seule des tourments auxquels Céleste serait réservée par une association aussi fatale m’a donné, pour le salut de son avenir, l’élan de charité qui peut-être, maintenant, cesse de vous surprendre. – Nous n’avions pas besoin, madame, dit Phellion, des explications si concluantes dont vous venez d’illuminer votre conduite, mais les fautes par lesquelles nous aurions contrarié vos généreux efforts, j’avoue que, pour éviter de les commettre encore, il ne me paraîtrait peut-être pas inutile de nous les faire toucher au doigt. – Combien y a-t-il de temps, demanda la comtesse, qu’aucune personne de votre famille n’a paru dans la maison Thuillier ? – Mais, si j’ai bonne mémoire, dit Phellion, nous y fûmes le dimanche qui suivit le dîner pour la plantation de la crémaillère. – Ainsi, quinze jours d’absence bien comptés, dit la Hongroise ; et vous croyez qu’en quinze jours rien n’arrive ? – Si vraiment, puisque trois glorieuses journées nous ont suffi, en 1830, pour renverser une dynastie parjure et fonder l’ordre de choses qui nous régit. – Vous voyez bien ! dit la comtesse. Et, dans cette soirée, il ne se passa rien entre Céleste et monsieur votre fils ? – Si vraiment, répondit Phellion, une explication fort désagréable au sujet des opinions religieuses de Félix ; car, il faut bien le dire, cette bonne Céleste, qui en toute autre chose est un charmant caractère, sur le chapitre de la dévotion se montre quelque peu fanatique. – J’accorde cela, dit la comtesse, mais elle a été élevée par la mère que vous savez, et on ne lui a pas montré la figure de la piété sincère, on lui en a montré la grimace ; les Madeleines repenties de l’espèce de madame Colleville veulent toujours avoir l’air de se retirer au désert, en société d’une tête de mort. Elles ne croient pas qu’on puisse faire son salut à meilleur marché. Après tout, cependant, qu’avait demandé Céleste à M. Félix ? de lire l’Imitation de Jésus-Christ. – Il l’a lue, madame, repartit Phellion ; il a trouvé que c’était un livre fort bien écrit, mais ses convictions, c’est un malheur, n’ont pas même été entamées par cette lecture. – Et vous trouvez habile de n’avoir pas su faire à sa maîtresse une pauvre petite remise sur l’inflexibilité de ces convictions ? – Mon fils, madame, n’a jamais reçu de moi la moindre leçon d’habileté ; la loyauté et la droiture, voilà les principes que j’ai essayé de lui inculquer. – Il me semble, monsieur, qu’on ne manque pas à la loyauté quand, avec un esprit malade, on prend quelque biais et qu’on évite de le heurter ; mais, enfin, mettons que M. Félix se devait à lui-même d’être cette barre de fer contre laquelle sont venues se briser toutes les supplications de Céleste. Était-ce une raison, quand après cette scène, qui n’était pas la première du même genre, et qui avait eu un caractère de rupture, il avait l’occasion de se rencontrer avec elle dans le salon de Brigitte, terrain tout à fait neutre, pour se tenir quinze jours durant sous sa tente ? Devait-il surtout couronner cette bouderie par un procédé qui me passe, et qui, connu de nous il y a un moment, a porté dans le cœur de Céleste à la fois le désespoir et le sentiment le plus vif d’irritation ? – Mon fils capable d’un procédé pareil ! c’est impossible, madame ! s’écria Phellion. Ce procédé, je ne le connais pas ; mais je n’hésite point à déclarer que vous êtes généralement mal informée. – Rien cependant n’est plus réel. Le jeune Colleville, dont c’est aujourd’hui le jour de sortie, vient de nous dire que, depuis plus d’une semaine, M. Félix, qui précédemment venait avec la dernière exactitude lui donner des répétitions de deux jours l’un, a cessé complètement de s’occuper de lui. À moins que monsieur votre fils ne soit souffrant, je n’hésite pas à dire que cette absence est le comble de la maladresse. Dans la situation où il était avec la sœur, c’étaient deux répétitions par jour qu’il fallait donner au frère, au lieu de choisir ce moment pour lui supprimer ses soins. Les Phellion, mari et femme, se regardèrent comme s’ils se fussent consultés pour répondre. – Mon fils, madame, dit madame Phellion, n’est pas précisément malade ; mais, puisque vous nous mettez sur la voie en nous révélant un fait, j’en conviens, fort étrange et qui est à mille lieues de ses habitudes et de son caractère, je dois vous avouer que, depuis le jour où Céleste a eu l’air de lui signifier que tout était fini entre eux, il se passe dans Félix quelque chose d’extraordinaire ; M. Phellion et moi en sommes vivement inquiétés. – Oui, madame, dit Phellion, ce jeune homme n’est certainement pas dans son assiette. – Mais qu’y a-t-il ? demanda la comtesse avec intérêt. – Il y a, dit Phellion, que, le soir de la scène, mon fils, de retour ici, versa dans le sein de sa mère des larmes brûlantes en nous donnant à connaître que, dans son opinion, c’en était fait du bonheur de sa vie. – Jusque-là, dit madame de Godollo, il n’y a rien que d’assez naturel ; les amants voient toujours les choses au pis. – Sans doute, dit madame Phellion ; mais que depuis ce moment Félix n’ait plus fait la plus petite allusion à son malheur, que dès le lendemain il se soit remis à ses travaux avec une sorte de frénésie, cela vous semble-t-il naturel aussi ? – Cela pourrait encore s’expliquer : l’étude passe pour une grande consolatrice. – Rien n’est plus vrai, dit Phellion ; mais, dans toute l’habitude extérieure de Félix, il y a quelque chose d’exalté et en même temps une concentration que vous auriez peine à vous représenter. On parle à ce jeune homme, et il n’a pas l’air de vous entendre ; il se met à table et oublie de manger, on ne prend ses aliments qu’avec une distraction que la médecine considère comme très fâcheuse pour le travail de la digestion ; ses devoirs, ses occupations courantes, lui, ordinairement si régulier, il faut les lui rappeler ; enfin, l’autre jour, pendant qu’il était à l’Observatoire, où il va passer maintenant toutes ses soirées pour n’en revenir qu’à des heures indues, je pris sur moi de pénétrer dans sa chambre et d’examiner ses papiers : je fus épouvanté, madame, en voyant un cahier couvert de calculs algébriques qui, par leur étendue, me parurent dépasser les forces d’une intelligence humaine. – Peut-être, dit la comtesse, est-il sur la voie de quelque grand problème. – Ou sur le chemin de la folie, dit madame Phellion en poussant un soupir et en baissant la voix. – Cela n’est guère probable, dit madame de Godollo : avec une organisation aussi calme et un sens aussi droit, on n’est pas exposé à un pareil malheur. J’en sais, moi, un plus menaçant d’ici à demain, si nous ne portons un grand coup ce soir : Céleste peut être définitivement perdue pour lui ! – Comment cela ? dirent en même temps les époux Phellion. – Peut-être ignorez-vous, reprit la comtesse, que des engagements exprès avaient été pris par Thuillier et par sa sœur au sujet d’un mariage à faire entre Céleste et M. de la Peyrade. – Nous nous en doutions au moins, répondit madame Phellion. – Seulement, l’exécution de ces engagements était reportée à une époque assez lointaine et subordonnée à de certaines conditions. M. de la Peyrade, après avoir procuré l’acquisition de la maison de la Madeleine, devait faire obtenir la croix à M. Thuillier, composer pour lui une brochure politique, et enfin le conduire à occuper un siège à la Chambre des députés. C’était comme dans les romans de chevalerie, où le héros, avant d’obtenir la main de la princesse, était condamné à exterminer quelque dragon. – Madame a bien de l’esprit ! dit madame Phellion à son mari, qui lui fit signe de ne pas interrompre. – Je n’ai pas le loisir, reprit la comtesse, et il serait d’ailleurs assez inutile de vous dire au long les habiletés par lesquelles M. de la Peyrade est arrivé à précipiter le dénouement ; mais ce qu’il importe de vous faire savoir, c’est que, grâce à ses duplicités, Céleste a été mise en demeure de choisir entre lui et M. Félix ; c’est que quinze jours avaient été donnés à la pauvre enfant pour réfléchir et se décider c’est que demain expire le délai fatal, et qu’enfin, grâce à la malheureuse disposition où l’a jetée l’attitude de monsieur votre fils, il existe un danger très sérieux de la voir sacrifier aux mauvais conseils de son dépit amoureux la vérité de ses sentiments et de ses instincts. – Mais à cela que faire, madame ? demanda Phellion. – Lutter, monsieur ! venir ce soir en force chez les Thuillier, décider M. Félix à vous accompagner ; le sermonner pour qu’il assouplisse un peu la raideur de ses opinions philosophiques. Paris, disait Henri IV, vaut bien une messe ; mais, d’ailleurs, qu’il esquive ces questions ; que dans son cœur il trouve des accents capables d’émouvoir une femme dont il est aimé ; pour avoir raison auprès d’elle, c’est une si grande avance ! Je serai là, je l’aiderai de toutes mes forces, et peut-être, sous l’inspiration du moment, m’aviserai-je de quelque moyen pour rendre mon assistance efficace. Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous livrons ce soir une grande bataille, et que, si chacun ne fait pas valeureusement son devoir, la victoire peut rester à ce la Peyrade. – Mon fils n’est pas ici, madame, répondit Phellion, et je le regrette, car peut-être votre dévouement et vos chaleureuses paroles seraient-ils parvenus à secouer sa torpeur ; mais, enfin, je vais mettre sous ses yeux toute la gravité de la situation, et très certainement ce soir il nous accompagnera chez nos amis les Thuillier.
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