IILe lendemain était un vendredi. Marie se sentait toute légère d’avoir derrière elle la journée du séminaire et son organisation et partit travailler avec entrain.
Elle trouva immédiatement une place de parking dans la rue et s’avança vers l’entrée de l’Institut avec sa petite chienne Mathilde.
Suivant un rite immuable, elle s’arrêta pour saluer un clochard, qui s’installait le matin sur le trottoir avec son chien hirsute appelé Joli Cœur. Elle avait secrètement baptisé l’homme Charlie parce qu’il avait les yeux clairs, les cheveux épais et le sourire irrésistible de Charlie Chaplin.
Ils parlèrent cinq minutes. Pendant que Charlie exposait ses vues sur la formation du nouveau gouvernement et Marie les siennes, les deux chiens jouaient. Elle déposa enfin une petite pièce dans la soucoupe sur le trottoir, appela Mathilde et repartit.
Quand elle arriva dans son bureau, une visiteuse l’attendait : Aline Denuzière, une archéologue de l’Institut qui lui avait demandé de l’aider à dater des objets carolingiens1 du Musée d’Archéologie par des méthodes informatiques2. C’était une jolie femme brune et vive, assez petite, d’environ quarante-cinq ans.
Il s’agissait d’une collection d’armes et de fibules – agrafes qui servent à attacher un vêtement – trouvées en 1930 par des archéologues amateurs. Elles provenaient du Morbihan et de la Loire-Atlantique.
Marie était contente de cette collaboration. Ça lui permettait de se glisser à nouveau dans un domaine de recherche qui lui était familier.
Elle se demandait pourtant si Aline, qui venait de passer une thèse sur le renouveau culturel et religieux à la fin du VIIIe siècle, avait raison de s’acharner sur ces objets dont le contexte était à peine connu.
Elle avait l’air tout excitée ce matin-là.
Elle tendit à Marie une pile de feuillets et dit :
— J’ai fini de remplir les fiches descriptives des armes ! Je suis prête à les entrer sur votre machine si vous me montrez comment faire ! Mais il vaudrait peut-être mieux que vous y jetiez un coup d’œil avant…
— Bravo ! Je suis sûre que vous y avez travaillé des week-ends entiers !
— Ah oui ! Mon mari est furieux ! Mais pendant la semaine, j’ai mes cours, les prospections sur le terrain. Et je passe mes soirées en bibliothèque…
Marie s’aperçut brusquement qu’Aline, qu’elle n’avait pas rencontrée depuis un mois, avait changé. Ses yeux étaient fiévreux. Son teint, habituellement lumineux, était pâle.
— Vous avez maigri ! dit-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’ai eu la grippe.
— Il faut ralentir le rythme ! Une grippe, c’est…
Aline fit un geste comme pour balayer les objections et dit :
— Vous avez lu le livre que je vous ai prêté sur les cartulaires3 carolingiens ?
— J’ai commencé. J’en suis au troisième chapitre, qui concerne une abbaye en Corrèze.
— Bon ! Figurez-vous que j’ai trouvé à la bibliothèque un texte législatif de Pépin le Bref concernant Allaire, près de Redon.
— L’église d’Allaire ! dit Marie. Est-ce qu’il n’y a pas des traces de l’époque carolingienne là-bas ? Oui… Des bénitiers et je ne sais quoi encore… J’y suis allée avec mon mari.
— Exactement ! Le texte que j’ai trouvé est obscur, mais il fait allusion au cartulaire de l’abbaye de Saint-Eutrope, entièrement disparue aujourd’hui. Saint-Eutrope est un bourg près d’Allaire. D’après le texte, les moines de Saint-Eutrope qui dépendaient d’Allaire, avaient pour mission d’aller évangéliser la « terre qui est de l’autre côté de la petite mer » – en latin « terram ultra mare parvum ».
— Le golfe du Morbihan ? Alors il s’agirait d’Étel ? Ou de la presqu’île de Quiberon ?
— Attendez, Marie ! Le texte de Pépin le Bref n’est pas très explicite. Son objet, apparemment, est de réprimander un certain abbé de Saint-Eutrope, appelé Bodéan qui ne remplissait pas avec suffisamment de zèle – minus diligenter – sa mission évangélique. C’était un artiste qui formait des sculpteurs renommés dans toute la région de Redon et jusqu’à Vannes : …Bodeanus, cujus sculptores illustrissimi sunt… Au lieu de convertir les gens, il montait des chapiteaux, cherchait la pierre et le bois pour ses sculpteurs… Et, tenez-vous bien, il est critiqué pour avoir bâti un vaste établissement « là où poussent les broussailles, en face de la mer… » Autrement dit…
— On l’accusait de prêcher dans le désert !
Aline hocha la tête en riant puis ajouta :
— Je crois que je viens de le trouver ! Dans la presqu’île de Quiberon ! Il fallait que je le dise à quelqu’un !
— Ce n’est pas possible ! C’est tout construit, par là ! Et les routes…
— C’est ce qu’on croit ! Regardez le relevé que j’ai fait avec mon étudiante de thèse, Sonia Mansart !
Elle sortit des documents de sa serviette et montra un plan et des photos.
Le plan était encore rudimentaire mais étonnant. Aline le commenta avec enthousiasme.
À travers les herbes folles, les ronces, les pins maritimes, les murets, les bosquets innombrables, on pouvait suivre le tracé d’un mur en pierre de vastes dimensions. Un autre tracé, rectangulaire, à l’intérieur du premier, indiquait peut-être une cour intérieure. Aux alentours apparaissaient une vingtaine de taches foncées, allongées ; au milieu, des trous de poteaux, un puits, les restes d’un escalier qui s’enfonçait dans la terre… « Peut-être plus ancien que le IXe siècle, tout ça », disait Aline avec assurance… « Il faut absolument que j’obtienne un relevé aérien… Avec un laser si possible… »
Marie était fascinée. Le téléphone sonna, elle répondit à regret. Pendant sa conversation, Aline rangea vivement ses documents. Elle avait l’air vaguement coupable.
Quand Marie posa l’appareil, elle lui dit :
— Pardonnez-moi ! Je vous fais perdre votre temps ! Mais en dehors de Sonia, personne ne sait rien de cette trouvaille ! Nous n’en parlerons que lorsque nous serons sûres de nous ! Vous comprenez, si le site est assez intéressant, Sonia va peut-être l’incorporer à son sujet de thèse sur l’architecture carolingienne. Mais en attendant… j’avais besoin d’une oreille impartiale !
— Comptez sur moi, je ne dirai rien à personne !
— Est-ce que ça vous plairait de voir le site ?
— Oh oui !
— Venez un samedi après-midi ! Comme j’habite tout près, on pourra boire un pot à la maison après la visite. Voici mon adresse.
Elle tendit sa carte à Marie et partit.
Le téléphone sonnait à nouveau. Marie mit la carte au fond de son sac. Sa journée commençait.
*
Après une matinée occupée à lire des rapports de recherche de ses collègues, elle alla promener Mathilde sous la pluie, puis elles remontèrent au laboratoire. Une fois séchées, elles partagèrent du fromage et des fruits.
Marie descendit ensuite à la cafétéria de l’Institut.
Il y avait beaucoup de monde. Elle trouva une petite table ronde déjà occupée par une jeune femme, blonde, aux beaux cheveux noués en queue-de-cheval et lui demanda poliment si elle pouvait s’asseoir en face d’elle avec sa tasse de café.
— Je vous en prie, asseyez-vous ! dit la jeune femme qui guettait en direction de la porte.
— Mais si vous attendez quelqu’un…
— Non, non !
Quand Marie repartit, elle croisa un homme d’une cinquantaine d’années dont les vêtements élégants tranchaient avec le négligé habituel des chercheurs de l’Institut. Une chemise rose avec une cravate et un complet gris, un manteau d’alpaga, des chaussures anglaises… « Une cravate, à l’Institut ! » se dit Marie, incrédule. « Ça va me porter chance pour toute la journée. »
Elle se dirigea vers l’ascenseur, poireauta un bon moment devant les portes. Au moment où elles s’ouvraient, deux personnes se précipitèrent et entrèrent avec elle. C’était le monsieur élégant qu’elle avait croisé, accompagné de la jeune femme de la cafétéria. Ils ne prêtèrent aucune attention à elle.
— Comment la trouves-tu ? demanda l’homme.
— Comme d’habitude. Un peu excitée peut-être, mais il y a de quoi.
— Une maniaco-dépressive… Je viens la chercher pour être sûr qu’elle ira à son rendez-vous chez Le Hélec. Elle est imprévisible.
— Elle est à la bibliothèque. Tu la trouveras bien ? Attention ! C’est là que tu descends !
L’ascenseur s’arrêta. L’homme sourit à la jeune femme et sortit après avoir salué Marie.
*
Le reste de la journée fut consacré à une réunion de chercheurs qui dura deux heures, puis Marie s’attaqua aux fiches descriptives des armes apportées par Aline.
Chaque fiche était accompagnée d’une photo et de commentaires. Quand elle eut examiné toute la pile, elle était pleine d’espoir. Bien sûr, il faudrait une ou deux séances de travail avec Aline pour homogénéiser les termes descriptifs. Mais Aline n’était pas comme les historiens de l’art du séminaire de la veille. Elle n’avait pas le culte du jargon archéologique et recommencerait le travail autant de fois qu’il le fallait…
Marie regarda son agenda. Pas trop rempli… « Une fois les fiches correctes, c’est moi qui les entrerai sur le gros ordinateur du sous-sol », se dit-elle en partant.
1 Relatif à la lignée issue de Charles Martel (vers 685-741). Il eut pour fils Pépin le Bref (714-768), père de Charlemagne (Carolus Magnus), empereur d’Occident en l’an 800, qui a donné son nom à la dynastie carolingienne.
2 Il ne s’agit pas à proprement parler de datation mais plutôt de sériation. L’ordinateur permet d’ordonner les objets suivant un axe ou dans un espace où les objets les plus ressemblants sont les plus proches et où les moins ressemblants sont les plus éloignés. La distance entre les objets est calculée sur la base d’un coefficient de ressemblance en fonction du nombre et de l’importance de leurs caractéristiques communes. À l’archéologue ensuite d’interpréter la sériation en termes de chronologie, de diffusion géographique etc.
3 Cartulaire : recueil de textes relatifs aux droits matériels d’un monastère ou d’une église.