ICe soir-là, Marie Lafitte, en rentrant chez elle était fatiguée de sa journée à l’Institut.1
À la demande du directeur, elle avait organisé ce jour-là un séminaire sur la reconnaissance automatique des formes en peinture, à l’intention des historiens de l’art du Grand Ouest. La préparation de cette rencontre avait été une affaire diplomatique incroyable, qui devait ménager les susceptibilités. Il ne fallait pas que les informaticiens accablent les historiens de l’art de termes techniques, mais il était nécessaire aussi de préserver les informaticiens de la morgue de certains spécialistes des musées.
Les conférences avaient été intéressantes. Certains experts en tableaux avaient clairement défini l’aide qu’ils attendaient des informaticiens. Le plus souvent, ils espéraient que l’automate les aiderait à établir une grille assez fine de variations possibles de formes peintes, à une époque donnée ou chez un artiste déjà connu, en vue d’enrichir et de rendre plus objectifs les moyens de reconnaissance des faux en peinture. D’autres étaient sceptiques, bien sûr, et insistaient sur la lourdeur et la rigidité de l’outil informatique face à l’expertise humaine qu’ils disaient souple et pratiquement infaillible.
Elle avait réussi à étouffer dans l’œuf quelques amorces de querelle entre spécialistes. Bizarrement, les accrochages concernaient surtout le vocabulaire utilisé par les uns et les autres2, jamais les questions de fond. Ça l’exaspérait.
Elle décida d’oublier tout ça et d’aller se faire couler un bain avant le dîner.
Quand elle entra dans la baignoire, l’eau était à peine trop chaude, c’est-à-dire délicieuse. La tête bien calée, détendue, elle s’assoupit…
*
En rêve, elle se voyait, enfant, avec ses parents, ses frères et sa sœur, découvrant la salle de bains de la nouvelle maison.
La pièce avait un parquet ciré, une grande fenêtre qui donnait sur le jardin, un voilage léger et brodé. La baignoire en métal émaillé blanc trônait sur ses pieds griffus. Les robinets…
— Je ne croyais pas qu’on pouvait encore trouver des robinets comme ça, dit maman.
Comme découragée, elle s’assit brusquement sur la chaise cannée peinte en blanc.
Elle attendait le cinquième, Charles. Papa avait dit que ce serait le dernier, et le plus terrible de tous. On a su après qu’il avait raison.
— Regardez, mes enfants, comme c’est joli, ce meuble de toilette, dit papa. Le dessus est en marbre.
— Il n’y a pas de douche, dit Arnaud.
— On en installera une.
— Mais on éclaboussera le parquet ciré. Après, on se fera gronder.
Il avait l’esprit chagrin.
— Vous ferez attention, c’est tout, dit papa fermement. Tu n’es pas content, Arnaud, d’avoir une grande chambre pour toi tout seul au second étage ?
*
Une fois de plus, ils avaient déménagé de leur location meublée, emportant le portrait de l’arrière-grand-mère, le semainier marqueté, l’argenterie et les vélos.
C’était à peu près tout ce qu’ils possédaient, avec la vieille Citroën.
Ils venaient d’arriver dans la maison de Port Haliguen que les parents avaient achetée. Pour une bouchée de pain, avaient dit ces derniers à oncle Pierre au téléphone. Elle était grande et remplie de meubles d’un autre âge. Ça les arrangeait. Ils auraient enfin une base à eux entre deux garnisons, sans avoir à l’installer.
— Tu vas vraiment aller à l’école la semaine prochaine ? demanda Marie à papa pour la centième fois.
— Mais oui, comme toi. Tu m’aideras à préparer mon cartable, ma puce.
Il avait expliqué qu’il irait à l’École de Guerre3 à Paris avant de prendre son commandement à Rennes. Ça la tracassait, plus que le déménagement. Dans les livres, la guerre, ça dure au moins cent ans. Il n’y a pas de vacances. On ne le verrait plus. Le nom de la maison l’inquiétait aussi. Ça s’appelait la Pointe du Boucher. Le jardin immense était prolongé par un terrain vague qui s’étendait dans le Bois d’Amour. Et puis il y avait cette odeur… Les Autres4, surtout Arnaud, son frère aîné, s’étaient moqués d’elle quand elle avait dit que ça sentait bizarre. Maman, de toute façon, avait tout le temps mal au cœur. Elle dit à Marie :
— Il n’y a pas beaucoup d’enfants qui ont un aussi grand jardin.
*
Elle se vit encore en rêve, assise un soir sur une des marches de l’escalier. Elle voyait briller dans l’obscurité la boule de cuivre au bas de la rampe en acajou foncé.
En bas, la porte du petit salon était ouverte. Les parents discutaient.
— Je suis allée à la mairie, disait maman. Le projet de centre commercial n’est pas définitivement abandonné. S’il aboutit, nous serons peut-être expropriés. Les promoteurs doivent être fascinés par notre terrain vague. Et les indemnités… Vu le prix…
— Le notaire m’a pourtant juré que toute la zone du Bois d’Amour est inconstructible, à part le bout du jardin, dit papa. Si on a payé l’ensemble si peu cher, c’est à cause de…
— Chut ! Si les enfants entendaient… Le POS5 peut être modifié. Le maire a tout pouvoir.
— Oui, mais il est opposé au projet de centre commercial. À la dernière élection, il a promis l’arrêt de toute construction dans le Bois d’Amour. L’opposition a fait tout un foin, mais…
— C’est peut-être parce qu’il y a un litige, justement, que la maison a été bradée… pas seulement parce que…
Marie s’étendit sur la marche du haut, ferma les yeux…
Un litige ? Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
Elle n’en avait jamais vu. Pourtant, le moment venu, elle le reconnut immédiatement.
Elle avait creusé partout, elle avait essayé de gratter la terre dans le terrain vague au bout du jardin. Mais le sol était trop dur. Mops, le fox-terrier de papa, qui la suivait partout, avait renoncé à l’aider.
Dans le jardin, près du vieux puits que papa lui avait interdit d’approcher, elle arriva à enfoncer sa petite pelle. Au bout d’un moment, la terre, qu’elle avait rejetée sur le côté, formait un tas plus haut qu’elle. Ce n’était pas comme dans un cimetière. Au fond du trou, d’un sac brun, long et rugueux, dépassait une main grise… Celle du litige…
— Que fait ma puce dans l’escalier ? dit papa. Elle a les pieds tout froids.
Il l’avait portée dans son lit.
Le lendemain, elle s’était précipitée près du puits. Le tas avait disparu. La terre était humide autour de la margelle. Il y avait des traces de pas comme si on l’avait tassée…
*
Marie se réveilla brusquement. Elle avait froid maintenant, l’eau du bain était à peine tiède.
Tout en se séchant et se rhabillant, elle réfléchissait à son rêve. C’était idiot. Elle-même était la cinquième et la dernière des enfants, née après son frère Charles, son presque jumeau. Donc elle n’avait pas pu assister à cette scène dans la salle de bains. En outre, elle savait que l’épisode de l’École de Guerre s’était passé bien avant sa naissance. La petite fille du rêve devait être sa sœur Solange… Oui, mais est-ce possible de rêver à la place de quelqu’un d’autre ?
« Et cette histoire de litige… Encore une connerie de ton imagination, Lafitte… Dépêche-toi de préparer le dîner. »
Haussant les épaules, elle se dirigea vers la cuisine. Malgré tout, elle pensait encore à la maison de Port Haliguen. Pour les plus jeunes, elle et son frère Charles, c’était la maison de famille. Ils y avaient passé une bonne partie de leurs étés.
Après la mort des parents, Arnaud, l’aîné, avait essayé de la garder, pour qu’elle reste dans la famille. Mais c’était loin de l’endroit où il travaillait et il y avait des travaux énormes à faire. En accord avec ses frères et sœurs, il l’avait vidée avec Ludovic, le cadet, entassant ensuite dans son grenier les meubles et les objets dont aucun des enfants ne voulait se séparer. Quelques semaines après, la maison avait été vendue avec les terrains autour.
Aucun d’entre eux n’était retourné voir ce qu’elle était devenue et personne n’en parlait jamais. C’était trop… douloureux. « Arrête d’y penser, Lafitte… La vente de la propriété t’a facilité l’achat de ton premier logement. Aux Autres aussi, non ? C’était mieux que de faire de gros emprunts… Les parents auraient approuvé… D’ailleurs, maman disait toujours qu’elle était laide, cette baraque… »
Quand son mari, le commissaire Cazaubon, arriva, elle était installée dans le gros fauteuil du salon. Elle feuilletait un album de photos.
Il s’approcha, lui enleva l’album des mains, la souleva et la prit dans ses bras.
— Marie ! Vous avez l’air si mélancolique ! Qu’est-ce que c’est que ces photos ? Je ne les ai jamais vues.
— Elles ont été prises par les parents à Port Haliguen.
Il portait une barbe noire très courte. Elle posa une main sur sa joue :
— On les regardera ensemble tout à l’heure, si vous voulez, Commissaire. Venez dîner ! C’est prêt ! Un gratin de courgettes et du filet mignon. J’ai mis de l’ail. Ça vous ira ?
1 Marie Lafitte dirige un laboratoire d’informatique à l’Institut des Sciences Mérovéennes de Vannes et y assure un enseignement destiné aux chercheurs et étudiants en sciences humaines.
2 Note d’Alban : je ne vais pas entrer dans ces querelles, mais vous citer un exemple, le mot « attribut. » Bien des informaticiens ne l’utilisent guère ou bien l’entendent au sens vague de trait descriptif. Dans plusieurs domaines, dont l’iconographie religieuse, il a le sens exclusif d’emblème, de trait distinctif permettant aux historiens d’art de reconnaître un personnage ou sa fonction. Par exemple, la tiare est l’attribut du pape.
3 Ancien nom du Collège Interarmées de Défense (CID), qui prépare les officiers supérieurs à de hautes responsabilités.
4 Dans le jargon de Marie, ses frères et sa sœur.
5 POS : Plan d’occupation des Sols. Remplacé aujourd’hui par le PLU, Plan Local d’Urbanisme.