Prologue

589 Mots
PROLOGUECe matin-là, à la Brigade Criminelle de Vannes, je n’arrivais pas à me concentrer. J’avais fermé la porte de mon bureau, mais les bruits de voix me gênaient. — Il faut ménager la chèvre et le chou, sinon on y laisse des plumes, disait mon collègue Tournebise au téléphone. Il parlait fort, peut-être à quelqu’un de sourd… Il attendit un moment, sans doute pour que cette sentence rustique fasse son effet, puis je l’entendis gueuler : — Madame Pelletier ! Ah ! Pardon ! Madame Le Pelletier ! Vous me dites que votre voisin a chassé votre biquette de son jardin. Il ne l’a pas tuée, alors ! Elle vous fonce dessus quand on s’approche ? Il a bien fait de prendre son balai ! À sa place, j’en aurais fait autant !… Mais je suis un homme comme les autres ! Quand une bestiole à cornes me menace… Mais si, elle aura encore du lait ! Ce ne sont pas les choux qu’elle a mangés ou un petit coup de balai de rien du tout qui vont la rendre malade… Elle boude ! Elle se sent dans son tort. J’ai déjà vu des cas comme ça… Oui, vous avez raison… Gardez-la dans son enclos… Au revoir, madame Pelletier ! Vous allez me dire que j’invente, que la Brigade Criminelle a autre chose à faire que de régler des problèmes de voisinage. Je n’exagère pourtant pas. Tournebise ramasse toujours des histoires comme celle-là, on ne sait pas pourquoi. Il les traite avec le plus grand sérieux. Sa patience fait merveille. Et notre divisionnaire, le commissaire Cazaubon, ferme les yeux. Il pense qu’avec ses histoires de vieilles dames, comme il dit, mon collègue exerce ses dons de compréhension d’autrui. « C’est précieux pour la Brigade, Alban », m’a-t-il dit il y a peu de temps. « Rappelle-toi comme il s’y est pris pour faire avouer à Guérini qu’il avait tué sa grand-mère ! Tout en douceur ! » Quoi qu’il en soit, j’en avais ras la patate des dons de Tournebise ! La tête comme une citrouille, même. Quand je pense à cette période d’automne, ça me donne le bourdon. J’attendais un été indien, vous comprenez ? De la pluie et encore de la pluie, c’est tout ce que nous avons récolté pendant le mois de septembre… Et octobre… pas beau non plus. Après, j’ai eu la grippe. Le commissaire, non. Avec mes collègues Tournebise et Guillou, il a fait tout le boulot à ma place. Ça me rendait encore plus malade. Ensuite, il est parti, je me croyais guéri, j’avais des intuitions géniales, assis dans mon bureau, mais en réalité, je foirais tout ce que j’avais à faire. Jusqu’à ne pas voir la réalité, alors que Tournebise et Guillou tournaient comme des chiens de chasse dans les rues de Vannes, le nez sur la trace de six personnes disparues. Marie Lafitte,1 la femme du commissaire, elle, n’a pas eu la grippe non plus, j’aime mieux vous dire ! Elle était attirée comme un aimant vers Port Haliguen où elle avait passé des jours heureux dans son enfance. Invitée à visiter là-bas un site archéologique par une collègue de l’Institut des Sciences Mérovéennes, elle rêvait du moine Bodéan, bâtisseur illustre sous Pépin le Bref. La personnalité de ce religieux rebelle, qui détournait les règles de sa communauté pour mieux répandre son art, l’enchantait. Bref, quand sa collègue archéologue a disparu, elle aussi, elle s’est mise en chasse, que voulez-vous… J’ai essayé de la dissuader de se mêler de cette affaire qui relevait de la gendarmerie de Quiberon. Mes avertissements n’ont servi à rien, au bout du compte… C’est Sarah, ma toute douce moitié, la prunelle de mes yeux, ma noix de cajou, mon émeraude précieuse qui m’a conseillé d’écrire ce qui s’est passé à cette époque. Écrire, ça enlève les toiles d’araignées, selon elle. C’est donc pour elle et pour moi que je raconte l’affaire de Port Haliguen. 1 Lafitte : du nom de son premier mari, Jean-Edmond Lafitte, mort quelques années auparavant.
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