Chapitre 5

2688 Mots
Que faire ? Lui expliquer ? Inutile, elle ne le croirait tout de même pas. – Lui présenter des excuses ? Mais une femme les reçoit toujours mal. « Laissons cela s’ajouter au reste, pensa-t-il, ce n’est pas la première injustice dont je suis victime. Et qui sait ? Les choses ne sont peut-être pas aussi gâtées qu’elles en ont l’air. » Eh bien oui, elles étaient aussi gâtées que possible ! À partir de ce moment-là, où qu’elle aperçût Victor, il échappait à Pseuda une exclamation d’aversion, quelque chose d’analogue au félissement d’une jeune panthère : « Rha ! » et d’un élan rapide elle lui tournait le dos. Les deux premières fois il feignit l’indifférence, et garda même assez de sang-froid pour suivre de l’œil avec plaisir le mouvement souple et agile dont elle opérait sa volte-face. Mais la troisième fois, brusquement, la moutarde lui monta au nez. « Ah ! sotte petite pécore ! cria-t-il en lui-même, si je voulais, moi ? Si je cessais maintenant de t’épargner ? En moins de rien j’aurais transformé ta rage enfantine en un roucoulement langoureux. Alors ce serait une autre chanson : « Victor, maintenant c’est à vous de me mépriser… (Soupir)… Comment puis-je revoir mon mari et mon enfant ?… (Larmes)… Mais tu m’aimeras toujours !… (Étreinte) etc… » et tout le tralala usuel. – Mais, halte-là, Victor !… À quoi songes-tu ?… À un adultère ? Crois-tu que tes stupides agissements t’aient mérité les faveurs de cette femme ? Du moins faudrait-il, si adultère il y a, qu’il eût une allure nette et franche : amour pour amour, ou désir pour désir. Mais agir insidieusement, user de calculs et d’artifices, prendre une femme par surprise, ruiner ainsi un foyer sans tache, et cela par amour-propre blessé et simple vanité masculine, – car cette femme-là, sans aucun doute, est perdue si elle a failli une première fois, – halte-là ! Non, je ne fais pas de ces choses-là ! Premièrement, parce que je ne les fais pas ; ensuite parce qu’il me faut une âme propre pour accomplir une fois ma vocation. – Et puis son mari est mon ami… Décidément c’est non, non, et encore une fois non ! Allons, bébé, remercie-moi et va-t’en ! Et si tu tiens à me haïr, du moins sache haïr bien. Va ! je t’apprendrai à me détester d’une si belle rage que tu en grimperas les murs. Pendant ce temps je me donnerai le plaisir de grignoter tranquillement un radis, – et plus tu me détesteras, plus je serai heureux jusqu’au fond du cœur ! » Victor commença alors – frisant toujours l’impolitesse sans être positivement impoli – à agacer, à irriter Pseuda avec une sorte d’acharnement, s’attachant à ses pas, lui imposant sans ménagement sa présence, et, selon l’humeur du moment, employant la raillerie, l’ironie dédaigneuse, les attaques franches ou les allusions détournées. Était-il en veine de bravade ? Il laissait tomber d’effroyables aphorismes qui bouleversaient en elle les sentiments les plus sacrés : « – N’êtes-vous pas frappée de la vulgarité d’âme qui se manifeste chez la femme de nos jours ? » – « N’avez-vous pas remarqué que personne ne montre une sécheresse de cœur plus complète que les mélomanes ? » Ou bien il admirait l’instinct si sûr du cœur féminin, qui, avec une intuition quasi géniale, sait distinguer parmi cent hommes le plus grand imbécile pour s’en amouracher ! Une autre fois il déplorait son propre sort, bien digne de pitié : avoir échoué dans ce misérable trou, où il était « condamné à l’austérité ». Et que de pharisaïsme dans toutes les criailleries et les indignations menteuses contre la sensualité ! « – Lorsqu’un homme trouve une femme peu appétissante, elle en est toujours indignée ; si donc je convoite une femme, c’est un hommage que je lui rends, c’est clair ! » Et il ajoutait in petto : « Hein ! ça vous va comme si je vous faisais avaler une couleuvre ? Grand bien vous fasse ! Continuons dans ce goût-là. » – Il n’est pas d’homme, reprenait-il tout haut, qui ne désire à tout instant toute femme belle ; et s’il se trouve un homme pour le contester, c’est qu’il ment ou n’est pas un homme ! Pseuda ne daignait point lui faire l’honneur de discuter avec lui. Mais ses regards semblaient dire : « Si par aventure le train vous écrasait, cher monsieur, je le regretterais pour vous, mais ce ne serait pas un malheur ! » À quoi le regard ironique de Victor répondait insolemment : « Et vous, chère madame, au cas où vous vous aviseriez d’éclater en morceaux, avertissez-moi, afin que je me réserve un fragment choisi de votre personne ! » Les jours où Victor était d’humeur plus douce, il se contentait de heurter toutes les convictions de Pseuda, et toutes les idées qu’on lui avait inculquées, visant de préférence son patriotisme couleur « rose des Alpes » et ses enthousiasmes helvétiques pour la poésie du chalet, du pâtre, et tout ce qui s’ensuit. À la promenade, elle entonnait volontiers pour exprimer sa joie : À l’aube d’un jour nouveau Allons traire le troupeau (1) ! Sur quoi, Victor, d’un air ingénu : – Comment donc, Frau Direktor ! Alors vous savez traire les vaches ? Une autre fois, comme elle fredonnait : Je tutoie chacun sans façon… il affecta d’applaudir chaudement : – Depuis longtemps mon vœu secret était que nous nous tutoyions ! Outre son frère Kurt, Pseuda avait comme escorte habituelle un cousin aux longues jambes du nom de Ludwig, lequel passait tout son temps à conquérir infatigablement les cimes. Victor appelait cet agité le iodleur (2) . Au reste, pourquoi ses chers compatriotes se targuaient-ils ainsi de leurs Alpes ? Étaient-ce eux qui les avaient faites ? Elles eussent été plus plates, à coup sûr ! D’ailleurs, sans parler des Alpes, la nature, aujourd’hui, était extrêmement surfaite. Le petit orteil d’une jolie femme avait certainement beaucoup plus de prix devant Dieu que le plus fastueux des glaciers ; et lui, Victor, avouait franchement qu’il trouvait plus d’âme et d’expression à un chapeau haut de forme parfaitement seyant qu’à un lever de soleil. « Un mammouth même peut sentir quelque chose devant un lever de soleil, disait-il, mais il n’y a qu’un homme cultivé et de goût délicat qui puisse comprendre le haut de forme. » D’autres fois, il distribuait gratuitement des avis qu’on ne lui demandait pas. Mme Wyss déplorait-elle le vandalisme destructeur du pittoresque local, il déclarait « qu’on devrait braquer là des canons et faire sauter toutes ces baraques ». Quand elle disait son regret de voir disparaître peu à peu les dialectes et les anciens costumes nationaux, il préconisait la mesure suivante : affubler de ces costumes, en manière de pénitence, tous les repris de justice, et quant aux dialectes, en réserver l’usage aux vieilles familles chargées de tares héréditaires. Dans cet état d’esprit, son plaisir favori était de débaptiser gens et choses. Ainsi il appelait leur digne ville natale Muhheim ; la politique locale, « une excitation périodique pour l’élection de Fritz ou de Frantz » ; pour « vulgarité » il disait « patriotisme » ; il appelait une grossièreté un « germanisme » et le manque de tact « le solécisme de l’âme ». Quelquefois, l’air hypocritement innocent, il prenait pour irriter Pseuda des voies tout à fait détournées : citation de faits mémorables ou d’anecdotes fameuses, qu’il inventait tout bonnement pour les besoins de la cause ! – Connaissez-vous, lui demandait-il négligemment, l’histoire de la comtesse Stepansky, de Beethoven et du maître de chapelle Pfuschini ? – Je ne tiens pas du tout à la connaître ! répondait-elle maussade, flairant une méchanceté. – Vous avez tort, grand tort, car elle est aussi instructive qu’amusante. La comtesse Stepansky ayant un jour à sa table Beethoven avec Pfuschini, on lui demanda lequel des deux elle tenait pour supérieur à l’autre. Elle prit alors un air extrêmement fin pour répondre : « Oh ! cela ne se compare pas : chacun est supérieur dans son genre ! Ils se complètent l’un l’autre. » Du reste, ajoutait Victor, parlez-moi de la musique et des femmes ! Voulons-nous tenter un essai, madame ? Faites élever dans un conservatoire la jeune fille la plus génialement douée au point de vue musical, privez-la ensuite de tout encouragement et de toute influence masculine qui la stimule, et revoyez-la au bout de dix ans : elle aura fermé à clef son piano parce qu’elle n’a vraiment plus de temps pour la musique, et se sera procuré un chat parce qu’elle ne sait pas que faire de son temps ! Un autre jour, au cours d’une conversation, Pseuda affirmait une fois de plus sa conviction que la femme est supérieure à l’homme. – Je me rangerais avec plaisir à votre avis, lui dit Victor, si les femmes elles-mêmes, dans leurs moments d’oubli, ne proclamaient la supériorité de l’homme ! – ?… – Oui, reprit-il, quand une mère, après avoir donné naissance à six petits êtres mal venus du sexe féminin, réussit enfin à mettre au monde un garçon, elle fait entendre un caquet aussi triomphant que si elle avait enfanté le Messie, et tout ce qui est féminin accourt, empressé, d’une lieue à la ronde, pour payer son humble tribut d’admiration à ce prodige, à cette surfille ! On dirait vraiment que « notre fils » est une des sept merveilles du monde ! Et ce Messie donnera plus tard, à supposer qu’il fasse très bien son chemin, un conseiller d’État ! *** *** *** Du train dont il y allait, Victor obtenait sans peine le résultat désiré : Pseuda avait pour lui la plus foncière, la plus cordiale aversion. Ce n’était plus le cri de rage de la jeune panthère qu’elle laissait échapper en apercevant Victor, mais l’exclamation dégoûtée suggérée par la vue d’un reptile visqueux ! Lui s’en réjouissait comme d’une victoire obtenue, et jubilait intérieurement. « Elle peut voir, maintenant, ce que son jugement m’indiffère ! » Un contraste le divertissait : « Tu voulais la délivrer de toutes ces grenouilles, Victor, et maintenant la grenouille, c’est toi ! » Il pensait aussi : « Je commence à croire moi-même que je suis fou. Eh bien ! raison de plus pour agir en fou. » Et il riait. Un après-midi, comme il allait tourner le coin d’une rue, il entendit une voix qui lui disait tout haut : « Idiot ! » Comme il se retournait déjà furieux vers l’insulteur, la voix reprit : « Inutile de t’agiter, c’est moi, c’est ton bon sens qui te parle. » « Et de quel droit m’appelles-tu un idiot ? » « Idiot, parce que tu cours comme un forcené dans la direction opposée à ton but. » « Mon but ? Mais je n’en ai aucun ! » « Si, tu en as un, et je vais te dire lequel. Secrètement, sans te l’avouer à toi-même, tu désires irriter cette petite femme inexpérimentée jusqu’à la démonter, la pousser à bout, lui faire perdre la tête, pour qu’un beau jour, dans le vertige de la colère, elle vole tout d’un coup dans tes bras comme une guêpe affolée par l’orage… » « Et si c’était le cas, mon calcul serait-il donc si faux ? On a vu souvent la haine féminine se transformer brusquement en amour. » « Idée folle et romanesque, repartit la Raison. Agis comme tu voudras, je ne suis pas ta gouvernante. » Mais Victor s’arrêta de marcher, effleuré subitement d’un doute. Il rentra chez lui incertain, désemparé, et comme il tentait, perplexe, l’examen de sa situation présente, il eut peur, soudain, et fut pris comme d’un éblouissement : il faisait fausse route, sa raison voyait juste ; la haine de Pseuda n’était pas de celles qui se changent en amour. Amère découverte ! Inutile d’aller de l’avant ; puisque le secret espoir d’un brusque revirement lui était enlevé, fortifier la haine de Pseuda n’avait désormais plus de sens. Ce serait élargir de plus en plus le fossé qui la séparait de lui. Alors… que faire ? Revenir en arrière, et tout recommencer ? S’efforcer d’abord sagement, doucement, d’endormir la haine de Pseuda, puis avec mille peines vaincre peu à peu son aversion, la guérir de son antipathie, et patiemment, degré par degré, gagner enfin toute sa bienveillance ? « Allons donc !… Non, je n’y songe pas. Pour cela il faudrait abdiquer toute personnalité. Ce serait trop long ! Et puis, je n’en suis pas encore là, Dieu merci ! » Oui, mais alors ? Quelle autre solution ? Il avait beau chercher : de droite et de gauche aucune issue. Tout à coup il frappa du pied. « Après tout, qu’est-ce qui m’oblige à m’occuper d’elle ? Qu’elle patauge où elle voudra, dans la bourbe ou dans la vase. Qu’elle se convertisse ou non, en quoi cela me concerne-t-il ? Je ne suis pas son confesseur ni son directeur de conscience. Ou bien s’imaginet-elle que je sois son professeur de psychologie ? Je lui ai fait déjà bien trop d’honneur en l’agaçant ! Et si jamais je me remets en peine d’elle, il faudra qu’elle m’en ait prié bien instamment. D’ici là, va-t’en ! je ne te connais plus… Frau Direktor Wyss ? Qu’est-ce donc ? Ça vit-il dans l’eau ou dans les arbres ? Ça se nourrit-il de graines ou d’insectes ? Chère madame, avez-vous jamais vu une puce sauter du bout d’un ongle ? Ainsi, dans cet instant, vous sautez hors de ma mémoire. Un, deux, trois ! plus rien ! Pseuda, tu n’existes pas. » Avec une chiquenaude, Victor tourna sur ses talons. Comme il se sentait léger, maintenant qu’il avait oublié cette malfaisante créature ! Il était comme débarrassé d’une mauvaise dent. Qu’allait-il faire de sa liberté fraîchement reconquise ? Mille possibilités charmantes s’offraient à lui. « Si, par exemple, pour me distraire, je devenais amoureux ? » Fameuse idée, car depuis des temps infinis – et ça ne lui était pas naturel – il n’avait plus goûté de ce sirop délectable. Amoureux, si possible, d’une créature tout à fait inculte et ignorante, une subalterne, une fille de brasserie, par exemple, afin que, si Pseuda l’apprenait, – et elle l’apprendrait sûrement dans ce nid à potins, – elle en fût bien vexée et humiliée. Pour donner suite à son projet, il entra au prochain café, surmontant pour cela son dégoût de l’alcool et de ses prêtresses. Paméla était le nom de la fille de salle. Il obligea celle-ci à s’asseoir près de lui, et se mit en devoir de l’enjôler, de la prendre peu à peu au miel de ses paroles, choisissant l’un après l’autre – suivant la méthode éprouvée – tous les traits de son visage pour les exalter. Paméla écouta un moment souriante, se serrant contre lui avec le bien-être d’un escargot sous une tiède ondée de mai. Puis, brusquement, comme un chat auquel on aurait marché sur la queue, elle sauta furieuse derrière le comptoir, et d’une voix sifflante : – Imbécile, vieux malappris ! cria-t-elle. Ah !… Victor saisissait maintenant : il avait vanté ses dents de perle, et elle n’en avait plus une seule. Il faut dire qu’il n’avait pas pu prendre sur lui de la regarder ! Trois jours après, dans la rue, Mme Wyss s’avançait rapidement au-devant de lui, rayonnante d’amabilité. Quelle soudaine transformation ! Que devait signifier cela ? – On peut, paraît-il, vous féliciter ! s’exclama-t-elle hypocrite. À quand le mariage avec la belle Paméla ? Ah ! la rusée créature ! Non, ce n’était pas précisément l’effet qu’il avait escompté. L’amour, ici, n’avait décidément pas de succès. Victor avait pressenti juste à son arrivée : sur ce terrain dur et calcaire c’était une plante qui ne fleurissait pas. Il essaierait donc de l’amitié. Un certain Andreas Wixel, archiviste, lui parut spécialement désigné pour jouer le rôle d’ami, par la bonne raison que Mme Wyss ne pouvait le sentir et l’appelait toujours « l’obtus Andreas ».
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER