UNE FIGURE DÉCHIRÉE
UNE FIGURE DÉCHIRÉE
À cet instant précis, vous dire que tout va bien serait mentir.
J'aurais aimé que ma vie ressemble à une feuille de Washi, ce papier japonais utilisé en Origami : fine, souple et suffisamment solide pour résister à plusieurs séries de pliages. Aujourd'hui, je ne suis qu'une figure froissée, aux angles passablement écornés, susceptible de rompre à la première déchirure.
Mon corps ne répond plus aux sollicitations du cerveau, mais le simple fait de vous décrire ma situation laisse supposer que j'aurais peut-être préservé une certaine forme de conscience. Toute déglutition se transforme maintenant en un véritable calvaire. Un peu comme si un douanier filtrait chacune de mes gouttes de salive à la frontière qui mène à l'œsophage. Je suis seul, mais je devine de multiples présences. Je grelotte, mais il me semble percevoir des lueurs de flammes. Est-ce que je souffre ? Difficile de l'affirmer. J'ai toujours considéré la douleur comme une notion relative. Quand on prétend avoir mal, c'est toujours en fonction d'un repère, d'un souvenir, d'une échelle de souffrances clairement graduée dans notre esprit : une rage de dents, une fracture, un coup de poing, un chagrin d'amour. Je me souviens par exemple de ce clou sur lequel mon pied s'était malencontreusement posé un après-midi d'été. Un clou tordu, usagé, limite rouillé. Mon père, le dos martyrisé par de longues journées passées à fixer des pannes de bois sur les toits de Lozère, n'aurait jamais laissé s'échapper ce qui constituait à la fois un accessoire précieux du menuisier autant qu'une arme blanche redoutable. Ce maudit clou provenait d'une autre caisse à outils et il avait choisi d'élire domicile sous les rebords molletonnés de ma voûte plantaire. Vu l'enclavement du lieu de chantier et la distance de l'hôpital, mon père avait jugé préférable de retirer lui-même l'intrus à l'aide d'une pince et d'un flacon de mercurochrome qu'il conservait toujours à portée de mains. « On ne savait jamais ». Je pense que les loups du parc naturel se souviennent encore de mes hurlements bestiaux.
Comme d'habitude, seul le contact physique avec mes douces feuilles de papier avait pu contribuer à retrouver une certaine forme de sérénité quelques heures plus tard. L'origami, et d'une manière plus générale toute forme de contact avec les matières dérivées du bois, avaient en toutes circonstances une étrange vertu apaisante sur ma personne. Je ne compte plus les contrariétés ni vexations de toutes sortes pansées par le pouvoir miraculeux des pliages méticuleux. Adolescent, il m'arrivait de verrouiller la porte de ma chambre durant toute une demi-journée, rien que pour dessiner, plier, déplier, corner et ajuster chaque centimètre carré d'une figurine entièrement conceptualisée. Même si chez les Blanc, affronter la douleur est devenu au fil des générations un dogme familial, cet événement constitue aujourd'hui encore un point d'ancrage significatif dans ma graduation personnelle des douleurs physiques. Il y a eu les souffrances d'avant et celles d'après le clou.
Donc si l'on se réfère à l'intensité de ces douleurs, je suis actuellement nettement en deçà. Tout au plus noyé dans une certaine confusion physique et mentale, même si mon corps ressemble désormais à une carcasse visqueuse flanquée sur une surface bétonnée.
Je me souviens de certains visages dans le train, puis plus rien. Un trajet Nîmes-Paris soporifique sur la ligne Montpellier-Paris. Le goût chimique du jambon-beurre à sept euros, le roulis paisible du train à grande vitesse et puis ce trou noir béant. À force de solliciter ma luette et ses organes périphériques, il me semble émettre un son par le canal qui devait ressembler il y a quelques heures encore à une bouche. Rien n'est moins sûr. Mes yeux voudraient s'ouvrir davantage pour identifier précisément toutes ces ombres qui se déplacent au rythme de mouvements rapides, tandis que la mise au point devient techniquement impossible. La netteté de ce champ de vision existe dans ma mémoire et nulle part ailleurs. L'idée d'une présence devrait m'apporter un peu de réconfort, alors que je suis au contraire terrorisé par le scénario que j'entrevois. Je suis là, inerte et sans aucune acuité, allongé dans un sale état au milieu d'une agitation que je ne peux que deviner.
Les douleurs provoquées par les déglutitions s'intensifient. J'implore mon père par la pensée. J'aimerais qu'il puisse être encore là, tout près de moi pour me retirer cette saloperie de clou. S'il y a du monde mais que personne ne s'occupe de moi, c'est que l'on ne me voit pas ou que l'on ne prête aucune attention à mon état. Dans les deux cas de figure, j'ai bien peur que ce constat ne décrive une situation d'urgence et de chaos. Un train, un homme à terre abandonné, une agitation, tout est beaucoup plus clair à présent. J'en suis intuitivement certain : il vient de se produire quelque chose de grave, de très grave même. De fil en aiguille, le lent cheminement de mes pensées aboutit à une conclusion que l'on pourrait qualifier d'implacable : ce béton froid, c'est celui d'un quai de gare. Mon corps gît en ce moment sur la scène d'une gigantesque dramatique ferroviaire. Mon train a déraillé et moi avec.
Je réalise que ma vie ne tient plus qu'à un fil, si tant est que je ne sois pas encore passé de l'autre côté. Dans quelques minutes, quels souvenirs garderai-je de ma femme Inès, de ma fille Johanna et de mes parents ? Suis-je encore en état de matérialiser des pensées cohérentes au point de reconstituer chronologiquement des faits complètement disséminés ?
Je repense maintenant aux pentes verdoyantes de ma Lozère natale et aux forêts charnues du parc naturel que je connaissais comme ma poche. J'ai peur de ne plus être de ce monde, de devoir me résoudre à les effacer complètement de ma mémoire. L'idée d'oublier ceux et ce que j'aime reste inconcevable, même avec l'image de la mort en filigrane.
Une douleur succède à une autre, encore plus vive que la précédente. Je sens maintenant que mon sang coule de toute part. J'alterne les chauds-froids. Ces variations de températures tout autour de moi pourraient laisser supposer que des gens vont bientôt s'occuper de l'être humain que je suis encore.
Il me semble entendre quelque chose, mais je ne pourrais l'affirmer. Ces ersatz de sons diffus ne ressemblent à rien de familier : sourds, imprécis, monocordes, ils me feraient penser à d'énormes vuvuzelas dont on aurait obstrué la cavité avec des chiffons humides.
Comme happé en plein vol par un filin d'acier, mon corps se soulève en apesanteur dans une légèreté absolue. Des bras solides, déterminés, me touchent. Ces mêmes bras transportent ensuite ce qu'il me reste de carcasse humaine sur une toile, celle d'un brancard de pompiers. Je pleure tout en me sentant rassuré. Je crois que…
— Ça tape, ça tape… j'ai un pouls à 85, Philippe. Il est vivant, celui-là. Vous m'entendez, monsieur ? Est-ce que vous m'entendez ?
— Te fatigue pas, il t'entend pas… augmente un peu l'oxygène. Je gère le reste.
D'aucuns considèrent Philippe Lucas comme un pro de la catastrophe. Lieutenant de brigade à la caserne des sapeurs-pompiers de Masséna, il en a vu défiler, des vies : incendies accidentels, criminels, inondations, attentats. Peu de professionnels en exercice peuvent se targuer d'avoir accumulé une telle expérience aux frontières de la mort. Seul bémol, cette carrière riche et mouvementée en catastrophes de tous genres ne lui a encore jamais donné l'occasion de se battre au milieu d'un tel c*****e.
La brigade Masséna compte sur le soutien de la police et des militaires pour l'aider à repousser les limites d'une échéance qui semble inexorable.
Que reste-t-il exactement des deux cent quatre-vingt-sept passagers du TGV Montpellier-Paris ? À ce stade des secours et investigations, impossible de déterminer l'ampleur de cette apocalypse sans précédent. En ce 20 décembre 2014 à 20h48, qui pouvait affirmer que Gaspard Blanc resterait bien le seul rescapé de ce v*****t déraillement ?
Le transfert vers l'hôpital Saint-Antoine n'a pris au total qu'une dizaine de minutes. Plus de feux tricolores, plus de stops ou de « cédez le passage ». Rien qu'une lumière bleue qui tourne autour du destin tragique d'un homme blessé de toutes parts. Un délai pourtant suffisant pour plonger Gaspard dans un curieux néant, celui d'une inconscience totale.
C'est un vrai paradoxe, le CHU est loin d'afficher complet ce soir. Peu de blessés car trop de décès. Trop d'uniformes mortuaires dont on boucle les fermetures éclair pour un aller simple. Ça n'est pas le job de l'hôpital.
Après avoir sauvagement découpé des lambeaux de ses vêtements pour les retirer, le comité d'accueil des urgences s'est démené pour passer le corps du seul survivant (puisque c'est maintenant officiel) au peigne-fin : scanner, IRM, prélèvements en tous genres, on en sait dorénavant à peu près autant sur son corps que sur les divisions euclidiennes. Malgré de multiples fractures, œdèmes et perforations diverses, la machinerie de ce grand gaillard élancé reste en assez bon état de fonctionnement. Seul son cerveau a décidé de se mettre au repos.
Son corps repose sur le lit de la chambre 4653, semblable à s'y méprendre au lit de la 4654, la chambre voisine. À ce stade, il est fort probable que Gaspard Blanc ne soit plus susceptible de voir, d'entendre ou de ressentir quoi que ce soit. Ses sens ont choisi de se mettre en sommeil alors qu'une certaine expression semble encore animer ce beau regard ténébreux.
Éric Galien, professeur en neuro-traumatologie, est en charge de ce fameux patient qui fait déjà la une de tous les journaux. Malgré les demandes insistantes auxquelles doit faire face son service de communication, il se garderait bien pour l'instant de formuler toute espèce de diagnostic. En pareilles circonstances, il faut savoir faire le dos rond et manœuvrer habilement pour tenter de gagner un peu de temps quand le pronostic vital est engagé.
La meute des journalistes campe déjà dans le hall d'accueil et Galien sait pertinemment qu'il devra céder dans peu de temps. Galien déteste les journalistes. Au fond, que pourraient-ils comprendre aux pathologies du cerveau ? Ils sont tout juste bons à transformer des incertitudes médicales en suspens médiatique. Pour l'instant, c'est lui qui aimerait bien comprendre. Comprendre comment cet homme de quarante-cinq ans a pu se faire éjecter sur le quai de la gare de Lyon en préservant ses fonctions vitales ? Comment aurait-il pu résister à la formidable et indéfectible traction d'un train de trois cent quatre-vingt-cinq tonnes à la dérive ? Comprendre pourquoi ses cinq sens se sont assoupis bien après l'impact des wagons contre le béton. Comprendre enfin ce qui pourrait éventuellement inciter cet être humain, dont il ignore l'identité, à se réveiller un jour.
Il sait que ça n'est pas le moment. Pourtant, Galien ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire en entendant claquer les pas de Léa Jacquet dans le couloir. Cette infirmière de garde que l'on a affublée du délicat sobriquet de « Poumon d'acier » est réputée dans le service pour ses mensurations à faire pivoter un cou dans une minerve. Si Poumon d'acier pouvait poser délicatement son décolleté sur le visage du patient, il aurait immédiatement une vraie bonne raison de se réveiller.
Le Professeur Galien a convoqué son état-major dans une heure pour la synthèse des résultats d'examens infligés au miraculé du TGV. Il ne reste de Gaspard Blanc qu'un sachet de vêtements déchiquetés. Rien qui permettrait d'établir officiellement son identité : pas de portefeuille ni de passeport, aucun document ni signe distinctif. Aucun, à part ce petit cœur de papier rouge tombé d'une poche et retrouvé par hasard au pied du lit par Miss Gros Poumon. Un cœur intact, soigneusement élaboré par des doigts agiles dans la plus pure tradition de l'origami.
En retournant dans la chambre du patient pour diminuer le débit de sa perfusion, le regard attendri de Léa Jacquet s'est naturellement posé sur ce petit symbole amoureux, tombé à même le sol. Maintenant, Léa Jacquet court dans tous les sens en cherchant les policiers qui étaient plantés dans le bureau du secrétariat depuis trois bonnes heures, rien que pour palabrer. Les forces de l'ordre deviennent toujours invisibles en cas d'urgence, et elle le déplore.
Elle court maintenant à petites enjambées vers le téléphone le plus proche pour prévenir ses collègues de l'accueil, au cas où les policiers n'auraient pas encore franchi le seuil de l'hôpital. Ce fameux cœur de papier ne pèserait pas plus lourd que son poids si un numéro de téléphone n'y avait pas été inscrit au stylo bille.
Surtout, ne pas glisser sur le sol lustré du couloir. Léa se demande à quoi, à qui pourrait bien appartenir ce numéro. Une femme, une maîtresse, un enfant, une rencontre dans le train ? Quel que soit le scénario, son devoir est de communiquer ces chiffres aux autorités. Son rôle s'arrêtera là ; elle aimerait qu'il aille au-delà. Comme quoi, on peut encore exhiber une paire de seins stratosphérique et rêver d'un univers complètement fleur bleue. Elle ignore quel cœur meurtri se cachera derrière la voix que l'on appellera d'ici quelques minutes et elle donnerait tout pour le savoir. Léa n'imagine pas une seconde que l'on puisse confectionner un tel bijou de papier pour un homme. Tandis qu'elle réfléchit aux hypothèses les plus plausibles, elle arrive enfin à hauteur de ce vieux téléphone des années quatre-vingt-dix. Tout va bien : les trois flics se sont arrêtés quelques minutes de plus devant la machine à café. À ce rythme-là, leurs trente-cinq heures seront vite atteintes. Léa s'engouffre dans l'ascenseur, la paume refermée sur ce cœur si lourd à porter. Arrivée à bout de souffle sur la dalle blanche du rez-de-chaussée, elle remet à contrecœur la pièce à conviction à l'équipe de choc. Le plus gradé des trois, saute sur le premier combiné pour mener à bien la suite de son investigation.
— Oui allô ?
— Bonjour madame, police nationale. Nous vous appelons à propos d'une personne qui est hospitalisée ici, au CHU Saint-Antoine à Paris.
— Oui ???
— Il s'agit d'un individu de s**e masculin, entre quarante et cinquante ans, brun, environ un mètre quatre-vingts, qui circulait à bord du TGV Montpellier-Paris. Ça vous dit quelque chose ?
— Là, comme ça, non, mais vous m'inquiétez… En quoi ce que vous me dites me concerne ? J'ai un ami qui devait effectivement monter de Nîmes…
— Madame, l'identité de cette personne nous est encore inconnue et le seul indice que nous ayons, c'est votre numéro de téléphone que nous avons trouvé sur un petit cœur rouge en papier. Est-ce que vous auriez une indication, un nom qui pourrait nous aider, madame ?
— Mon Dieu… Gaspard…
— Puis-je avoir votre nom, madame ?
Gaspard Blanc est en vie mais il n'est plus. Nettoyé de fond en comble, son corps livide semble encore plus longiligne que d'habitude. Un tronc, deux échasses et deux bras immobiles comme des poutres de charpente. Rien ne bouge. Vers quelles pensées son esprit a-t-il bien pu s'envoler ? Peut-il encore jouir d'une certaine forme de conscience pour observer ce ballet de blouses blanches qui s'agitent autour de son lit ?
Persuadée que ses oreilles sauront raviver une partie de ses sens, Léa Jacquet a sollicité l'autorisation du Professeur Galien pour installer dans la chambre de Gaspard un petit poste de radio qui traînait dans le secrétariat. Puisqu'elle connaît désormais son nom, elle en profite pour lui murmurer ses petites attentions à l'oreille.
— Écoutez, Gaspard… On parle de vous à la radio.
« … C'est désormais officiel, la cellule de crise du ministère de l'Intérieur confirme malheureusement les chiffres que nous vous annoncions à 21 h : cette catastrophe ferroviaire est la plus meurtrière dans l'histoire des chemins de fer puisque 286 personnes ont trouvé la mort dans ce terrible déraillement du TGV Montpellier-Paris. Une chapelle ardente a immédiatement été aménagée dans l'une des salles de réunion de la gare de Lyon et deux numéros verts sont dès à présent disponibles : le 0814 xxx xxx réservé aux familles des victimes et le 0815 xxx xxx pour tous les renseignements relatifs aux perturbations du trafic ferroviaire. »