« Elle s’annonça sous la forme d’un faire-part de fiançailles, les fiançailles de Theuda avec un inconnu. Je recevais la nouvelle toute sèche, sans un signe quelconque de souvenir, rien que le fait brutal. J’y vis une insolence muette et voulue, et jetai de côté le papier avec mépris. Je ne ressentais pas de chagrin, mais de l’indignation, mêlée à la tristesse que cause la révélation d’une petitesse inattendue. Si, jouant au piano quelque morceau splendide, le cœur ivre de beauté, j’avais aperçu subitement un crapaud sur les touches, j’aurais éprouvé quelque chose d’analogue. Il était donc possible qu’une femme à laquelle le sort offrait la faveur de respirer dans une atmosphère supérieure, d’être la compagne d’un homme appelé à de grandes choses, il était possible qu’elle préférât patauger dans le marécage d’une vie de famille étroite et terre à terre, aux côtés du premier homme venu ! Je restais stupéfait devant ce phénomène de médiocrité. Dans mon enfance, examinant un jour une écrevisse, je m’étais exclamé : « Commentment peut-on être une écrevisse ? » Aujourd’hui j’étais sur le point de m’écrier : « Comment peut-on manquer de grandeur ! » « Cette chute ignominieuse de Theuda dans mon esprit allait-elle donc du même coup empoisonner ma félicité ? Tout à coup j’éclatai de rire tout haut : Illusion ! fantasmagorie ! Son élévation, sa noblesse, sa grandeur d’âme, tout cela je le lui avais prêté ! Son amour et son amitié, l’heure solennelle de nos fiançailles, tout cela je l’avais rêvé !… L’Imago qui vivait en moi n’était pas toute Imago ; la Theuda réelle, c’était une autre, une étrangère, un petit oiseau insignifiant et sans cervelle, comme il s’en trouve par centaines dans le monde ! « Je ramassai le faire-part méprisé, je le retournai, le palpai : oui, vraiment, il sentait la médiocrité ! Theuda était comme toutes les autres femmes : résolue à se marier. Peut-être même après un chagrin d’amour ? Pour combien de femmes, en effet, le chemin de l’autel ne passe-t-il pas sur le tombeau de leurs rêves ? Entourée d’un essaim de prétendants qu’elle détestait, elle avait probablement vu en moi le nouvel arrivant, un libérateur possible, et m’avait trouvé acceptable. Puis, son attente ayant été déçue, elle avait pris, à la grâce du ciel, le premier venu. Ainsi d’elle comme de mille autres femmes ! « Maintenant elle devenait pour moi un être quelconque. Je déchirai la carte de faire-part et en jetai les débris. Je pris sa photographie : « Et maintenant nous allons faire de même avec ce joli visage menteur ! » Mais j’eus envie, auparavant, de le regarder encore une fois. « Ainsi cette grâce et cette dignité, ces yeux profonds et mélancoliques peuvent tromper, toute cette fraîche beauté n’est que de la chair sans âme ! » Alors il me sembla que l’image soupirait et se lamentait : « Non, je ne mens pas. Du temps où cette image reflétait mon âme, j’avais réellement soif de grandeur ; ces yeux, dans lesquels tu plonges, regardaient à toi, mon désir et mon espérance allaient vers toi. Celle qui t’a trahi plus tard, c’est une autre, avec laquelle je n’ai rien de commun. Elle l’a fait non pas par bassesse, mais par faiblesse et par insuffisance. Et qui sait ? L’heure viendra, peut-être, où, réfléchissant, elle se souviendra, rougira de sa défection et reviendra à toi, te réconciliant avec mon visage, afin que ma beauté, comme celle d’un ange déchu, ne porte pas à jamais le sceau de l’humiliation ! » « Alors j’eus pitié du portrait et je le serrai soigneusement, comme l’image d’une morte. « Quant à l’autre femme, la nouvelle, celle qui m’a trahi, je ne l’appelai plus Theuda, mais Pseuda, la menteuse. « Ce soir-là, comme je faisais ma promenade à cheval habituelle, j’eus l’impression que quelqu’un me suivait : je ne m’en étonnai pas, je l’attendais. « Imago, lui dis-je, pourquoi ne pas venir à mon côté ? » « Je suis indigne de toi, répondit-elle, car mes traits sont maintenant ceux d’une infidèle. » « Imago, mon épouse, tes traits ne sont pas ceux de l’infidèle ; c’est elle qui assume faussement les tiens. Viens donc, et chevauche à mon côté, car je bénis ta présence. » « Elle se tint alors près de moi, mais elle voilait son visage de ses mains. Je les écartai doucement. « Tu es belle et noble, Imago, et tes yeux sont pleins d’âme. Regarde-moi donc franchement ; oublie celle dont tu es l’image transfigurée, cet original indigne de toi, comme moi aussi je veux l’oublier ! » « Alors, levant les yeux, elle me remercia du regard, et notre duo d’amour recommença. « Sa voix était plus belle encore qu’auparavant, mais son intonation était triste comme celle d’un innocent qui souffre. Soudain, elle s’interrompit avec un cri étrange : « Malheur à moi ! gémit-elle, quelqu’un m’a porté un coup, je suis touchée ; ma voix ne peut plus prendre son essor ! Abandonne-moi donc ; cherche une nouvelle Imago, forte et saine, au visage irréprochable et pur, qui soit joyeuse et qui chante pour récompenser ton effort. » « Imago ! m’écriai-je, n’ai-je pas conclu une alliance avec toi en présence de mon austère Souveraine ? N’ai-je pas reconnu dans ton visage le symbole de tout ce qui est haut et noble ? Délaisse-t-on celle qu’on aime parce qu’elle souffre ? Malade et triste je t’aime mille fois plus que lorsque tu chantais à mes côtés dans la joie ! » « Elle répondit : « Malheur à toi si tu ne m’abandonnes pas ! Car je ne puis plus t’apporter désormais que la douleur. » « Apporte-moi donc la douleur, Imago, ma fiancée ; mais je ne me détacherai point de toi ! » « C’est ainsi que je renouvelai mon alliance avec Imago blessée. Elle demeura près de moi comme avant, mais ses yeux étaient douloureux, et sa voix désormais muette… « Jusqu’à ce jour elle est restée mon épouse ; je ne puis me séparer d’elle, car, silencieuse et blessée, elle est plus consolante à mon cœur que tous les biens de la terre. En avant donc ! courageux, libre et fier ! J’ai pour moi mon austère Souveraine, j’ai pour moi mon Imago : l’une inspiratrice de mon œuvre, de ma carrière, de ma grandeur, l’autre m’enveloppant de la douceur de son amour. Peu importe le reste. Je me ris des femmes d’icibas. Un coup bu en passant : goûtées, remerciées, oubliées ! J’en rencontre de toutes sortes : des blondes exquises, des brunes voluptueuses ! Mais je ne distingue même pas leur nom. Je n’en retiens qu’un seul : celui de Pseuda, l’infidèle, celle qui a obscurci l’image de Theuda, celle qui a blessé mon Imago. « La vengeance ne me sied pas. Je ne demande qu’une compensation : la voir baisser les yeux devant moi. C’est mon droit ; ce sera pour elle le châtiment mérité. Cela fait, qu’elle soit heureuse dans sa médiocrité, et que Dieu bénisse son mariage ! « J’ai terminé mon récit et ne saurais vous en dire plus. « Votre affectionné « Victor. » *** *** *** Il avait jeté sa lettre à la boîte le soir même. Le lendemain, déjà, il recevait une réponse : « Mon bien cher ami, « Je vous remercie de la confiance que vous m’avez témoignée. J’ai lu votre étonnante confession avec le recueillement qu’elle mérite. Avant de vous parler de son contenu, laissez-moi élucider un point troublant, que j’ai besoin de tirer au clair. Vous ne croyez pas sérieusement, n’est-ce pas, qu’une femme soit liée en amour par un fait quelle ignore, par un événement qui s’est passé tout entier dans votre esprit, par des fiançailles imaginaires, en un mot ? Il n’est pas possible que vous admettiez cela ; ce serait aussi déraisonnable qu’injuste. Cher ami, Mme Wyss ne mérite nullement le vilain nom de Pseuda ; car, s’il y a dans le monde une femme sincère et vraie, c’est bien elle. Vous vous attendiez, de sa part, à plus de grandeur d’âme ? Mais, à supposer que les femmes soient capables de grandeur, – ce dont je doute, nous avons d’autres qualités, – à supposer cela, pouvezvous, je vous prie, « obliger » quelqu’un à se montrer sublime ? Triste humanité, si ces choses-là étaient forcées ! Mme Wyss a été créée, comme moi, comme la plupart des femmes, pour être l’épouse fidèle d’un honnête homme. « Elle remplit cette tâche le mieux possible, pour la paix de son cœur, pour le bonheur des siens et pour l’édification des autres. Je ne connais pas dans toute la ville de meilleure mère, de femme plus dévouée, plus oublieuse d’elle-même. C’est pourquoi je ne puis admettre que qui que ce soit prétende l’obliger à baisser les yeux, ce que, du reste, elle ne fera pas, soyez tranquille ! Qu’une autre femme eût mieux senti le charme de la Parousie, comme vous l’appelez, la chose est possible, mais encore eût-il fallu une femme douée de qualités rares, et que cette femme aimât par toutes les fibres de son âme. Mais enfin, Theuda n’a pas senti la Parousie, et ce n’était nullement son devoir ! « Ceci dit, je reviens à votre confession. Je l’ai lue avec un véritable recueillement, et je me suis sentie tour à tour émue, déconcertée, effrayée ou transportée au-dessus de moi-même. N’étant pas mue uniquement par la froide logique, n’étant pas non plus totalement dépourvue d’intelligence, je ne me suis pas laissé troubler par ce prodigieux mélange de réalité et de fantaisie. Et cependant, que de figures différentes ! Theuda, Pseuda, Imago, trois personnes avec un seul visage : l’une n’existe pas, une autre est morte, une autre encore, absente ! Et celle qui n’existe pas a été blessée ! Pourvu que votre cœur lui-même ne s’y embrouille pas ! Le souffle me manque un peu devant tout cela, je ne sais si c’est de respect ou d’effroi. Cher ami, que vous le vouliez ou non, vous êtes poète. Pardonnez-moi, je sais que vous détestez ce titre, mais je ne puis pourtant pas vous appeler Rabbi ! Vous êtes un poète ou, si vous préférez, un visionnaire. J’ai lu votre Hymne à Imago avec une joyeuse surprise et comme une œuvre de vraie poésie, et je suis persuadée au fond de moi-même que le démon qui vous possède – appelez-le Imago, austère Amie, ce que vous voudrez – est d’origine divine, et proche parent du génie. « J’ai une conviction : c’est que si un homme fait, aussi intelligent et aussi supérieur que vous, sacrifie son amour et son bonheur à quelque chose, ce « quelque chose » n’est pas une lueur trompeuse. En somme, je crois à votre austère Souveraine, et aussi à vous, cher ami, à votre œuvre future, que j’avais jusqu’ici toujours espérée et pressentie. Votre récit me remplirait donc d’une joie sans mélange si, étant votre amie, ma sollicitude affectueuse ne m’imposait le souci de votre bonheur terrestre. Le froid me saisit à la pensée de ce que vous allez souffrir lorsque, sortant de votre délicieux monde de rêves, – pardonnez à une femme cette expression de roman ! – vous vous heurterez à la réalité cruelle ; une chose m’étonne, c’est que le choc brutal n’ait pas encore eu lieu. « Il faut qu’en pays étranger vous ayez vécu parmi des êtres d’une distinction rare et d’une grande délicatesse d’âme, pour avoir pu, et cela au milieu de l’agitation d’une grande ville, demeurer impunément dans votre tour d’ivoire et vous y draper dans votre rêve. Je ne me trompe certainement pas en supposant qu’une femme de cœur et d’esprit élevé a veillé, là-bas, sur votre repos, sur la durée de ce bonheur fait d’imagination, et qui, sans cela, n’aurait pu supporter les heurts de la vie journalière. « J’admire le courage, la tranquille sûreté avec laquelle, sous l’inspiration de votre austère Amie, vous avez suivi jusqu’ici votre voie, au travers même des plus sombres angoisses. Mais, cher ami, pardonnez si je trouve en vous une défaillance : vous êtes ici et vous devriez être ailleurs. – Vous me comprenez bien ? Je pense à vous plus qu’à moi. – Permettez-moi de voir clair au travers des complications de votre âme : vous avez le désir de revoir Mme Wyss, parce que vous ne pouvez pas l’oublier. J’en suis peinée pour vous, car le regard en arrière sur ce qu’on avait quitté pour toujours – je souligne le mot « toujours » – ne peut apporter que souffrance inutile. Toutefois, étant femme, je n’oserais vous blâmer ; qui sait mieux que nous qu’on ne saurait commander à son cœur ? Mais je voudrais du moins vous mettre en garde contre de vains espoirs, que suivrait une déception cruelle.
« Voulez-vous accepter un conseil de votre vieille amie ? – Il ne servira de rien, je le sais, mais je ne me pardonnerais pas de ne vous l’avoir pas donné. – Ne la revoyez pas ; quittez aussi vite que possible cet endroit dangereux ; et quand vous serez à distance respectueuse, reprenez avec Imago votre merveilleux duo d’amour… car Imago, l’inspiratrice, guérira, j’en suis certaine, et, avec le temps, elle retrouvera sa voix. Ici, au contraire, vous n’avez à attendre que le trouble. Prêtez attention à ce que je vous dis, moi qui connais Mme Wyss, – il fut un temps où elle regardait à moi et m’honorait de sa confiance : – il n’y a plus de place libre dans son cœur. Vous avez trop d’honneur, n’est-ce pas, pour attendre d’elle de l’amour ? N’attendez pas non plus de l’amitié ; pour faire partie du cercle de ses intimes, vous arrivez trop tard ; et si vous espérez un de ces hauts contacts d’âme, qui sont rares, vous arrivez trop tôt dans la vie d’un être trop heureux, trop jeune, trop peu meurtri encore. Et ne vous fiez pas à l’attrait de vos dons intellectuels ! Theuda n’est pas faite de cette pâte-là. Celle qui n’a pas ressenti le charme subtil de la Parousie ne saurait percevoir non plus la voix de l’austère Amie. Je dis cela sans songer à rabaisser celle dont nous parlons. Je la place assez haut pour l’avoir jugée digne de devenir votre femme, mais je ne la crois pas faite pour être votre amie. Ce sont là deux choses, n’est-ce pas ? qui réclament des qualités toutes différentes. Encore une fois : quittez ce terrain dangereux pour vous, car vous m’avez l’air tout prêt à commettre de grandes folies, au détriment des autres et de vous-même, que vous exposez à d’amères désillusions. « Voilai j’ai délivré mon âme d’un grand poids… Agissez maintenant comme vous le voudrez, ou plutôt comme vous y serez contraint ; car le destin sait ce qu’il vous tient en réserve. Moi, faible créature, je ne puis que vous accompagner du vœu de mon cœur : puissiez-vous atteindre le but élevé de votre vie, car vous l’atteindrez sûrement, sans payer cette victoire par des blessures trop cruelles ! J’espère donc ne pas vous revoir… Saluez pour moi votre noble Imago. « Votre affectionnée « Marthe Steinbach. « P. S. Et prenez garde que les femmes d’ici-bas « ne se rient » de vous ! » *** *** *** « Son conseil ne me servirait de rien ? répétait Victor à demi-voix, après avoir achevé la lecture de cette lettre. Et pourquoi cela ? Un homme se distingue pourtant d’une mule en ce qu’il fait usage d’un avis intelligent. Chère amie, vous avez parfaitement raison ! Que fais-je encore ici ? En quoi me concerne cette petite créature déchue, qui est du reste une femme mariée ? Conclu ! Décidé ! J’en reste là : je veux l’éviter ; et pour cela, je partirai. C’est-à-dire que je m’en irai aussitôt après avoir revu mes anciens amis et camarades d’école, auxquels je dois bien une visite. Car, si je désire l’éviter, je ne veux pas fuir devant elle, épeuré, comme un jeune chrétien devant la tentation. Si, par aventure, le hasard voulait que je me rencontrasse avec elle sans que j’y fusse pour rien, alors ce serait tant pis pour elle ! » Et tout au fond de son âme se glissa sournoisement un léger désir, inavoué : c’est que le hasard pût en disposer ainsi…
« Qui est mouillé ne craint plus l’eau ! » s’était dit Victor. Erreur ! – Il n’avait pas encore essuyé la plus grosse averse. Un beau jour Mme Wyss se mit à fulminer en sa présence contre la galanterie, – la galanterie, encore une des bêtes noires de l’Idealia ! – Hem ! hem ! fit Victor souriant, vous ne seriez pas médiocrement vexée, Frau Direktor, si, en fait, un homme vous refusait toute attention galante. Elle le contredit avec hauteur : elle ne réclamait ni ne désirait les égards, et serait reconnaissante qu’on voulût bien les lui épargner. Victor, aiguillonné par sa rage de vérité, résolut de la mettre à l’épreuve. Dans l’antichambre, au moment du départ, il se tint bien ostensiblement devant elle, les mains croisées derrière le dos, et la laissa décrocher, puis enfiler toute seule sa jaquette de fourrure. Les manches en étaient fort étroites, ce qui donna lieu à une laborieuse gymnastique. Victor se divertissait. « Eh bien, fillette, disait son regard moqueur, vois-tu, maintenant, ce que vaut la galanterie ? » Mais, à sa grande stupéfaction, Pseuda ne comprit pas ! Rattacher une action à des paroles dites antérieurement, réfuter par un rébus, c’était là une façon d’enseigner à laquelle elle n’entendait rien ; pareille chose, évidemment, ne lui était jamais arrivée. En revanche, elle sentit fort bien l’intention que mettait Victor à ne pas la secourir. L’attitude de celui-ci était suffisamment apparente et devait la frapper d’autant plus qu’il était habituellement celui qu’on blâmait pour son amour exagéré des formes, et qu’on traitait volontiers de grand-maître des cérémonies. Dans cette omission, elle ne pouvait voir qu’un malin désir de l’offenser. Aussi, quel regard elle lança à Victor ! Un œil tout blanc, où la prunelle ne faisait plus qu’une petite tache d’encre !