Deuxième partie-6

2005 Mots
– Inutile de vous dire, ajouta la comtesse en se levant, que nous devons soigneusement éviter tout ce qui pourrait donner l’idée d’une connivence ; nous n’aurons pas de colloque, et, à moins que le rapprochement ne se fasse d’une façon tout à fait naturelle, il vaudra mieux ne pas nous parler. – Comptez, madame, sur ma prudence, répondit Phellion, et veuillez en même temps agréer l’assurance… – De vos sentiments les plus distingués, interrompit en riant la comtesse. – Non, madame, répondit gravement Phellion, je réserve cette formule pour la fin de mes lettres, mais veuillez croire à la gratitude la plus chaleureuse et la plus inaltérable. – Nous parlerons de cela quand nous serons hors de danger, dit madame de Godollo se dirigeant vers la porte, et, si madame Phellion, la plus tendre et la plus vertueuse des mères et des épouses, veut bien me donner une petite place dans son amitié, je me trouverai trop payée de ma peine. Madame Phellion se lança dans un compliment à perte de vue. Reconduite jusqu’à sa voiture, la comtesse était déjà loin, que Phellion la poursuivait encore de ses salutations les plus respectueuses. À mesure que, dans le salon de Brigitte, l’élément quartier Latin se faisait moins assidu et devenait plus rare, le Paris plus vivant s’y infiltrait. Parmi ses collègues du conseil général et parmi les hauts employés de la préfecture de la Seine, le conseiller municipal avait opéré d’importantes recrues ; le maire et les adjoints de l’arrondissement, auxquels, en arrivant dans le quartier, Thuillier avait été faire visite, s’étaient empressés de répondre à cette politesse, et il en avait été de même de quelques-uns des officiers supérieurs de la première légion. La maison même avait apporté son contingent, et plusieurs locataires fraîchement emménagés contribuaient par leur présence à renouveler l’aspect des réunions dominicales. Dans ce nombre, il faut citer Rabourdin (voir les Employés), l’ancien chef de bureau de Thuillier au ministère des finances. Ayant eu le malheur de perdre sa femme, dont le salon, à une autre époque, avait fait échec à celui de madame Colleville, Rabourdin occupait, en garçon, le troisième au-dessus de l’appartement loué à Cardot, le notaire honoraire. À la suite d’un odieux passe-droit, il avait volontairement quitté les fonctions publiques. Au moment où il fut retrouvé par Thuillier, il était directeur d’un de ces nombreux chemins de fer en projet, dont l’exécution était toujours ajournée par les hésitations et par les rivalités parlementaires. Disons, en passant, que la rencontre de cet habile administrateur, devenu un homme important dans le monde financier, fut pour le digne et honnête Phellion une occasion de développer une fois de plus son grand caractère. Lors de la démission à laquelle Rabourdin s’était vu acculé, seul des employés de son bureau, Phellion avait été le courtisan de son malheur. En mesure de disposer d’un grand nombre de places, Rabourdin, quand il retrouva son fidèle, s’empressa de lui offrir une position à la fois douce et lucrative. – Môsieur, lui répondit Phellion, votre bienveillance me touche et m’honore, mais ma franchise vous doit un aveu que je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part : je ne crois pas aux chemins de fer ou railways, comme les appellent les Anglais. – C’est une opinion comme une autre, dit Rabourdin en souriant, mais provisoirement nous rétribuons très convenablement nos employés et je serais heureux de vous avoir auprès de moi en cette qualité. Je sais d’expérience que vous êtes un homme sur lequel on peut compter. – Môsieur, repartit le grand citoyen, je fis alors mon devoir et rien de plus ; quant à l’offre que vous voulez bien m’adresser, je ne saurais l’accueillir ; satisfait de mon humble fortune, je n’éprouve ni le besoin ni le désir de rentrer dans la carrière administrative, et c’est le cas de dire avec le poète latin : Claudite jam rivos, pueri, sat prata biberunt. Ainsi relevé du côté du personnel, le salon des Thuillier avait besoin d’un autre élément de vie, et, pour parler comme Madelon des Précieuses ridicules, ce jeune affreux de divertissements, signalé par madame Phellion dans sa conversation avec Minard, avait besoin d’être conjuré. Grâce aux soins de madame de Godollo, la grande ordonnatrice, qui mit heureusement à profit les anciennes relations de Colleville dans le monde musical, quelques artistes vinrent faire diversion à la bouillotte et au boston. Démodés et vieillis, ces deux jeux ne tardèrent pas à faire retraite devant le whist, la seule manière, avait dit la Hongroise, dont entre honnêtes gens on puisse tuer le temps. Comme Louis XVI commençant par mettre lui-même la main aux réformes sous lesquelles devait plus tard s’abîmer son trône, Brigitte avait d’abord encouragé toute cette révolution d’intérieur, et le besoin de tenir convenablement son rang dans le quartier qu’elle s’était décidée à venir habiter l’avait rendue docile à toutes les suggestions de confort et d’élégance. Mais, le jour où se passe la scène à laquelle nous allons assister, un détail en apparence assez indifférent était venu lui révéler tout le danger de la pente sur laquelle elle était placée. Parmi les nouveaux hôtes amenés par Thuillier, la plupart ignoraient la haute suprématie de sa sœur dans la maison ; en arrivant donc, ils demandaient à Thuillier de les présenter à madame, et naturellement Thuillier ne pouvait leur dire que sa femme était une reine fainéante qui gémissait sous la main de fer d’une Richelieu de laquelle relevait toute l’autorité. Ce n’était donc qu’après le premier hommage rendu à la souveraine de droit que les nouveaux venus étaient conduits à Brigitte, et, par la raideur que l’impatience de ce déplacement de pouvoir donnait à son accueil, ils n’étaient que médiocrement encouragés à se mettre ultérieurement en grands frais pour elle. S’apercevant de cette espèce de déchéance : – Si je n’y prends garde, se dit la reine Élisabeth avec ce profond instinct de domination qui était la plus ardente de ses passions, je ne serai plus rien ici. Et, en creusant cette idée, elle en vint à penser que, dans le projet d’un ménage commun avec la Peyrade, devenu le mari de Céleste, la situation dont elle commençait à s’inquiéter ne pourrait que se compliquer. Dès lors, et par une subite intuition, Félix Phellion, bon jeune homme, trop occupé de ses mathématiques pour devenir jamais à sa souveraineté un rival redoutable, lui parut un parti beaucoup plus convenable que l’entreprenant avocat, et elle fut la première, quand elle vit arriver les époux Phellion, à s’inquiéter de l’absence de leur fils. Malgré la démarche de madame de Godollo, cet amoureux terrible mettait en action le dernier vers de la fameuse élégie de Millevoye : Et son amante ne vint pas. Comme on peut bien se l’imaginer, Brigitte ne fut pas seule à s’apercevoir de la rigueur que le malencontreux jeune homme paraissait garder à ses jours de réception : madame Thuillier, en toute naïveté, Céleste, avec une réserve jouée, témoignèrent aussi de leur mécompte. Quant à madame de Godollo, qui, malgré une voix très remarquable, s’était jusque-là fait prier pour chanter, quand elle vit le peu de souci que Félix avait paru prendre de ses recommandations, elle alla inviter madame Phellion à vouloir bien l’accompagner, et, entre deux couplets d’une romance à la mode : – Eh bien, lui dit-elle, monsieur votre fils ? – Il va venir, lui répondit madame Phellion ; son père l’a vertement chapitré, mais il y a ce soir une conjonction de je ne sais quelles planètes ; c’est fête chez ces messieurs de l’Observatoire, et il n’a pu se dispenser… – C’est inconcevable que l’on soit maladroit à ce point ! dit la comtesse ; nous n’avions pas assez de la théologie dans cette affaire, il fallait y mêler l’astronomie ! Et l’impatience communiquant à sa voix un élan singulier, elle acheva sa romance au milieu de ce que les Anglais appellent un tonnerre d’applaudissements. La Peyrade, qui la redoutait excessivement, ne fut pas un des derniers, quand elle eut regagné sa place, à venir lui exprimer son admiration ; mais elle reçut son compliment avec une froideur qui allait jusqu’à la désobligeance, en sorte que leur hostilité s’en accrut d’autant. Il alla se consoler auprès de madame Colleville. Flavie avait encore trop de prétentions à la beauté pour ne pas être l’ennemie d’une femme faite de manière à intercepter tous les hommages. – Vous aussi, vous trouvez que cette femme chante bien ? demanda dédaigneusement madame Colleville à l’avocat. – J’ai été, du moins, le lui dire, répondit la Peyrade, puisque hors d’elle, auprès de Brigitte, point de salut. Mais voyez donc un peu votre Céleste : elle ne quitte pas des yeux la porte, et, à chaque plateau qui entre, quoiqu’il ne soit plus heure à ce qu’on annonce personne, un désappointement se peint sur son visage. Il faut constater, chemin faisant, que, depuis le règne de madame de Godollo, des plateaux circulaient dans le salon les jours de réception, et cela sans chicherie, chargés de glaces, de petits fours et de sirops pris chez Tanrade, au meilleur endroit. – Laissez-moi donc tranquille ! répondit Flavie, je sais bien ce que cette petite sotte a dans l’âme, et votre mariage ne se fera que trop. – Mais est-ce pour moi que je le fais ? dit la Peyrade ; n’est-ce pas une nécessité que je subis en vue d’assurer notre avenir à tous ? Allons ! voyons, maintenant vous voilà avec des larmes dans les yeux. Je vous laisse, vous n’êtes pas raisonnable ; que diable ! comme dit ce Prudhomme de Phellion père, qui veut la fin veut les moyens ! Et il se rapprocha d’un groupe formé par Céleste, madame Thuillier, madame de Godollo, Colleville et Phellion. Madame Colleville le suivit ; et, sous l’influence du sentiment de jalousie qu’elle venait d’exprimer, devenue une mère féroce : – Céleste, dit-elle, pourquoi ne chantez-vous pas ? Plusieurs de ces messieurs désirent vous entendre. – Oh ! maman, dit Céleste, chanter après madame avec mon pauvre filet de voix ! D’ailleurs, vous savez, j’ai un peu de rhume. – C’est-à-dire que, comme toujours, vous êtes prétentieuse et désagréable ; on chante comme on chante, et toutes les voix ont leur mérite. – Ma chère amie, dit Colleville, qui, venant de perdre vingt francs à une table de jeu, trouvait dans sa mauvaise humeur le courage d’une opinion à l’encontre de celle de sa femme, on chante comme on chante, c’est là un axiome de bourgeois ; on chante avec une voix, quand on en a une, et surtout on ne chante pas après une voix d’opéra comme celle de madame la comtesse ; moi, je dispense parfaitement Céleste de nous roucouler un de ses petits airs langoureux. – C’est bien la peine, dit Flavie en quittant le groupe, de payer des maîtres si cher pour n’être bonne à rien ! – Ainsi, dit Colleville à Phellion en reprenant le propos que l’invasion de madame Colleville avait interrompu, Félix n’habite plus sur la terre : il passe sa vie dans les astres ? – Mon cher et ancien collègue, dit Phellion, je suis, comme vous, fort piqué contre mon fils en le voyant ainsi négliger les plus anciens amis de sa famille ; et, quoique la contemplation de ces grands corps lumineux suspendus dans l’espace par la main du Créateur présente, à mon avis, plus d’intérêt que ne paraît le croire votre cerveau brûlé, je trouve que Félix, s’il ne venait pas, comme il me l’a promis, manquerait, ce soir, à toutes les convenances ; et je ne le lui mâcherais pas, je vous le promets. – La science, dit la Peyrade, est une belle chose, mais elle a le malheur de faire des ours et des maniaques. – Sans compter, dit Céleste, qu’elle ôte toute idée de religion. – En ceci, mon enfant, vous vous trompez, dit la comtesse. Pascal, qui était lui-même un grand exemple de la fausseté de votre point de vue, a dit, si je ne me trompe, qu’un peu de science nous éloigne de la religion et que beaucoup nous y ramène. – Pourtant, madame, dit Céleste, tout le monde s’accorde à trouver M. Félix très savant ; quand il donnait des répétitions à mon frère, il n’y avait rien, à ce que disait François, de si clair et de si compréhensible que ses explications ; vous voyez s’il en est pour cela plus religieux. – Je vous dis, ma bonne petite, que M. Félix n’est pas irréligieux, et qu’avec un peu de douceur, de patience, rien ne serait plus facile que de le ramener. – Ramener à la pratique un savant ! madame, dit la Peyrade, cela me paraît difficile ; ces messieurs mettent au-dessus de tout l’objet de leurs études. Allez donc dire à un géomètre, à un géologue, que l’Église, par exemple, exige impérieusement la sanctification du dimanche par la suspension de toute espèce de travail, cela leur fera hausser les épaules, quoique Dieu n’ait pas dédaigné de se reposer. – C’est pourtant vrai, dit naïvement Céleste, en ne venant pas ce soir, ce n’est pas seulement une faute contre les bienséances que commet M. Félix, c’est un péché.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER