Chapitre 3

2969 Mots
Mais il s’était déjà redressé. – Oui, j’ai eu raison ! cria-t-il, je sais que j’ai bien agi. Et si c’était à refaire, je ne pourrais pas prendre un autre parti. Puis il prit son chapeau, se pencha, et baisa la main de son amie. – Je vous écrirai tout cela, dit-il. Très émue, elle l’accompagna à la porte. – Bon, dit-elle, s’efforçant de parler d’une voix naturelle, c’est entendu, vous m’écrirez. Vous savez que tout ce qui vous touche m’est sensible ; et croyez-moi, si je ne vous ai pas toujours compris, et ne vous comprends pas dans ce moment, je n’ai jamais douté, pas un seul instant, de la délicatesse et de la pureté de vos mobiles. – Merci, ma fidèle, ma généreuse amie ! dit-il passionnément, en lui saisissant les deux mains. Il m’est doux de vous entendre ; cela fait si mal de voir mettre en doute l’élévation de nos sentiments ! – Qui en a jamais douté ? s’écria-t-elle, presque violemment. – Mais chacun… dit-il étonné ; puis hésitant : c’est-à-dire… personne de précis. Cependant elle avait dégagé ses mains et, comme si elle fuyait Victor, monté vivement quelques marches d’escalier : – Une chose encore : vous ne serez pas injuste envers elle, n’est-ce pas ? Vous ne ferez rien qui lui nuise ? Il sourit : – Je ne ferai de mal à personne, sauf à moi-même, peut-être. Et il sortit de la maison. – Ah oui ! soupira-t-elle une fois seule, vous êtes un être dangereux, un être inconcevable ! Rentrée dans la chambre, elle se laissa tomber sur un fauteuil, épuisée de l’effort accompli. Victor s’en fut rapidement chez lui, pressé d’écrire à son amie la confession promise. Écrire avait toujours été pour lui l’objet d’une invincible répugnance. Mais maintenant, après la conversation qui avait remué et mis à vif ses souvenirs, il ressentait le désir impérieux d’extérioriser son auguste secret, de fixer par écrit l’histoire de l’heure décisive de sa vie. Il écrivit donc, avec une hâte fébrile et tout d’un trait, sa confession, s’irritant souvent, chemin faisant, de la contrainte qu’imposaient à sa pensée les lois de la froide logique.« Mon heure de crise. « Avant tout je maudis la misérable prose, qui profane tout ce qu’elle touche ! Et je commence ma profanation : « Ce matin-là j’avais reçu votre lettre, avec la photographie de Theuda. Vous m’y donniez à comprendre qu’on attendait de moi un mot décisif, et que la réponse ne pouvait manquer de m’être favorable. Au contraire, une hésitation plus prolongée serait considérée comme un recul. C’était là un avertissement ; je compris que cette journée était grave, car elle déciderait de mon sort. « Je considérai longuement le portrait. Mille charmes s’en dégageaient pour moi : à la pureté d’une vierge elle joignait la beauté, l’innocence, raffinement de l’éducation ; puis c’était le souvenir des heures vécues ensemble, heures vides d’événements, mais riches en inoubliable poésie, – elles furent pour moi la « Parousie », – et c’était le regard tendre des yeux profonds, qui semblaient dire : « À toi va mon espoir ! » C’était, enfin, la promesse de félicités sans nombre pour qui saurait les conquérir. Au bas du portrait, je croyais lire, en caractères invisibles, ces mots que votre lettre m’avait déjà murmurés : « Ce trésor inestimable, prends-le, il est à toi ! » « Durant la journée, je fus distrait par des préoccupations diverses. Mais mon cœur ne se séparait pas de l’image chérie, et plusieurs fois je revins la contempler. « Lorsque, tard dans la soirée, je fus seul dans ma chambre sombre, je posai la photographie devant moi et me mis à songer en la regardant, bien que je la distinguasse à peine dans l’obscurité. « Le silence régnait dans la vaste demeure, mais par les portes, restées ouvertes, pénétraient des sons atténués : le roucoulement langoureux d’un couple de tourterelles dans la salle-à manger obscure, et du salon, brillamment éclairé, le trille alangui d’un canari. « Seul vis-à-vis de moi-même, je me mis donc à peser mon sort. Il me semblait sentir sur moi le souffle frémissant de deux vents contraires, venus des régions opposées de la terre ; et du milieu de leur tourbillon, une voix élevait cette question menaçante : La grandeur est-elle compatible avec le bonheur ? « Je sentais tristement que la réponse devait être négative, sans cela la question ne se fût même pas posée. « Mais mon cœur se révoltait à l’approche du danger, et il criait en moi : « Où est-elle, cette gloire à laquelle tu voudrais sacrifier mon bonheur ? Montre-moi quelles sont tes œuvres ? Ta grandeur future ? Mais qui te dit que tu vivras cet avenir ? Il y a les maladies, il y a la mort. Ou crois-tu pouvoir te soustraire aux lois humaines ? Admettons même que tu vives : où prends-tu cette illusion de ta grandeur future ? Hélas ! on les compte par milliers les jeunes hommes qui rêvèrent, en s’exaltant, d’accomplir des œuvres éclatantes. Ils étaient pleins d’un orgueil et d’une confiance sans limites. Qu’en est-il advenu ? Regardez-les : des freluquets sans valeur, des êtres inutiles, remplis d’amertume, en guerre avec eux-mêmes. Pensestu peut-être que ton orgueil à toi soit de meilleure essence ? Et pourquoi ? Parce qu’il est plus grand que le leur ! Alors tu n’en es que plus certainement un sot. Folie des grandeurs, mon cher ! La maladie de tous les adolescents. Mais les autres, moins immodestes et moins extravagants que toi, abandonnent leur bouffissure et leur puérile ambition avec le dernier jour de leurs études. Ta prétendue « vocation », mon pauvre Victor, ta grandeur future, tout cela n’est que du vent, qu’un vain désir. Mais le don précieux que t’offre aujourd’hui la faveur du sort, c’est la félicité durable, la seule vraie ici-bas. Que le ridicule et le remords pèsent éternellement sur toi, si tu laisses échapper l’amour et le bonheur de ta vie, pour suivre le feu follet trompeur de la vanité ! Et si tu fais une fin misérable, personne ne t’accordera même la pitié. Au lieu de la gloire espérée, il ne restera de toi que cette épitaphe gravée sur ta tombe : « Ici creva une bulle de savon. » « Alors, pour la première fois de ma vie, je connus le doute. Incertain, je répondis à mon cœur : « Tu sais pourtant que la foi en ma vocation, la conscience de ma propre valeur, je ne les tiens pas de moi-même. » – « Et de qui les tiens-tu ? repartait ironiquement la voix. Tu te tais ? En face de ta raison tu as honte d’avouer ta folie, parce que tu sens bien, tout au fond de toi, que tu sacrifies au culte d’une idole, qu’au lieu de t’agenouiller devant un Dieu reconnu et qu’on peut nommer, le Dieu créateur du monde, tu adores un fantôme sans consistance, une trompeuse image créée par ton imagination, que tu t’efforces de placer hors de toi, dans le sot espoir de t’élever avec son aide au-dessus de toi-même ! Cette idole, tu n’oserais pas la confesser sans rougir. Quelle est-elle cette mystérieuse « Souveraine de ta vie », cette austère Amie que tu sers avec un si fanatique dévouement ? Je vais te le dire ! Le premier confiseur, le premier gâte-métier venu, n’importe quel étudiant, n’importe quel petit poète d’occasion la connaît : c’est la Muse, d’antique mémoire, mère de l’allégorie insipide, patronne de l’impuissance et de l’inanité. Et c’est à cette idole usée, piétinée dans la poussière des grand’routes, que tu voudrais me sacrifier, moi, ton cœur ? C’est pour tout ce fatras intellectuel que tu oses jouer ma paix et mon bonheur ! Plût au Ciel, du moins, que cette Muse fût digne de son nom ! Mais une Muse enseigne à son plus humble disciple à chanter quelques vers en son honneur. Le peux-tu ? – Non, tu en es incapable, autant qu’un écolier de treize ans, incapable même de construire une phrase correcte. Tu es, tu resteras un zéro, comme tous les ambitieux de ton espèce. Mais les autres bornent leurs aspirations et reçoivent en échange le bonheur. Modère les tiennes et tu seras heureux ! » « Dans mon désarroi j’en appelai à elle-même, à la Souveraine de ma vie, et je lui dis : « Vois, mon cœur me tente ; il me menace du remords futur ; il t’outrage et nie ta divine origine, te diffamant comme une muse banale. Écoutemoi : je t’ai sacrifié sans murmure toutes les petitesses de mon être, afin que tu les fasses disparaître. Aujourd’hui, avant que de t’offrir le plus dur, le plus grand des sacrifices, je réclame de toi la preuve que tu n’es pas un fantôme trompeur. Fais-moi sentir que tu es assez puissante pour me conduire à mon but. Accorde-moi un signe, donne-moi un gage, et j’obéirai. Mais si tu me le refuses, ne demande pas d’un faible enfant des hommes qu’il abandonne le plus doux, le plus exquis des bonheurs pour une ombre vague, insaisissable. » « Elle répondit, inflexible : « Je n’accorde ni gage, ni signe de ma puissance. Si tu veux me servir, sers-moi aveuglément, jusqu’à la fin ! » « Alors, fais-moi sentir clairement ta volonté. Dis-moi : Renonce ! et je renoncerai. Mais délivre-moi du doute horrible. » « Non ! dit-elle sévèrement, je me refuse à ordonner. Ton sort est de lutter, puis de choisir ; car, aux carrefours de la destinée, celui qui décide juste atteste par là même sa grandeur. Mais choisis bien, si tu ne veux pas encourir ma malédiction ! » « D’un côté m’attendait le regret certain, de l’autre la malédiction !… « Alors, du milieu de ma détresse, dans les profondeurs de mon âme angoissée, jaillit une lumière : c’était le souvenir de l’heure solennelle où pour la première fois j’avais perçu le souffle de mon austère Amie et contemplé les images prophétiques et surhumaines qu’elle déroulait à mes yeux. Et dans mon désir ardent de revivre cette heure passée, je puisai une nouvelle force de foi. « Eh bien, m’écriai-je, que le sort en soit jeté ! Accepte encore ce dernier, le suprême sacrifice. Je suis maintenant un mendiant sur la terre ; je n’espère plus qu’en toi et dans les promesses que m’a murmurée s ta voix. » « Et mon âme, brisée de douleur, accepta le terrible renoncement. « Mon cœur eut alors un dernier sursaut de désespoir : « Et celle qui espère et qui t’attend ? Tu veux donc la sacrifier avec toi ? Ce qu’il y a d’humain en toi le peut-il ? Ta conscience te le permetelle ? » « Ma volonté défaillait, et mon cœur reprit plus insistant : « Que ressentira-t-elle ? Que pensera-t-elle ? Comment va-t-elle te juger, si tu la délaisses ? Elle te tiendra pour un homme faible, hésitant, pour un sot incapable de l’apprécier à sa valeur, et elle te méprisera. » « Supposition intolérable ! Je pouvais accomplir le sacrifice : je ne pouvais pas accepter qu’il fût méconnu, ni me courber sous le poids de son mépris. Alors ma détresse fut complète… Dans son désarroi, mon esprit épuisé n’arrivait même plus à penser… « C’est alors qu’eut lieu l’apparition. « Elle vint à moi, elle-même, Theuda, ou plutôt son Âme, telle en apparence que je l’avais vue une fois sous sa forme de chair, mais plus sérieuse, mûrie, le regard plus profond. Elle semblait sortir de l’obscurité de la pièce voisine, où roucoulaient les tourterelles. Elle se tenait debout sur le seuil et me regarda avec des yeux tristes, des yeux de reproche. « Pourquoi donc m’estimer si peu ? disait-elle. » « Moi ! ne pas t’estimer ? Ô Theuda ! si tu savais ! » « Oui, tu me déprécies, en me supposant assez mesquine pour désirer faire obstacle à ta vocation. Penses-tu être seul à sentir noblement ? Seul assez généreux pour faire le sacrifice de ton cœur ? Crois-tu que je ne l’aie pas entendue aussi, la voix de ton austère Amie, que je ne sache pas apprécier l’honneur d’être élevée par son disciple à la hauteur d’un symbole ? Que je ne conçoive pas qu’il y ait une joie et une dignité plus hautes à t’accompagner, croyante et fidèle, sur la voie escarpée de la gloire, qu’à devenir l’épouse et la mère affairée ? Viens ! Abdiquons tous deux le désir de notre cœur aux pieds de cette austère Souveraine ; concluons en sa présence une union plus élevée et plus noble que le mariage scellé devant les autels humains, l’union de la Beauté et de la Grandeur. Je serai ton amour, ta foi, ta consolation ; tu seras mon orgueil et ma gloire, celui qui me transfigurera, qui fera de moi, créature misérable et passagère, un symbole, un être d’immortalité ! » « Dans un transport de reconnaissance, je m’inclinai devant la noblesse de son âme. « Alors nous fîmes comme elle l’avait dit : tous deux nous abdiquâmes le désir de notre cœur. J’enlevai de sa tête la couronne nuptiale, elle retira de mon doigt l’anneau des fiançailles. Et nous nous tînmes debout, appauvris et dénués, – tels deux arbres volontairement dépouillés, – sans autre richesse que la pureté de notre âme. Alors je m’écriai : « Souveraine de ma vie, l’offrande que tu réclamais, la voilà ! » « Nous perçûmes le frémissement de sa présence, et ma bien-aimée, se jetant à genoux, ensevelit, tremblante, son visage dans mes mains : « Honneur à toi ! prononça mon austère Souveraine, ton choix était le bon. Reçois en échange ma bénédiction. Maintenant que la douleur a posé sur toi son empreinte, sois marqué du sceau de la grandeur. Sois élevé au-dessus de toutes les âmes qui, n’ayant jamais entendu mon appel, traînent ici-bas des jours remplis de médiocrité. Prends conscience de ta dignité et que dans les moments d’erreur ou de folie, devant l’outrage et la calomnie, ce sentiment ne t’abandonne jamais. Je t’interdis, désormais, d’être malheureux dans la vie, car c’est moi, ce n’est plus toi, qui habite en toi ; laisser faiblir ta fierté, ce serait m’amoindrir et m’offenser. Mais quelle est celle qui est agenouillée près de toi ? » « Je répondis : « C’est mon amie, noble et grande ; elle aussi croit en toi ; elle aussi t’a sacrifié les aspirations légitimes de son cœur. Adopte-la donc, comme tu m’as adopté moi-même. » « Lève-toi, ordonna-t-elle à mon amie, et montre-moi ton visage. Il est pur et sincère ; tu m’appartiens donc aussi, dès maintenant. Penche ta tête, ô ma fille, afin que je te donne un nom ! » « Alors ma bien-aimée courba son front et ma Souveraine la baptisa : Imago. « Et maintenant, dit-elle, donnez-vous la main afin que je consacre votre alliance : au nom de l’Esprit, supérieur à l’ordre de la nature ; au nom de l’Éternité, plus sacrée que les lois éphémères des hommes, je vous déclare époux par l’union des âmes, inséparables dans le bonheur et l’infortune. Tu seras, toi, son honneur et sa gloire, elle sera la joie et la douceur de ta vie !… » « Le sacrifice te fut-il cruel ? me demanda Imago dans un sourire. » « Ma réponse fut un cri d’allégresse : « Sacre triomphant de ma vie ! Plénitude généreuse de la grâce ! » « Adieu ! dit alors Imago. Tu sembles las et ma demeure est lointaine. Demain je reviendrai, car désormais nous vivrons ensemble tous les jours, dans une éternelle union ! » *** *** *** « Longtemps encore je restai immobile dans la nuit, l’esprit tendu comme pour percevoir l’écho affaibli de ce que je venais d’entendre… En mon esprit grondait un tumulte pareil à celui de l’océan ; autour de moi résonnaient les accents d’un chant solennel, semblable à celui qui clôt un office divin… « Le jour suivant inaugura réellement mon existence avec Imago. Ce fut une lune de miel, un véritable chant d’allégresse sortant de deux bouches triomphantes. Mais, dans ce duo, la voix d’Imago résonnait plus fort que la mienne, et je me taisais souvent pour écouter son chant. Aux côtés de cette épouse mystique, je m’élevais au-dessus des collines de la terre, jusqu’au domaine habité par la Souveraine de ma vie, ce royaume plus pur et plus éthéré que le monde visible, plus tangible pourtant que le monde du sommeil et des rêves, et qui s’étend jusqu’aux régions du pressentiment et du souvenir. Imago s’écriait alors, pleine d’allégresse : « Ô mon bien-aimé ! quel est ce monde vaste et nouveau dans lequel tu me conduis ? Mon œil surpris le déclare étranger, mais mon cœur enivré le salue comme sa patrie. » « Durant le jour, quand je me plongeais dans un travail ardu, la présence d’Imago se voilait à mes yeux. Mais sitôt que je m’arrêtais un moment pour me délasser et réfléchir, je rencontrais de nouveau son regard pensif, qui semblait dire : « Je suis fière d’être aimée par un homme tel que toi. » « Mes promenades, mes repas solitaires eux-mêmes se trouvaient embellis par cette présence rayonnante et subtile ; en m’enrichissant intérieurement, elle faisait de moi un homme plus amical et plus doux, et chacun remarquait en moi ce changement. J’étais pareil à un arbre transplanté dans une prairie vaste et ensoleillée, qui se met à déployer librement ses branches, et voit mûrir tous ses fruits à la fois. « Ce bonheur infini, placé en dehors du temps et de l’espace, semblait devoir durer toujours, lorsqu’un nuage obscurcit mon ciel : celui de la trahison.
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