Chapitre 2

2809 Mots
Au milieu d’une salle bondée, il trouva, près de la fenêtre, une petite table à deux places encore inoccupée. Des gens entraient, circulaient, cherchaient où s’asseoir, mais personne ne se plaçait vis-à-vis de lui. « Ici comme partout ailleurs ! pensait-il. Décidément, Victor, tu n’attires pas ; on ne se sent pas à l’aise avec toi ! Mais, une supposition amusante : si, au milieu de tout ce monde, se trouvait mon brave substitut ? Pourquoi pas, en somme ? Il doit bien s’accorder aussi le plaisir de lire les journaux. Ce pourrait bien être celui-là, là-bas, avec ces cheveux blond fade et ces doubles lunettes sur un profil de mouton. On dirait un professeur. Ce n’est pas précisément un Adonis, et il n’a pas plus d’esprit que la dose strictement nécessaire à son métier. Ah ! pauvre substitut, ne te repose pas trop sur ton érudition, car la belle Junon dont tu fais si grand cas pourrait bien en venir, un de ces quatre matins, à te baptiser Docteur Fastidieux ! « Je devrais, les convenances l’indiquent, aller le saluer ; puis je l’agacerais un peu. Si seulement j’étais sûr que ce fût lui ! Au reste, je l’apprendrai sous peu. Deux heures dix minutes : encore trois quarts d’heure. Le temps est d’une longueur… Ah ! quel est cet individu qui entre d’un air imposant ? Brr ! le vrai héros de romans pour jeunes filles, l’asile protecteur, l’épaule à laquelle on s’appuie, le « soutien pour la vie ». On voudrait lui chanter : « Qu’il est beau, noble et fier ! » Avec sa chevelure bouclée de jeune dieu, que me rappelle donc cet Hercule ? C’est juste ! Le roi de cœur dans les jeux de cartes. Malheur ! pleurez, ô jeunes filles, il porte une alliance, et il est même déjà père, car n’a l’allure aussi paisiblement satisfaite que celui qui connaît les joies de la paternité. Comme il suspend soigneusement son manteau ! Et quel linge immaculé il fait voir ! Mais… oui, vraiment, je crois bien qu’il se dirige de mon côté. Soyez le bienvenu, « roi de cœur » ! Avec une inclinaison polie, celui-ci s’installa en face de Victor. Puis il sortit un étui à cigares artistiquement brodé, – par sa femme, sans doute ! – Est-il permis de vous en offrir un ? dit-il à Victor. – Merci, je ne fume pas. Le « roi de cœur » s’empara alors d’une revue et se mit à la feuilleter d’un air bienveillant, demi-condescendant. En même temps, il tambourinait sur la table. Et quels ongles soignés que les siens ! Il était facile de voir que l’inconnu se sentait peu disposé à lire ; visiblement, il aurait préféré causer, comme quelqu’un qui vient de faire un très bon repas. Lorsque les voix, autour d’eux, se furent élevées à un certain diapason, il se décida à entamer la conversation, d’une voix un peu hésitante : – Si vous êtes étranger ici, monsieur, vous ne devez pas aimer beaucoup à parler notre rude dialecte ? – Aucunement étranger, repartit brièvement Victor, né et élevé ici-même ! Mais j’ai habité longtemps d’autres pays. – Ah ! tant mieux. J’ai donc le plaisir de saluer en vous un compatriote. Là-dessus, le « roi de cœur » se renfonça dans son journal. Un petit sourire satisfait se jouait sur sa figure, et Victor pensa : « Il savoure son bonheur conjugal comme on sucerait un bâton de réglisse. » Mais l’inconnu interrompit cette agréable occupation pour montrer à Victor, dans la revue qu’il parcourait, un portrait de Werther. – Quel est votre avis, monsieur, reprit-il après un instant d’hésitation, croyez-vous qu’une passion aussi ardente, aussi exaltée que celle de Werther puisse encore se rencontrer de nos jours ? – La nature est la même dans tous les temps, repartit Victor. Le « roi de cœur » sourit. – Peut-être. Mais cela dépend du sens plus ou moins large qu’on attache au mot « nature ». Vous croyez donc sérieusement, monsieur, que dans notre siècle de réalisme… – Il n’y a pas de siècles réalistes. – Non, sans doute, pas exclusivement. Néanmoins, vous l’avouerez, il y a dans chaque siècle des tendances différentes. Il y a des états d’âme communs à certaines époques, et qu’on pourrait difficilement se représenter dans d’autres. Ou pouvez-vous imaginer de notre temps un saint JeanBaptiste, un saint François d’Assise, ou, pour en rester à notre exemple, un Werther avec son col haut et empesé ? Pardonnez-moi ! Croyez bien que je ne fais pas de personnalités… J’ai dit cela en toute innocence… Victor le rassura d’un sourire : – Je ne prétends nullement au titre de saint Jean-Baptiste ou de quelque autre saint. Je doute, du reste, que le Saint-Esprit soit le partage exclusif de celui qui se nourrit de sauterelles, ou que l’extase amoureuse dépende de la hauteur d’un col… D’ailleurs le créateur de Werther, si je me souviens bien, s’habillait avec élégance, et même avec recherche. Suivit une pose assez longue, durant laquelle une pensée s’empara de Victor, et ne lui laissa plus de repos. – Monsieur, demanda-t-il enfin sans préambule, et d’une voix anxieuse, connaîtriez-vous peut-être ici un certain directeur Wyss ? Et il sentit qu’en parlant, il avait rougi profondément. Le « roi de cœur » leva la tête, surpris. – Certainement, monsieur, et pourquoi ? – Eh bien, quelle sorte d’homme est-ce ? Je veux dire, de quoi a-t-il l’air ? Est-il grand, petit, jeune, vieux, laid ou agréable ? Ce doit être un homme très cultivé, n’est-ce pas, à en juger par ses titres et qualités ? Le « roi de cœur » prit un air fin, et avec un sourire amusé : – Hum ! dit-il, il a comme tout le monde ses nombreux défauts, mais aussi, je m’en flatte, quelques qualités passables. Au reste, permettez-moi de me présenter à vous, monsieur : c’est moi qui suis le directeur Wyss. Cela était dit avec tant de grâce et d’aimable ironie, que Victor, qui n’appréciait rien tant que la délicatesse des sentiments, se sentit pris d’une sympathie soudaine. Se levant brusquement, il tendit au directeur Wyss une main que celui-ci secoua avec empressement. Et cette poignée de main établit entre eux un lien d’amitié. Lorsque Victor se fut aussi nommé, M. Wyss s’exclama aimablement : – C’est donc vous, monsieur, qui nous avez fait l’honneur de votre visite ! Nous regrettons sincèrement de vous avoir manqué, ma femme surtout, avec laquelle, si je ne me trompe, vous vous êtes rencontré aux bains de mer ? – Non, pas au bord de la mer, mais à la montagne, corrigea Victor d’un air contrarié. – Malheureusement elle doit renoncer au plaisir de vous voir cet après-midi ; elle a organisé une excursion avec les dames de la Chorale. Je reviens justement de la gare. Mais je voudrais vous proposer, si cela ne vous effraie pas ou ne vous ennuie pas, de venir nous voir à l’Idealia. Il n’est besoin d’aucune formalité ; vous y êtes convié par moi ; et puis ma femme est présidente d’honneur. – L’Idealia ?… – Oh ! pardon, je suis distrait… j’oubliais que vous ne pouvez savoir ! Et il se mit en devoir de faire par le menu l’histoire de l’Idealia : une société fondée par son beau-père, des réunions tout à fait simples, sans faste ni toilettes, ayant pour but de développer une sociabilité intelligente ; on devait s’y distraire en s’élevant l’esprit ; à cet effet, on faisait surtout de la musique. Et il énuméra les noms des membres, les jours des réunions, qui étaient les mercredis, vendredis, dimanches. Victor écoutait d’une oreille en apparence empressée, mais toute son attention était réfugiée dans ses yeux. C’était donc là son substitut, le « roi de cœur » ! Et lui qui avait cru le reconnaître dans ce pauvre Adonis à tête de mouton ! Pourquoi avait-il supposé que ce dût être un homme ridicule, ou du moins gauche et balourd ? « C’est qu’il n’est rien moins que ridicule ! se disait-il en le considérant d’un air stupéfait, presque effaré. Eh bien ! j’en suis fort content, c’est flatteur pour mon orgueil que mon substitut fasse bonne figure. Et qu’elle l’aime franchement, c’est parfaitement dans l’ordre. Ai-je jamais désiré autre chose ? Je serais désolé qu’il n’en fût pas ainsi. Mais elle !… Peut-on imaginer cette manière de me provoquer ? S’en aller rôder dans la campagne avec une société de chant, lorsque je lui ai annoncé ma visite ! Non, vraiment, elle n’a pas le sentiment des convenances. » La voix du substitut interrompit le cours de ses pensées : – Vous êtes sans doute musicien, monsieur ? Ou tout au moins vous aimez la musique ? – Oui, je crois… c’est-à-dire, je ne sais pas bien… cela dépend. À ce moment-là l’heure sonna au clocher de l’église. – Eh ! mais il est trois heures ! s’écria le directeur Wyss en se levant avec effroi, je me suis oublié à bavarder, et je dois me rendre au plus vite au Musée. Ainsi, monsieur, c’est entendu, n’est-ce pas ? Je compte vous revoir à l’Idealia. Il serra la main de Victor et s’éloigna en toute hâte. *** *** *** Agité, troublé, Victor parcourait sans but les rues de la petite ville. Plus il se répétait qu’il était très content, plus il se sentait oppressé et découragé. Quelque chose de pénible lui était-il arrivé ? Pas le moins du monde. Alors pourquoi cet accablement ? Lorsque après une longue marche, il fut rentré chez lui et qu’il eut étendu sur un divan ses membres fatigués, il se sentit intérieurement plus fort. « Reprends courage ! » semblait dire son corps rafraîchi. « Merci, Conrad », répondait-il amicalement. Car Victor avait la curieuse habitude de se dédoubler, et de s’adresser à son corps comme à un bon camarade compréhensif, qu’il nommait Conrad. Lorsqu’il se fut suffisamment étiré, il remarqua sur la table une lettre qui, selon toute apparence, devait l’attendre depuis quelques heures. Elle était de Mme Steinbach : « Homme dur et méchant ! disait-elle, Mme Wyss n’a besoin, sachez-le, de baisser les yeux devant personne. Venez chez moi tout de suite, afin que je vous gronde. » Il obéit à cette sommation, l’air calme, mais provocant. – Je ne vous savais pas capable de vous montrer aussi désagréable, commença-t-elle tout de suite ; asseyez-vous là, sur le banc des accusés, et répondez à l’interrogatoire. Qu’avez-vous à reprocher à Frau Direktor Wyss ? – Moi ? L’adultère. – Que veut dire cela en langage raisonnable ? – C’est bien simple. Cela signifie qu’elle a commis un adultère. – Écoutez, mon cher, parlons sérieusement, car il s’agit de l’honneur d’une femme irréprochable. Je fais appel à votre sincérité, parce que j’y crois, et je vous le demande en conscience : Y a-t-il eu une promesse de mariage entre Theuda Neukomm et vous ? – À quoi pensez-vous donc ? répondit-il violemment. – Ou tout au moins quelque chose qui y ressemble ? Un aveu d’amour ? Un mot qui puisse vous lier ? Un b****r ? Je ne sais. De nouveau, il se défendit vivement : – Non, non, non ! Vous êtes sur une piste absolument fausse. Nous n’avons échangé que quelques paroles, des banalités. J’étais assis à table auprès d’elle ; nous avons fait un ou deux tours de jardin ensemble ; puis elle m’a chanté un chant, dans le salon. C’est tout. – Il y a eu échange de lettres, alors ? – Allons donc ! J’étais bien trop respectueux pour cela, trop consciencieux, et elle bien trop prudente. Les femmes ne s’oublient jamais par écrit, vous le savez bien. – Alors quoi ? Aidez-moi ; je n’y comprends plus rien ! Le visage de Victor changea soudain, et prit une expression étrange, presque lointaine, comme s’il eût aperçu un fantôme. – Ce qui s’est passé ? dit-il d’une voix émue : j’ai eu une entrevue avec elle, là-bas, dans la ville où j’étais. – Pardonnez-moi si je vous contredis formellement ; je sais le contraire par Mme Wyss elle-même, et elle ne peut pas mentir. – Moi pas davantage ! Et quand je parle d’une « entrevue personnelle », je ne veux pas dire : en chair et en os. Elle recula involontairement sa chaise et regarda fixement Victor : – Pas en chair et en os !… Vous ne voulez pourtant pas dire ?… – Vous devinez juste ; il s’agit d’une rencontre d’âmes, simplement. Tranquillisez-vous, je suis dans mon bon sens et je perçois la réalité extérieure aussi bien que quiconque. Pourquoi prenez-vous l’air sceptique ? Si donc je parle d’une apparition… – Vous croyez aux apparitions ?… gémit-elle. – Mais, comme tout le monde y croit, comme vous, par exemple. Voyons, chère amie, un rêve, un souvenir, le reflet en nous d’une figure aimée, l’éveil d’une vision dans l’âme d’un artiste, ne sont-ce pas des apparitions ? – Pardon, ne faisons pas de sophismes, et parlons sérieusement. Dans le souvenir ou la révélation artistique, la personne qui ressent est consciente qu’il s’agit d’une simple création de son imagination. – C’est ce dont je suis très conscient aussi. – Ah ! Dieu soit loué, vous me soulagez ! Vous vous êtes exprimé de telle manière que je vous ai cru l’intention sérieuse d’accorder à votre prétendue vision une influence décisive sur votre vie réelle, sur vos actions. – Mais c’est certainement ce que je fais. – Non ! s’écria-t-elle impérieusement, vous ne le faites pas, vous ne pouvez pas faire cela ! Victor s’inclina légèrement : – Pardonnez, chère amie, je le ferai pourtant. – Mais c’est de la folie ! cria-t-elle. Il sourit : – Qu’appelez-vous folie, s’il vous plaît ? Que les événements de l’âme me paraissent aussi importants que les événements extérieurs ? Que je les place même infiniment plus haut et me laisse déterminer par eux ? Et la conscience ? et Dieu ? Est-il donc fou aussi celui qui se laisse influencer dans ses actions par Dieu ou par sa conscience ? Frappée de cet argument, elle resta interdite un instant. Mais il continua : – La seule différence, c’est que les autres se contentent d’impressions, de présences vagues, tandis que moi je veux des visions claires, comme a dû en avoir le peintre de l’Assomption de la Vierge. La « voix de la nature », les « avertissements de la destinée », le « doigt de Dieu », l’« œil de Dieu », que voulez-vous que je fasse de ce musée anatomique, de ces fragments de révélation ? Il me faut, à moi, une vision entière, une apparition ! Elle soupira, découragée : – Mon cerveau de femme ne vous suit pas dans vos subtilités de pensées. Mais, malgré tout, sur ce point, je ne me rends pas. Je ne peux que déplorer, et m’attrister. Victor posa une main sur le bras de son amie : – Noble cœur ! Vous n’avez jamais pu comprendre, n’est-ce pas, que je ne vous aie pas écoutée, lorsque vous me faisiez entendre discrètement que je devrais m’attacher Theuda par une promesse ? Avouez-le, vous trouvez que j’ai stupidement gâché le bonheur de ma vie par simple lâcheté en face du mariage ? – Disons par indécision, adoucit-elle. – Non, par lâcheté. Car l’indécision n’est qu’une lâcheté de la volonté. Mais je ne puis supporter plus longtemps d’être jugé faussement par vous. Je vais donc vous raconter quels ont été mes motifs. Êtes-vous disposée à m’écouter ? – Je suis prête à tout, murmura-t-elle, baissant la tête, bien que je ne vous cache pas que le sujet me soit pénible, et que je ne voie pas l’utilité de remuer de vieilles histoires. Pourtant, si vous désirez… – Ce n’est pas que j’en aie envie, c’est que je le dois ! Non, continua-t-il d’une voix raffermie, ce n’est pas par lâche indécision, ni par stupide légèreté que j’ai laissé passer le bonheur sans le saisir, lorsque à pas discrets il s’est approché de moi et m’a regardé de ses yeux clairs, en murmurant : Prends-moi ! Non, j’ai agi ainsi sachant ce que je faisais, pressentant toute la valeur de ce que je repoussais. C’est après avoir réfléchi à tout cela, mûrement, sérieusement, que dans une résolution virile je me suis détourné du bonheur. Je vais vous raconter maintenant l’heure de la crise. Il s’arrêta un instant, comme pour reprendre haleine. Mais le silence se prolongeant, elle leva la tête. Il se tenait debout devant elle, tremblant d’émotion, les lèvres serrées, et comme secoué d’une tempête intérieure. – Je ne puis pas raconter, dit-il enfin avec effort, c’est trop douloureux… Et il recula, s’appuyant au piano. Elle courut vivement à lui pour le soutenir.
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